Féminisme et capitalisme

Féminisme et capitalisme: une ruse de l'histoire

Nancy Fraser analyse les relations entre le féminisme de la seconde vague et l’histoire récente du capitalisme. Elle montre comment il a pu être partiellement récupéré par le néolibéralisme et s’efforce d’éclairer la position dans laquelle il se trouve  face à la crise actuelle du capitalisme.

Féminisme et capitalisme: une ruse de l’histoire

Par Nancy Fraser

Cahier émancipationS du journal solidaritéS numéro 187. Version pdf à télécharger en cliquant sur le lien suivant : cahierS émancipationS

Le féminisme de la seconde vague naît dans le contexte de ce que j’appellerai le capitalisme organisé par l’Etat. Ses développements ultérieurs sont marqués par le néolibéralisme montant, qui coïncide avec les succès indéniables du mouvement, mais aussi la convergence problématique de certains de ses idéaux avec les exigences de cette nouvelle forme de capitalisme – transnational, postfordiste et « désorganisé ». Le féminisme de la seconde vague aurait-il, sans le vouloir, fourni un élément clé de ce que Luc Boltanski et Eve Chiapello appellent « le nouvel esprit du capitalisme »? Enfin, dans le contexte actuel de crise capitaliste et de réalignement politique, est-il possible d’envisager la réactivation des promesses émancipatrices du féminisme ?

    Ce qui est nouveau dans le féminisme de la seconde vague, c’est sa façon de combiner la critique de ce que nous percevons aujourd’hui comme trois dimensions analytiquement distinctes – économique, culturelle et politique – de l’injustice de genre. Dans la décennie suivante, le tournant néolibéral, ces trois dimensions sont de plus en plus séparées l’une de l’autre, de même que de la critique du capitalisme. Cette dissociation rend possible l’intégration sélective et la récupération partielle de certains courants féministes par le néolibéralisme. Les espoirs de la seconde vague sont ainsi mobilisés au service d’un projet profondément opposé à la vision féministe plus large et holistique [totalisante, NDT] d’une société juste. Ruse de l’histoire, les utopies et les désirs trouvent une seconde vie au sein de courants qui légitiment la transition vers une nouvelle forme du capitalisme.

Le capitalisme organisé par l’Etat

La culture politique du capitalisme organisé par l’Etat peut être cernée par quatre caractéristiques, toutes ciblées par la critique féministe de la seconde vague :

1.  L’économicisme. Les questions sociales sont posées en termes de distribution, c’est-à-dire d’allocation équitable des revenus et de l’emploi?; les divisions sociales sont perçues au prisme des classes. La quintessence de l’injustice sociale, c’est la distribution économique injuste, l’inégalité de classe. Cet imaginaire marginalise et obscurcit les autres dimensions – non distributives – de l’injustice, ainsi que les autres formes de discrimination, notamment de genre.

2. L’androcentrisme. Le citoyen idéal est un travailleur mâle (de la majorité ethnique) qui gagne le pain de la famille. Son salaire est la plus grande part, si ce n’est la totalité du revenu de celle-ci; sa femme gagne un « complément ». Cette construction « genrée » du salaire familial fait fonction d’idéal social et fonde les politiques publiques relatives à l’emploi, à la sécurité sociale et au développement. Même si ce modèle ne correspond pas à la réalité de nombreuses familles (pour qui un seul salaire ne suffit pas), il fixe une norme et permet de discipliner les personnes qui ne s’y conforment pas. Il dissimule l’importance sociale du travail domestique et reproductif, naturalise l’injustice de genre et n’en autorise aucune contestation politique.

3. Etatisme. L’éthique technocratique et managériale dominante fait appel à des experts pour déterminer des politiques, ainsi qu’à des organes bureaucratiques pour les mettre en œuvre; elle traite leurs destinataires en client·e·s, en consommateurs·trices ou en contribuables, non en citoyen·ne·s actifs. Elle est dépolitisée et réduit les enjeux de justice à des questions techniques. Loin d’être investis du pouvoir d’interpréter leurs propres besoins, de débattre politiquement et de contester les mesures adoptées, les citoyen·ne·s ordinaires sont perçus au mieux comme récipiendaires passifs de prestations définies et distribuées pour elles-mêmes.

4. Westphalianisme1. Le capitalisme d’alors mobilise l’aptitude de l’Etat à soutenir le développement économique sur le terrain national. Il considère ce domaine comme l’unité où les questions de justice doivent être traitées. Pour autant, il requiert une structure internationale, par ex. les régulations de Bretton Woods, qui repose sur des Etats territoriaux vivant côte à cote. Les normes contraignantes s’appliquent dans le cadre des Etats et ne concernent que leurs citoyen·ne·s, canalisant les revendications de justice vers l’arène politique intérieure. En dépit des discours sur l’universalité des droits humains ou sur la solidarité anti-impérialiste, cette perspective a pour effet de marginaliser (voire de cacher) l’injustice transnationale.

La critique féministe

Comme les autres mouvements sociaux des années 68, le féminisme de la seconde vague, critique ces quatre caractéristiques du capitalisme organisé par l’Etat :

1. L’économicisme. Il refuse la perception exclusivement quantitative de l’injustice de classe en tentant de dépasser cet imaginaire restreint. Politisant le personnel, il étend la signification de la justice et réinterprète les inégalités sociales négligées, tolérées ou rationnalisées depuis des temps immémoriaux comme des injustices. Rejetant la focalisation du marxisme sur l’économie politique et celle du libéralisme sur la loi, il dévoile les injustices dans la famille, les traditions culturelles, la société civile et la vie de l’Etat. Ce faisant, il multiplie les lignes de clivage sociales porteuses d’injustices, rejetant la primauté des classes.

    En même temps, les féministes socialistes, noires [Black feminism NDT] ou anti-impérialistes refusent de donner au genre le statut privilégié que les marxistes donnaient aux classes. S’intéressant à son articulation avec la classe, la « race », la sexualité et la nationalité, ils sont les pionniers d’une alternative intersectionniste, largement acceptée aujourd’hui. Le féminisme de la seconde vague étend ainsi le concept de justice à certaines questions, considérées avant cela comme privées : sexualité, travail domestique, reproduction, violence contre les femmes, etc. Il s’intéresse aux inégalités économiques comme aux hiérarchies de statuts et de reconnaissance (d’expression et de pouvoir politiques).

    Il substitue à la vision économiciste réductrice de la justice une vision tridimensionnelle qui intègre l’économie, la culture et le politique. Au lieu de multiplier les revendications spécifiques, il tente d’articuler les nouvelles discriminations mises au jour et développe une conception systémique de la subordination des femmes. Il débat de la caractérisation de cette totalité sociale : patriarcat, système capitaliste et patriarcal, système monde androcentrique et impérialiste, etc. La plupart des féministes de la seconde vague – à l’exception des féministes libérales – estiment qu’un bouleversement radical de la totalité sociale sera nécessaire pour dépasser la subordination des femmes.

2. L’androcentrisme. Le féminisme de la seconde vague participe du radicalisme des années 68 et entretient des relations étroites avec d’autres mouvements émancipateurs?; en revanche, l’injustice de genre n’est pas vraiment une priorité pour les militant·e·s non féministes de la nouvelle gauche et pour les anti-impérialistes. En critiquant l’androcentrisme du capitalisme, le féminisme de la seconde vague doit se confronter au sexisme de la gauche en restant un peu extérieur à elle. Pour un temps, les féministes socialistes parviennent à maintenir cet équilibre délicat : elles situent le cœur de l’androcentrisme dans une division genrée du travail, qui dévalue systématiquement les activités – rétribuées ou non – des femmes.

    Elles mettent au jour les liens structurels entre la prise en charge de l’essentiel des travaux de soin non payés par les femmes, leur subordination dans le mariage et la vie personnelle, la segmentation du marché du travail selon le genre, la domination masculine du système politique et le biais androcentrique de l’Etat social, des politiques industrielles et des modèles de développement. Elles montrent que le salaire familial est le point de convergence d’une distribution de ressources, d’une représentation et d’une reconnaissance qui opère au détriment des femmes. Cette critique intègre l’économie, la culture et la politique dans une perception systémique de la subordination féminine.

3. L’Etatisme. Comme leur alliés de la nouvelle gauche, les féministes refusent l’esprit bureaucratique managérial du capitalisme, auquel elles appliquent une analyse de genre. Pour elles, la culture verticale de ses grandes institutions est le reflet d’une masculinité modernisée. En développant un esprit horizontal, fondé sur des relations de sororité, elles créent des pratiques organisationnelles nouvelles qui visent à la prise de conscience. En essayant de briser la profonde division étatiste entre théorie et pratique, elles se présentent comme un mouvement contre-culturel, anti-hiérarchique et participatif visant la démocratisation.

    Les universitaires, juristes et travailleuses sociales féministes s’identifient plus avec le mouvement de base qu’avec l’expertise dépolitisée. Pourtant, la plupart d’entre elles ne rejettent pas les institutions étatiques en tentant de leur communiquer des valeurs féministes. Elles envisagent un Etat démocratique participatif qui donne le pouvoir à ses citoyen-nes. En ré-imaginant effectivement les relations entre l’Etat et la société, elles cherchent à transformer les destinataires passifs des politiques sociales et de développement en sujet-tes actifs. Leur but est moins de démanteler les institutions, que de les transformer en agents capables de promouvoir et d’exprimer une justice de genre.

4. Westphalianisme. Le féminisme de la seconde vague est plus ambivalent sur ce point. Vu son origine dans les mobilisations contre la guerre du Vietnam, il est sensible aux injustices transnationales, spécialement dans le monde en développement, où les critiques de genre sont étroitement liées aux critiques anti-impérialistes. Mais partout, il considère son propre Etat comme le principal interlocuteur. Dans ce contexte, le slogan « la sororité est globale » fonctionne plus comme une proclamation abstraite que comme un projet politique post-wesphalien pratiquement réalisable.

    Le féminisme de la seconde vague est porteur de nuances et sophistiqué. En rejetant l’économicisme, il ne met jamais en cause la centralité de la justice distributive et de la critique de l’économie politique. Loin de chercher à minimiser la dimension économique de l’injustice de genre, il vise à l’approfondir en en clarifiant les relations avec la culture et la politique. De même, en rejetant le caractère androcentrique du salaire familial, il ne cherche jamais à le remplacer par l’exigence de deux salaires pour la famille.

    Pour dépasser l’injustice de genre, il exige la fin de la dévalorisation systématique des taches de soin, et donc de la division sexuée du travail – payé et non payé. Enfin, en rejetant l’étatisme, il ne met jamais en cause le besoin de fortes institutions politiques, capables d’organiser la vie économique au service de la justice. Loin de vouloir libérer le marché du contrôle étatique, il s’efforce de démocratiser le pouvoir d’Etat en maximisant la participation citoyenne, de renforcer la transparence et d’accroître les flux de communication entre Etat et société. Il se revendique d’un projet d’émancipation plus large, où le combat contre l’injustice de genre est lié aux luttes contre le racisme, l’impérialisme, l’homophobie et la domination de classe, qui nécessitent toutes une transformation profonde de la structure de la société capitaliste.

«?Liaisons dangereuses »avec le néolibéralisme

L’émergence du féminisme de la deuxième vague coïncide avec le passage du capitalisme organisé par l’Etat au néolibéralisme. Alors que le premier entendait employer moyens politiques et pouvoir d’Etat pour contrôler les marchés, le second propose d’utiliser les marchés pour contrôler la politique. Le féminisme de la deuxième vague prospère dans ces nouvelles conditions : issu d’un mouvement contre-culturel radical dans le contexte du capitalisme organisé par l’Etat, il devient un phénomène social de masse touchant toutes les classes sociales, origines ethniques ou nationales, couleurs politiques ou idéologiques. Aux USA, avec les conservatrices ou les chrétiennes fondamentalistes, il n’est plus l’apanage de la gauche. Les idées féministes ont fait leur chemin, transformant la perception de soi de celles et ceux qu’elles touchaient. Les rangs des militantes se sont massivement élargis?; les perceptions de « sens commun » de ce que sont la famille, le travail et la dignité ont été redéfinies.

    Pourquoi le féminisme de la deuxième vague et le néolibéralisme se sont-ils développés côte à côte ? Existe-t-il une affinité élective perverse entre eux ? En réalité, la mise en cause de l’Etat social et « développementiste » a transformé le terrain sur lequel le féminisme s’affirmait. Revisitons les quatre thèmes abordés précédemment.

1. Economicisme. Avec la montée du néolibéralisme, les revendications de justice sont de plus en plus présentées comme des aspirations à la reconnaissance d’identités et de différences. Glissant du domaine de la redistribution vers celui de la reconnaissance, elles contribuent à transformer le féminisme de la seconde vague en une variante de politique identitaire, tendant à survaloriser la critique de la culture par rapport à celle de l’économie politique. Dans le domaine académique, la théorie culturelle fait de l’ombre à la théorie sociale féministe. Ainsi, plutôt que d’arriver à une compréhension plus riche, qui lie les problématiques de redistribution et de reconnaissance, le féminisme troque un paradigme unilatéral pour un autre, rompant avec son aspiration à l’égalitarisme. Il tend à « absolutiser » la critique de la culture, au moment précis où une attention redoublée aurait dû être portée à la critique de l’économie politique.

    Tandis que les différents aspects de la critique féministe se dissocient, l’approche culturelle se trouve coupée, non seulement de l’approche économique, mais aussi de la critique du capitalisme qui les avait réunies. Disponible à d’autres articulations, il est dès lors exposé à ce que Hester Eisenstein qualifie de « liaisons dangereuses » avec le néolibéralisme.

2. Androcentrisme. Pour Boltanski et Chiappello, le capitalisme se réinvente à l’occasion de ruptures historiques en récupérant des courants critiques d’opposition: il les « re-signifie » pour légitimer ses formes émergentes. Le nouvel esprit qui a permis de justifier le capitalisme flexible de notre temps est ainsi façonné en partant de la critique « artistique » de la nouvelle gauche au capitalisme organisé par l’Etat, qui dénonce le conformisme culturel des multinationales. C’est avec des accents soixante-huitards que les théoricien·ne·s du management néolibéral mettent en avant un nouveau projet « connexionniste » dans lequel les hiérarchies organisationnelles rigides et verticales sont remplacées par des équipes horizontales et des réseaux flexibles sensés libérer la créativité des individus. D’où la nouvelle romance du capitalisme qui glorifie les start-up high-tech de la Silicon Valley et trouve son expression la plus avancée dans la culture Google.

    Cette thèse échoue cependant à embrasser tout l’esprit du capitalisme néolibéral, parce qu’elle fait l’impasse sur la dimension de genre. Elle saisit la romance masculiniste de l’individu libre et auto-déterminé, mais néglige Walmart, les maquiladoras et le micro-crédit. Pourtant, le capitalisme néolibéral désorganisé ne repose-t-il pas largement sur une main d’œuvre féminine ? Ne mine-t-il pas le modèle du salaire familial, qu’il remplace par la norme plus « moderne » des deux salaires par famille – des salaires aux rabais, des emplois précarisés, avec une qualité et un niveau de vie péjorés; des temps de travail salarié accrus par ménage, des horaires dérégulés (à deux, trois ou quatre équipes)?; un accroissement du nombre de familles monoparentales avec une femme à leur tête, etc.

    Le féminisme de la seconde vague fournit involontairement l’un des ingrédients clés du nouvel esprit du capitalisme. La dimension éthique de ses luttes quotidiennes attire, d’une part, les cadres des classes moyennes, déterminées à faire sauter le « plafond de verre »?; de l’autre, les employées temporaires et à temps partiel, les domestiques, les travailleuses du sexe, celles des zones économiques spéciales, les migrantes, les débitrices de micro-crédits, etc. Toutes aspirent à des revenus convenables, à la dignité et à l’émancipation. Mais leur rêve d’émancipation est mis au service de l’accumulation du capital: la critique féministe du salaire familial sert à justifier la valorisation capitaliste du travail salarié.

3. Etatisme. La critique féministe de l’Etat social paternaliste est instrumentalisée pour justifier celle de l’Etat-nounou, défendu par Margaret Thatcher. Aux Etats-Unis, des féministes impuissantes ont ainsi vu Bill Clinton transformer leur critique nuancée d’un système d’assistance stigmatisant et sexiste en plan de suppression du système fédéral d’assistance publique. Dans les pays postcoloniaux, la critique de l’androcentrisme nourrit l’enthousiasme pour les ONG qui occupent l’espace abandonné par l’action publique, dépolitisant la base et biaisant l’agenda des organisations féministes pour répondre aux préférences des pourvoyeurs de fonds du Nord. Ces ONG « bouche-trous » ne contribuent que très peu à résister au déclin de l’Etat, ni n’aident à construire une action publique efficace.

    Le micro-crédit illustre ce dilemme : jouant avec les valeurs féministes d’autonomie et de participation contre la passivité nourrie par la bureaucratie, ses architectes construisent un modèle d’auto-assistance individuelle, de réseautage communautaire, de mécanismes de marché et de supervision des ONG pour combattre la pauvreté et la soumission des femmes. Ses résultats sont spectaculaires… en termes de remboursement des prêts, occultant l’abandon des efforts macro-structurels publics contre la pauvreté.

4. Westphalianisme. Dans le nouveau contexte de la globalisation, l’Etat national et territorial n’est plus la seule cible légitime des revendications et des luttes pour la justice. Les féministes rejoignent ainsi les défenseur·e·s de l’environnement, des droits humains et les critiques de l’OMC, pour pointer des injustices transfrontalières négligées jusqu’ici en utilisant de nouvelles technologies de communication pour mettre sur pied des cadres de mobilisation transnationaux. Avec l’« effet boomerang », elles réussissent à embrigader l’opinion publique globale en ciblant des abus locaux et en dénonçant les Etats qui les tolèrent.

    Bloquées sur le plan national, nombre de féministes dirigent leur énergie vers des conférences internationales liées à l’ONU – Nairobi, Vienne, Pékin, etc. – pour répondre aux nouveaux régimes de gouvernance mondiale. Ce faisant, leurs campagnes se concentrent sur la violence et la reproduction, plutôt que sur la pauvreté, ratifiant une dichotomie datant de la Guerre froide entre droits civils et politiques d’une part, et droits économiques et sociaux de l’autre. Ces efforts privilégient la reconnaissance au détriment de la redistribution, tendant à l’« ONGification » de la politique féministe. L’élargissement du fossé entre la base et les femmes qualifiées donne aussi une importance accrue aux élites anglophones. Il en va de même de l’engagement féministe dans les institutions de l’UE, du fait de l’absence d’un mouvement à la base, féministe transnational et européen.

Féminisme et crise du capitalisme

D’un côté, le mouvement contre-culturel de la période antérieure se développe rapidement en répandant ses idées à l’échelle planétaire. De l’autre, les idées féministes connaissent une subtile transformation. Leurs critiques sont de plus en plus marquées du sceau de l’ambiguïté et susceptibles de servir aux besoins de légitimation d’une nouvelle forme de capitalisme qui construit un nouveau régime d’accumulation sur le travail salarié des femmes et tente de soustraire les marchés à toute régulation sociale pour opérer librement à l’échelle mondiale.

    Aujourd’hui, ce capitalisme-là se trouve peut-être au seuil d’une nouvelle vague de mobilisations visant une alternative – une nouvelle grande transformation, aussi massive et profonde que celle que j’ai décrite. Si tel est le cas, la forme de société qui en sortira sera l’enjeu de débats intenses, dans lesquels le féminisme aura son mot à dire, et ceci de deux façons et à deux niveaux: d’abord comme mouvement social qui veut s’assurer d’un régime nouveau qui institutionnalise l’engagement en faveur de la justice de genre, mais aussi comme discours réapproprié.

    Le féminisme est en effet devenu un signifiant creux – comme la « démocratie » – qui peut être et sera utilisé pour légitimer une variété de scénarios qui ne promeuvent pas la justice de genre. A mesure que le discours est devenu indépendant du mouvement, ce dernier a été de plus en plus confronté à son ombre, ce double étrange qu’il ne peut ni adopter ni totalement répudier. A ce propos, je pourrais évoquer la récente campagne électorale états-unienne de Sarah Palin… Et je pourrais en dire autant de Hilary Clinton.

    Que dire de ce dédoublement ? Est-il responsable du triomphe du néolibéralisme ? Nos idéaux sont-ils condamnés à être « re-signifiés » au profit du capitalisme ? Si le féminisme est un mouvement pour la justice de genre, sommes-nous assez conscientes du contexte historique actuel qui nous contraint à agir sur un terrain occupé par notre double ? Demandons-nous ce qui explique nos « liaisons dangereuses » avec le néolibéralisme. Avons-nous été la proie d’un séducteur opportuniste ? Le capitalisme peut-il instrumentaliser toute perspective d’opposition ? Le néolibéralisme a-t-il une « affinité élective » particulière avec le féminisme ?

    En réalité, si une telle affinité existe, elle est liée à la critique des formes anciennes d’autorité. A certains moments, comme partie des institutions sociales dans lesquelles les marchés étaient historiquement encastrés et qui en confinaient la rationalité économique, celle-ci a pu être un obstacle à l’expansion capitaliste. C’est pourquoi, les deux critiques de l’autorité traditionelle – féministe et néolibérale – ont pu converger. Pourtant, le féminisme conteste les formes post-traditionnelles de subordination de genre?; des contraintes sur la vie des femmes qui ne prennent plus la forme d’un assujettissement personnalisé, mais découlent de processus systémiques qui conditionnent abstraitement ou impersonnellement les actions d’un grand nombre de gens, notamment au gré des marchés. Aujourd’hui, elles devraient devenir la cible privilégiée de la critique féministe.

    Je ne plaide pas pour l’abandon de la lutte contre l’autorité masculine traditionnelle, mais veux rendre plus difficile le passage de cette critique vers son « double » néolibéral en reconnectant les luttes contre l’assujettissement personnalisé à la critique du système capitaliste qui, en promettant la libération des femmes, remplace un mode de domination par un autre.

    Le rejet du néolibéralisme offre la possibilité de réactiver les promesses d’émancipation du féminisme de la seconde vague en adoptant une vision tridimensionnelle de l’injustice qui intègre la redistribution, la reconnaissance et la représentation, dissociées dans la période précédente. Il faut reconnecter critique féministe et critique du capitalisme. La perspective d’une société post-néolibérale offre l’occasion de contester la jonction entre critique du salaire familial et capitalisme flexibilisé : le rejet de l’androcentrisme doit plaider pour une forme de vie qui valorise les activités non-marchandes, notamment le travail de soin. La crise du néolibéralisme permet de briser le lien entre critique de l’étatisme et marchandisation. Le thème de la démocratie participative amène à défendre de nouvelles formes d’organisation du pouvoir politique qui subordonnent le management bureaucratique au pouvoir des citoyen·ne·s, renforçant la puissance publique plutôt que de l’affaiblir. Avec le capitalisme globalisé, le pouvoir public ne peut se situer seulement à l’échelle des Etats territoriaux. Il faut donc contester le lien exclusif entre démocratie et communautés géographiquement circonscrites.

    C’est le moment pour les féministes de voir grand. Puisque l’offensive néolibérale a instrumentalisé nos meilleures idées, nous avons la possibilité aujourd’hui de les reprendre à notre compte afin d’infléchir la courbe des transformations en cours en direction de la justice de genre et de la justice sociale.

Transcription, traduction française et adaptation de notre rédaction d’après une conférence prononcée devant le Congrès de l’Association française de sociologie, le 17 avril 2009. Une version écrite de cette thèse a été publiée sous le titre « Feminism, Capitalism and the Cunning of History » par la New Left Review (nº 56, mars-avril 2009).


1 Ce terme derivé du Traité de Westphalie (1648), qui met fin à la Guerre de Trente ans et fonde l’Europe des Etats territoriaux modernes.