Plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme ?

Au moment où la crise financière du capitalisme atteint des proportions effrayantes, menaçant de précipiter le monde dans une dépression sans issue, les gouvernements paraissent largement démunis en raison d’un niveau d’endettement colossal et de taux d’intérêt pratiquement nuls, qu’il paraît impossible de réduire encore. Pour sortir de l’impasse, nous ne pouvons plus nous contenter d’expédients : il faut avoir l’audace de penser un changement de civilisation.

    En effet, l’impasse actuelle du capitalisme n’est pas un accident de parcours. Elle repose sur une contradiction insoluble : les revenus globalement disponibles pour satisfaire les besoins du plus grand nombre sont largement inférieurs aux capacités de production de l’économie mondiale. Et, cet écart croissant résulte directement de la progression des inégalités sociales, qui se traduit par une consommation anémiée des couches populaires et une faible incitation à investir dans l’économie réelle.

    D’où le recours chronique à l’endettement, qui a atteint partout la cote d’alerte, même pour la plus puissante économie du monde. Dans une conjoncture globalement mauvaise, qui fait douter des possibilités de plusieurs Etats de servir les intérêts de leurs dettes, sans parler de les rembourser intégralement, la question du défaut se pose ainsi de plus en plus sérieusement.

    C’est pourquoi les agences de notation révisent constamment à la baisse la crédibilité des dettes souveraines, les Etats-Unis venant de perdre le triple A de Standard & Poor’s. Il n’y a plus aujourd’hui que treize pays à disposer de la plus haute évaluation des trois principales agences de notation, et certains d’entre eux, comme la France et l’Angleterre, paraissent à terme menacés.

    Cette crise n’est pas seulement une récession comme tant d’autres. Elle marque le seuil d’une nouvelle période, où le spectre de la crise des années trente est de plus en plus évoqué. Le défaut de paiement de l’Espagne ou de l’Italie, voire l’explosion de la bulle immobilière chinoise auraient aujourd’hui des conséquences imprévisibles, plus graves encore que la faillite de Lehman Brothers qui a provoqué la panique financière de l’automne 2008.

    De surcroît, le danger imminent d’une Grande Dépression coïncide avec une crise sans précédent du modèle de croissance issu de la révolution industrielle, qui a connu son apogée dans les décennies d’après-guerre. Fondé sur une augmentation sans fin de la consommation de matières premières et d’énergies fossiles, il menace aujourd’hui la planète de pénuries graves et de perturbations climatiques majeures.

    Enfin, l’ordre politique international paraît de plus en plus instable et marqué par la tendance irrépressible des Etats les plus puissants à manifester leur suprématie par le déclenchement du « feu du ciel », provoquant ruines, destructions et exodes de populations au sol, dans des conditions toujours plus inhumaines. Les milliers de noyé·e·s africains qui ont tenté de fuir la Libye sur des embarcations de fortunes depuis quelques mois ne sont plus là pour en témoigner.

    Nous devons renoncer à un modèle économique et social fondé sur l’expansion permanente de la production et de la consommation matérielles. Sinon, le 21e siècle risque bien d’être un siècle de catastrophes climatiques et de guerres pour les ressources de plus en plus meurtrières. Mais une telle mutation n’est pas possible sans un changement de l’ordre social. Elle n’est pas compatible avec le maintien du capitalisme.

    Sortir de ce système implique la poursuite de la réflexion, la multiplication des expériences et l’approfondissement du débat dans un cadre collectif et international. Cela prendra des années, c’est certain. Pendant ce temps, il est de notre responsabilité de garder ouvert le plus large espace politique, à la gauche de la social-démocratie et des verts, fondé d’abord sur l’organisation d’une résistance large face à la régression sociale et écologique en cours.

    Dans cette période, la gauche combative doit rejeter absolument deux écueils. D’abord les postures de prophète, la logorrhée verbale, le repli sectaire et les logiques de chapelle (nous sommes les seuls à avoir raison). Ensuite, les illusions dans l’aménagement possible d’un capitalisme rose ou vert, qui conduit aujourd’hui la social-démocratie et les verts à accepter tous les plans d’ajustement structurels en Europe, et à plaider pour un « développement durable » aux frais des salarié·e·s, des usager·e·s, des contribuables et des consommateurs·trices.

    Le philosophe US Fredric Jameson a résumé un jour le drame de notre époque par cette formule lapidaire : « Il est plus facile de penser la fin du monde que la fin du capitalisme ». En d’autres termes, la crise de la gauche est largement liée à la crise de sa pensée « utopique », qui déteint sur le pessimisme ambiant. C’est sur ce terrain que le religieux fait irruption dans le politique : à défaut de penser le paradis sur cette terre, il le promet au moins au ciel

    Il est donc grand temps de construire aujourd’hui, dans la résistance à la démolition des régulations sociales et écologiques existantes, l’horizon d’une nouvelle civilisation, fondée sur la production de biens et de services utiles pour le plus grand nombre, décidée démocratiquement, visant à la réduction des inégalités sociales et des déséquilibres environnementaux à long terme. 

Jean Batou