Un cahier noir pour dénoncer la précarité des artistes

Le Collectif ROSA, constitué lors de l’adoption de la nouvelle loi sur le chômage (LACI), publie ces jours un «Cahier noir de l’intermittence» rassemblant une septantaine de témoignages d’acteurs des milieux culturels décrivant crûment leur situation précaire.

Ils·elles sont comédiens, décoratrices, techniciens, marionnettistes, etc. Essayant de (sur)vivre de leur art en l’absence d’un statut d’intermittent en Suisse, ils·elles sont dépendants de l’assurance-chômage et en subissent de plein fouet les démantèlements, quand ils ne jonglent pas avec d’autres emplois précaires. Le récent projet de coupe dans le budget de la culture (moins 1 million pour le théâtre indépendant !) par les élus de droite du législatif de la Ville de Genève a fait déborder le vase et poussé le Collectif ROSA à publier son fascicule.

« À l’époque de la votation sur la LACI, personne n’a réagi dans les milieux officiels ou culturels, pas même les directeurs de théâtre ou les magistrats en charge. On a réalisé que si on ne défendait pas nos propres intérêts on irait dans le mur », explique José Lillo, l’un des fondateurs du collectif.

Une première mobilisation

À la suite de l’adoption de la loi, le succès d’une pétition initiée par le collectif ROSA et portée par le Comité 12A (en référence à l’alinéa de la loi concerné) permet de limiter les dégâts : les intermittents obtiennent une indexation de l’ordonnance sur l’assurance-chômage qui permet de doubler leurs 60 premiers jours de cotisation. Cet aménagement modeste, fruit d’un compromis (la pétition demandait 90 jours) reste largement insuffisant pour permettre aux artistes d’assurer un revenu entre leurs contrats intermittents.

En effet, avec des engagements très variables, aucun comédien (par exemple) n’est certain d’atteindre les 18 mois de cotisation nécessaires. Tous se retrouvent tôt ou tard avec des années où ils n’auront pas assez cotisé pour rouvrir un délai-cadre. Dans une telle incertitude et dans un contexte général de baisse des subventions, la plupart de ces professionnels ne peut simplement pas survivre. La loi étant plus dure avec les jeunes, la situation est particulièrement ardue pour tous ceux qui sortent des écoles.

L’émergence d’une « conscience de classe »

La lecture des témoignages rassemblés dans ce « Cahier noir de l’intermittence » révèle que cette précarité, si elle affecte les jeunes en début de carrière, n’épargne pas les artistes reconnus et expérimentés. Mais, à l’image de la société en général, il ne suffit pas que la précarité soit répandue dans un milieu social pour que les travailleurs·euses aient pour autant conscience de leur situation collective et de la nécessité de s’organiser pour se défendre.

« On avait tendance à en faire une question individuelle : en se disant qu’on n’est soi-même pas assez bien positionné, que les autres artistes ont plus de chance. En discutant entre nous, on s’est rendu compte qu’il nous manquait tous souvent quelques semaines ou mois de cotisation pour rouvrir nos droits au chômage… » La démarche du cahier noir, en plus de donner de la visibilité publique à leur cause, a aussi permis aux artistes de faire émerger une « conscience de classe ».

Financer les murs et négliger ceux qui y travaillent

Comment expliquer cette situation alors que la Ville de Genève, par exemple, investit plus de 250 millions dans la culture ? « Une part importante est consacrée à de grandes institutions de prestige. Surtout, les autorités pensent trop en terme de structures, d’institutions. Ils investissent dans les murs, et pas dans les travailleurs·euses qui font vivre les lieux. »

Facteur aggravant, les grandes institutions renâclent souvent à soutenir la scène locale : « Après la LACI, les théâtres institutionnels auraient pu pratiquer une programmation solidaire en soutien à la scène locale. Au lieu de ça, le directeur d’un grand théâtre local est intervenu à la télévision pour dire que les problèmes à venir pour les travailleurs·euses suisses seraient sans conséquence puisque son théâtre irait chercher des artistes français ou québécois ! »

Finir sur un billet de banque

La question du statut des artistes, trop longtemps négligée, est loin d’être anodine. Elle pose même une véritable question de civilisation. Si la création est un espace privilégié de résistance, où se construit et s’entretient l’esprit critique, comment maintenir ce rempart contre la barbarie, en précarisant toujours plus ceux qui la font vivre ? Comment sortir de cette relation d’indifférence, voire de mépris pour les artistes dans un pays où, comme le dit José Lillo, « pour être reconnu, il faut finir sur un billet de banque » ?

Deux pistes à explorer : la création d’un véritable statut d’intermittent du spectacle, premier pas vers une reconnaissance du rôle social des acteurs de la création culturelle. Enfin, la question d’un service public dédié, qui aurait en charge de soutenir, promouvoir, développer et démocratiser l’accès à la culture, sous toutes ses formes.

Thibault Schneeberger


 

Cahier Noir de l’Intermittence : extraits

«Quand je suis au chômage, je touche au mieux 2 800 francs. Je n’arrive pas à payer mes impôts, ni mes assurances-maladie.[…]Je vis dans la peur de ne pas parvenir à rouvrir mon délai-cadre, c’est insupportable. » Chine Curchod, comédienne, marionnettiste

« Je vis le plus souvent avec moins de 1 600 francs et quand c’est plus je paye les factures en retard. Je ne paye pas mes assurances-maladie, trop cher. J’ai du retard pour le loyer. » Lolita Frésard, comédienne multifonction

« Suite à la 4e révision de la LACI […]du jour au lendemain, je me retrouve sur le carreau et ne touche plus aucune indemnité. […] Cette saison, mes revenus bruts s’élèvent mensuellement à 2 000 francs. »?Pascal Gravat, chorégraphe, metteur en scène, etc.

Téléchargez le Cahier Noir de l’intermittence sur: www.solidarites.ch/cahiernoir.pdf