Chili

Le néolibéralisme triomphant se fissure

Réflexions sur le Mai chilien

Depuis la fin du mois d’avril dernier, les étudiant·e·s chiliens se mobilisent par centaines de milliers contre l’un des systèmes d’éducation les plus rétrogrades du monde. Imposé par la dictature dans les années quatre-vingt, il n’a pas été remis en cause depuis. Pour financer les services publics dont la population a besoin, ils·elles en appellent à la renationalisation des mines de cuivre, avec l’appui des salarié·e·s. Laboratoire du néolibéralisme le plus brutal, le Chili de Pinochet n’en finit pas de peser sur les épaules des nouvelles générations. C’est pourquoi, le Mai étudiant chilien montre aujourd’hui à la jeunesse du monde entier, notamment à celle du Sud, que la régression sociale sans fin n’est pas une fatalité, à condition de lutter et de s’organiser pour refuser l’adaptation des forces de « gauche » aux diktats de l’impérialisme et des marchés (JB).

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Le 22 septembre 2011, costume sombre, cravate violette, chemise bleue clair, le président Sebastián
Piñera monte à la tribune de l’assemblée générale de l’ONU. Le chef du gouvernement chilien – et néanmoins entrepreneur multimillionnaire à succès – affiche un beau sourire. En ces temps de crise mondiale du capitalisme, il revendique une économie florissante, à l’aune d’un taux de croissance de plus de 6 % du PIB (début 2011). Durant son bref discours devant les principaux chefs d’État de la planète, il tient aussi à faire référence au conflit social pour l’éducation qui traverse son pays depuis plusieurs mois : «la course pour le développement et la bataille pour le futur, nous devons la gagner dans les salles de classe», assène-t-il. Il assure que son gouvernement cherche «à garantir l’éducation pour tous et une éducation gratuite pour tous ceux qui le nécessitent». Et si les jeunes chiliens luttent vaillamment, cela serait même la preuve de la bonne santé de la démocratie chilienne, tous mobilisés pour « une cause noble, grande, belle qui est celle de donner une éducation de qualité » au peuple. Magie du verbe politicien…

Qui croirait entendre le représentant d’une droite dure, de retour à la tête de l’État 20 ans après la fin de la dictature militaire (1989) et engagée, coûte que coûte, dans la continuité de cette «révolution» capitaliste imposée à feu et à sang sur les cendres de l’Unité populaire (1970-73) et le cadavre de Salvador Allende1. Du fin fond des quartiers, au coeur des innombrables marches qui agitent les villes du pays, parmi les dizaines de lycées, collèges et universités occupés, un tel discours est vécu comme une provocation de plus. Le pouvoir ne comprend pas ce qui sourd dans la société. Ou plutôt fait-il mine de ne pas comprendre. Le jour de cette intervention à l’ONU, manifestations et défilés hauts en couleur ont fait savoir à la Moneda (Palais présidentiel à Santiago) que le mouvement pour une éducation «gratuite, publique et de qualité» n’est pas mort. Le soir du 23 septembre, Camila Vallejo, l’une des dirigeantes de la Confédération des étudiant·e·s du Chili (Confech) remarquait, avec une certaine ironie, que le discours du président était plein de «contradictions, incohérences et inconsistances», au moment où celui-ci refusait toute négociation sérieuse et continuait à déployer son arsenal répressif.

Un mouvement social d’une ampleur historique

Depuis la première marche des étudiant·e·s universitaires et élèves du secondaire, le 28 avril dernier, les actions collectives n’ont pas faibli. Bien au contraire2. Durant tout le mois de mai, les expressions du mouvement se sont amplifiées. Le 12 mai, la première «grève nationale pour l’éducation» dépasse toutes les attentes. Le 21 mai, à Valparaiso, alors que le président de la République réalise – comme tous les ans – son bilan annuel devant la nation, des dizaines de milliers de personnes expriment leur colère. Progressivement, le mécontentement enfle. La popularité des «indigné·e·s» chiliens augmente. Ils·Elles sont 300 000 dans les rues le 30 juin et 500 000 le 9 août, jeunes, vieux, couches moyennes et classes populaires, ensemble. L’un des points d’orgue de cette escalade est la grève nationale des 23 et 24 août, appelée par la Centrale Unitaire des Travailleurs (CUT) et plus de 80 organisations syndicales, protestant à propos des conditions de travail déplorables mais aussi en soutien aux étudiant·e·s mobilisés.

Les répertoires d’action collective utilisés sont variés et souvent originaux. Outre les stratégies de rue traditionnelles, l’aspect festif et créatif est au centre de la contestation de la jeunesse : carnaval, concours de baiser, danses et chansons originales, humour satirique, actions spectacles3. Mais on retrouve aussi des instruments de la contestation plus classiques: grèves dans les universités (publiques essentiellement), avec le soutien des professeurs, multiplication des tomas (occupations) et même grèves de la faim, menée par des gamins qui comptent montrer au monde leur détermination. Toute une génération semble vent debout, alimentant la plus importante lutte sociale depuis les grandes protestas de 1983-84: une génération qui n’a pas connu la dictature et qui est née sous les auspices de la démocratisation pactée néolibérale.

Les étudiant·e·s ont toujours été des protagonistes du mouvement social importants. Nous pourrions ainsi remonter aux temps des «acteurs du secondaire» qui affrontaient le régime militaire4. Les protestations actuelles sont liées aux expériences acquises en 2001 (mochilazo) et à la «rébellion des pingouins» (élèves nommés ainsi du fait de leur uniforme) de 2006. Cette mobilisation exemplaire a fait trembler le gouvernement de la socialiste Bachelet et lézardé le ciment du consensus politique 5. Les révolté·e·s de 2011 sont en partie les mobilisé·e·s de 2006. Et ils·elles ont appris le coût des négociations sans lendemain, l’importance du contrôle des porteparole en assemblée et la force de l’autogestion.

Pourquoi ces étudiant·e·s protestent-ils? Les problèmes sont nombreux, les revendications sont claires : une éducation gratuite, publique et de qualité. «Dans le secondaire, les lycéen·nes et collégien·nes souhaitent en particulier le retour de leurs établissements dans le giron de l’État, remarque un chercheur. Transférée au niveau municipal en 1990, à la toute fin de la dictature, l’éducation publique secondaire n’a depuis cessé de décliner, au profit d’établissements privés subventionnés. Dans l’éducation supérieure, le financement des études est particulièrement problématique. Les universités, publiques ou privées, exigent des frais de scolarité en général proches de 300 euros par mois [le salaire minimum est d’environ 280 euros par mois]. La plupart des étudiant·e·s ont donc recours à des crédits pour financer leurs études, sans réelle certitude sur la capacité qu’ils auront à rembourser une fois sur le marché du travail. […] De plus, malgré une loi, votée durant la dictature, qui stipule que les universités sont des institutions à but non lucratif, de nombreuses universités privées ont mis en place des systèmes permettant d’extraire les profits générés»6. Héritage empoisonné, géré ensuite fidèlement par la Concertation – coalition de socialistes et démocrates-chrétiens au gouvernement, de 1990 à 2010 sans interruption.

Jusqu’au coup d’État de 1973, l’éducation publique chilienne était connue pour sa qualité et sa gratuité. Désormais, moins de 25 % du système éducatif est financé par l’État. Le reste est assumé par les familles des étudiant·e·s : 70 % d’entre eux doivent s’endetter et 65 % interrompent leurs études pour des raisons financières. D’ailleurs, l’État chilien ne consacre que 4,4 % du produit intérieur brut (PIB) à l’enseignement, loin des 7 % recommandés par l’Unesco7. On retrouve d’ailleurs la même logique dans tous les champs sociaux : santé, retraites, transports, médias, etc… Alors, la Concertation pourrait se réjouir de voir S. Piñera battre des records d’impopularité (avec seulement 22 % d’approbation). Mais si la population appuie à plus de 75 % les revendications étudiantes, s’égaye dans les quartiers dans d’immenses concerts de casseroles (caceroleos), c’est aussi qu’elle rejette 20 ans de gestion social-libérale, qui a renforcé un tel modèle économique. Le mea culpa du président du PS, Osvaldo Andrade, reconnaissant, que «durant les vingt ans du gouvernement de la Concertation, nous avons aussi été dans de nombreuses occasions partie prenante de cette politique abusive», n’y change rien.

Négociations, jeu de dupes et criminalisation des luttes

A droite, de nombreux parlementaires sont inquiets de la crise de gouvernabilité. En juillet, Joaquin Lavín, ministre de l’éducation, lui même entrepreneur de l’éducation et dirigeant de la puissante Union démocratique indépendante (UDI – droite extrême proche de L’Opus Dei, première force du parlement et poids lourd au gouvernement), a été poussé à la démission. Le trouble des classes dominantes transparaît aussi dans les éditoriaux du journal El Mercurio ou au travers d’articles d’intellectuels, qui – jusque là – se disaient libéraux, voire progressistes. Face au retour du spectre des luttes de classes, ils décrivent, tel l’historien Alfredo Jocelyn-Holt, leur «insaisissable malaise» et n’hésitent pas à disqualifier violemment les actions protestataires.

La rébellion étudiante dévoile aussi le vrai visage de cette «nouvelle droite» gouvernementale, qui n’était pas arrivée au gouvernement par les urnes, depuis 19568. Durant des semaines, la seule réponse de l’exécutif a été la répression, avec l’appui d’une machinerie médiatique hégémonique. L’esprit du pinochetisme s’affiche encore toutes voiles dehors. Le porte-parole du gouvernement Andrés Chadwick, ancien président de la Fédération des étudiant·e·s de l’Université catholique (désigné par Pinochet en 1978), et le maire de Santiago, Pablo Zalaquett (UDI), ont affirmé que les étudiant·e·s n’étaient pas propriétaires de La Alameda (avenue principale de Santiago), ce dernier suggérant l’intervention des forces armées pour empêcher les manifestations du 11 septembre (jour de commémoration du coup d’État)… Autre exemple, même rengaine : Cristián Labbé, maire de Providencia (Santiago) et ancien membre de la police politique de la dictature, a annoncé qu’il fermerait les lycées occupés et propose d’annuler l’année scolaire afin de pénaliser les mobilisé·e·s. La répression de la part des carabiniers est permanente. On compte des centaines de blessés, des milliers d’arrestations et même le décès de Manuel Gutiérrez (14 ans) assassiné par la police, à balle réelle. Dans ce contexte, une petite proportion d’étudiant·e·s a choisi l’auto-défense. Chaque manifestation est l’objet de batailles rangées, malgré les protestations des organisateurs·trices, avec barricades enflammées, jets de pierre et cocktails molotovs contre voitures blindées, gaz lacrymogènes, armes à feu et police montée. Plusieurs dirigeants du mouvement ont été menacés, parfois de mort, à l’instar de Camila Vallejo.

Face à la puissance d’une révolte qui ne tarit pas, le 3 septembre, le gouvernement a finalement dû faire mine de négocier, pariant sur l’essoufflement et les divisions du mouvement. La revue A l’Encontre a retracé la chronologie de ce jeu de dupes […] 9. Mais malgré tout, la mobilisation du 22 septembre a réuni quelque 180 000 participant·e·s. Et une semaine plus tard, 150 000 manifestant·e·s défilaient à nouveau. Cette capacité de riposte est saluée par d’autres secteurs du mouvement social, à commencer par le Collège de professeurs.

Opportunités politiques pour la transformation sociale

Selon le PNUD, si le Chili a réussi à faire baisser la pauvreté, il figure au nombre des quinze pays les plus inégaux de la planète. Suite à la stratégie du Choc imposée par la dictature (1973-1990), la société chilienne a, de plus, dû se soumettre aux affres d’une transition pactée. Pendant les vingt dernières années de «démocratie autoritaire», la société – fragmentée, atomisée – semblait avoir intégré dans ses gènes ce modèle et ses institutions : malgré des réformes, la constitution de 1980 qui consacre la théorie néolibérale du «rôle subsidiaire de l’État» est toujours en vigueur. Le parlement est verrouillé par un système électoral (dit binominal) qui assure un partage du pouvoir presque parfait entre la Concertation et la droite. Parallèlement, les champs judiciaire, médiatique et économique sont des bastions de l’ultralibéralisme ou du conservatisme.

Certains penseurs critiques décrivent ainsi la construction d’un néolibéralisme triomphant (Juan Carlos Gómez) ou néolibéralisme mature (Raphael Agacino) de longue durée, largement stabilisé, entre autres par des mécanismes de consommation à crédit, de société du spectacle sous la coupe d’un duopole médiatique, et grâce à l’éviction des classes populaires de l’espace de la participation politique, de la polis. Une caste de professionnels passent allègrement de l’administration de l’État à celle des entreprises, toutes liées d’une manière ou d’une autre à une poignée de grandes familles (tels les Luksic, Angelini, Paulman ou Matte). Cet ordre social n’exclut pas les explosions sociales, mais rend bien plus compliqué leur potentiel émancipateur10. Néanmoins, avec l’historien Sergio Grez, il est possible d’affirmer que l’année 2011 restera inscrite comme celle du «réveil des mouvements sociaux après plus de deux décennies de léthargie»11. Si l’on reprend la sociologie des politiques du conflit, il ne fait pas de doute qu’une structure d’opportunité politique s’est ouverte pour les mobilisations, mise à profit par une nouvelle génération qui, d’un conflit dans le champ de l’éducation, est parvenue à se constituer (au cours d’un brusque changement d’échelle), en acteur incontournable de lascène politique nationale.

Quels facteurs expliquent ce saut qualitatif et quantitatif ? Mentionnons la situation économique des étudiant·e·s dans une période de croissance profondément inégalitaire, où le culte de la réussite individuelle est en contradiction permanente avec les conditions de vie quotidiennes des grandes majorités. Plus largement, la crise de légitimité de l’ensemble du système politique joue à plein, alimentée par les provocations du gouvernement. Certains des principaux dirigeant·e·s étudiant·e·s sont certes liés à des organisations partisanes, tels Camila Vallejo, figure très médiatisée et membre du Parti communiste ou encore Giorgio Jackson (président de la Fédération des étudiants de l’Université Catholique), militant de la Concertation. D’ailleurs, des secteurs dissidents de la Confech (notamment de province), des organisations d’élèves du secondaire, comme les franges libertaires ou trotskistes du mouvement, critiquent la volonté du PC et de la Concertation d’orienter le mouvement vers une issue institutionnelle. Mais, globalement, la référence à l’horizontalité, aux refus de l’instrumentalisation et à l’importance des décisions prises en assemblée explique la durée et la dynamique autonome de ces luttes.

Enfin, un dernier élément essentiel: la convergence de différentes révoltes sous la surface lisse d’un modèle d’accumulation qui semblait jusque-là «triomphant». En effet, la conjoncture actuelle s’inscrit dans un flux plus large. Une accumulation moléculaire de conflits partiels, éparpillés, a eu lieu, avec une accélération depuis 2006-2007. Rappelons les mobilisations de salarié·e·s tout d’abord, malgré un océan de précarité et de flexibilisation12, et une CUT (Centrale unitaire des travailleurs du Chili) en partie cooptée par la Concertation. Rappelons aussi les luttes des travailleurs du cuivre, en particulier les subcontratistas (travaillant pour des entreprises sous-traitantes) qui, en 2007, ont mené des grèves très dures. En 2010, la direction du travail a reconnu la perte de 333 000 jours de travail pour faits de grèves dans le privé, soit une augmentation de 192 % par rapport à 2000. Dans le secteur public, la magistrature, les travailleurs·euses de la santé, les enseignant·e·s se mobilisent régulièrement. C’est aussi le cas des militant·e·s qui se battent contre les discriminations et pour le droit à la diversité sexuelle (LGTB).

Le cycle de protestation a pris une dimension insolite, en février 2010, avec le soulèvement de toute une région, la province australe de Magallanes, contre la hausse du prix du gaz naturel. Le gouvernement a dû reculer. Les actions récentes des collectifs écologistes ont aussi réussi à mettre en échec la droite. Ce fut le cas en août 2010, à Punta del Choro, contre la construction d’un barrage thermoélectrique. Plus récemment, le mégaprojet Hidroaysen en Patagonie a fait sortir dans la rue plus de 30 000 personnes. Il faudrait aussi mentionner les luttes urbaines pour le logement et le «droit à la ville». Et, bien entendu, l’indomptable résistance du peuple Mapuche qui a connu des pics de combativité en 2010, notamment suite aux grèves de la faim de plusieurs prisonniers politiques indigènes.

L’un des défis pour le mouvement social est de réussir une désectorisation plus vaste encore, afin d’articuler toutes ses résistances. Une telle conjonction a montré son potentiel lors de la protestation du 21 mai. Progressivement, s’est imposée la compréhension qu’obtenir la gratuité de l’éducation signifie s’attaquer frontalement au capitalisme éducatif. D’autre part, les jeunes savent qu’ils font face aux principes fondateurs de la dictature. L’un de leurs slogans est: «elle va tomber, elle va tomber, l’éducation de Pinochet». La question désormais est bien celle de la construction d’alternatives radicales et pas de réformer, à la marge, l’héritage autoritaire.

Vers une assemblée constituante ?

Sous l’impact de cette mobilisation historique, la société chilienne s’est brusquement repolitisée, a réinvesti cette polis désertée, en même temps qu’elle occupait les places publiques, les avenues, les lieux d’éducation. Il s’agit là d’une bifurcation intempestive (une formule de Daniel Bensaïd), qui va marquer les prochaines années, «remettant en question des certitudes, des valeurs, des normes, des institutions et des manières de faire les choses qui paraissaient avoir acquis des caractéristiques ‹naturelles› pour des millions de citoyens et citoyennes soumis à l’hégémonie idéologique du néolibéralisme»13. Désormais, c’est la manière de changer la Constitution, l’impérieux besoin d’une assemblée constituante, l’urgence d’un référendum sur l’éducation ou la renationalisation du cuivre14 qui émergent dans les discussions en assemblées et dans les défilés. Un besoin d’ouvrir portes et fenêtres pour une démocratisation réelle se fait sentir. L’objectif reste difficile à atteindre, alors qu’il ne faut pas sous-estimer les capacités du gouvernement à garder la main. Le mouvement est au bord de l’essoufflement après cinq mois de lutte. La répression est intense. La fin de l’année scolaire se rapproche et, au moment où nous écrivons, encore aucune avancée concrète à l’horizon.

Comment, face à l’oligarchie au pouvoir, obtenir – dès maintenant – la gratuité de l’éducation? Comment imposer un processus constituant «par en bas», démocratique, avec participation des mouvements sociaux, tel qu’il a pu se construire récemment en Bolivie, pour abattre les institutions du pinochetisme? Cela signifie tout d’abord l’élaboration d’un formidable rapport de forces, pas encore à l’ordre du jour, mais en voie de construction. L’absence – de taille – de luttes massives du salariat et les atermoiements du mouvement syndical pèsent énormément. Car un basculement des rapports de classes passera nécessairement par une intervention consciente et décidée du mouvement ouvrier, au sens large du terme. Sans cela, les étudiant·e·s resteront orphelins d’un moteur essentiel de la transformation sociale. D’autre part, l’agenda électoral et institutionnel peut s’avérer à double tranchant: élections municipales en 2012, puis présidentielles et parlementaire en 2013, vont pousser les formations politiques parlementaires à surfer sur l’onde de propulsion du mouvement étudiant, souvent pour essayer de le canaliser, mais aussi – à droite – pour mobiliser l’électorat conservateur.

Le défi pour la jeunesse mobilisée, dans ce nouveau cycle, est d’arracher à court terme des réformes structurelles sur la base de ses propres revendications (telles que la gratuité), tout en préparant les prochaines actions en faveur d’une assemblée constituante aux côtés d’autres secteurs en lutte. Les projets de loi du gouvernement ne répondent en aucun cas aux problématiques sur la qualité, la municipalisation et la marchandisation de l’éducation secondaire et universitaire. Il est important d’éviter une issue de mobilisation démoralisatrice et donc de dresser des perspectives. A moyen terme, la question posée est celle de la construction d’une alternative politique qui n’existe pas encore dans le pays. Si l’horizontalité, les expériences locales et territoriales, la pratique autogestionnaire sont des forces vitales à cultiver, elles ne remplacent pas l’indispensable édification collective d’un instrument politique, totalement indépendant de la Concertation et de ses satellites. Un outil capable de fédérer les résistances éparses et les classes populaires mobilisées, autour d’un projet anticapitaliste, latino-américaniste et écosocialiste cohérent.

Le chemin parait encore long? Certes. Mais la dynamique en cours vient de tracer un horizon des possibles, encore insoupçonné il y a six mois au Chili. Dans la vielle Europe, les indigné·e·s de plusieurs pays inventent et expérimentent contre l’austérité et l’arrogance des puissants. Alors que la marchandisation de l’éducation est en cours dans toute l’Union européenne, l’exemple chilien peut donner des arguments à celles et ceux qui s’y opposent. Dans le monde arabe, des processus révolutionnaires essayent d’approfondir leurs conquêtes. La jeunesse révoltée chilienne répond elle aussi indirectement, à cet écho lointain. Et surtout, le «Mai chilien» rejoint les diverses rebellions populaires qui balaient depuis dix ans toute l’Amérique latine. Des étudiant·e·s argentins, mexicains, colombiens prennent désormais pour exemple les mobilisations de Santiago. Le Chili semble ainsi retrouver enfin le pouls de peuples frères, par delà la cordillère des Andes.

Franck Gaudichaud

L’auteur est maître de conférences à l’Université Grenoble 3 et membre du groupe de travail Amériques latines du NPA. Il est co-président de l’association France Amérique Latine et participe au comité éditorial du site www.rebelion.org comme de la revue ContreTemps (contact : franck.gaudichaud@u-grenoble3.fr). Cet article, achevé le 1er octobre 2011, doit paraître dans le numéro d’octobre-novembre de la revue Inprecor (publiée sous la responsabilité du bureau exécutif de la Quatrième Internationale). Titre et intertitres modifiés, notes de bas de page allégées par notre rédaction.

 

  1. Pour poursuivre cette analyse en terme de «révolution» capitaliste et néoconservatrice : Manuel Gárate, La « Révolution économique » au Chili. A la recherche de l’utopie néoconservatrice 1973-2003, Thèse de doctorat en Histoire et Civilisations, EHESS, Paris, 2010 (en ligne sur http://tel.archives-ouvertes.fr).
  2. Pour une analyse multiple du mouvement, nous renvoyons aux articles que nous avons réunis avec Mario Amoros dans le dossier Lecciones de la rebelión estudiantil (www.rebelion.org/apartado.php?id=411).
  3. Voir par exemple, la danse du « thriller de l’éducation », parodiant un classique de Mickael Jackson : www.youtube.com/watch?v=tR12Vi6BvrI.
  4. Voir le film-documentaire de Pachi Bustos, Jorge Leiva, Marcela Betancourt et René Varas : Actores secundarios, (80’, 2004).
  5. Voir le film-documentaire de Simón Bergman : La Rebelión de los Pingüinos (23’, 2007).
  6. A. Maillet, « Les indignés chiliens », Opalc.org, 17 août 2011.
  7. V. De La Fuente, « En finir (vraiment) avec l’ère Pinochet », www.monde-diplomatique.fr, 24 août 2011.
  8. Voir : F. Gaudichaud, « Au Chili, les vieilles lunes de la nouvelle droite », Le Monde Diplomatique, Paris, mai 2011, et « Chili : Tremblement de terre politique et retour des Chicago boys », Recherches Internationales, Paris, juillet 2010.
  9. http://alencontre.org/.
  10. J.C. Gómez Leyton, «Protesta social y política en una sociedad neoliberal triunfante », Observatorio Social de América Latina, année VII, nº 20, CLACSO, Argentine, 2006.
  11. S. Grez, «Un nuevo amanecer de los movimientos sociales en Chile», The Clinic, nº 409, Santiago, 1er septembre 2011.
  12. Le code du travail est issu de la dictature. Seuls 5,9 % des salarié·e·s (2009) sont couverts par un contrat collectif, la règle étant le contrat individuel.
  13. S. Grez, «Un nuevo amanecer de los movimientos sociales en Chile», op. cit. Voir aussi : P. Mouterde, «En plein hiver chilien : les promesses d’un printemps social et politique», Alainet.org, 29 août 2011.
  14. Le Chili possède la première réserve de cuivre au monde, une ressource aujourd’hui majoritairement aux mains de concessions étrangères (www.defensadelcobre.cl).