Il est temps de penser la rupture

 Pour Frédéric Lordon, « nous assistons à l’écroulement d’un monde, et des forces immenses sont sur le point d’être déchaînées » (Revue des Livres, janvier-février 2012). Son diagnostic est indiscutable : la crise actuelle est la conséquence de déséquilibres cumulatifs, générés par les progrès du néolibéralisme depuis plus de trente ans. Ce bilan n’est pas celui d’une politique qu’il suffirait d’inverser, mais d’un nouvel ordre social donnant pratiquement tous les pouvoirs à un capitalisme financiarisé, largement transnational, qui met en concurrence des espaces de rémunération et de productivité de plus en plus inégaux. Jusqu’en 2007, certes, les crises de ce système ont pu être différées dans le temps, au prix d’une aggravation de ses déséquilibres à long terme.

Mais depuis lors, la machine s’est emballée. Le dopage de la capacité d’absorption des marchés par l’inflation incessante du crédit, a conduit à une première crise financière en 2008. L’accumulation des dettes insolvables – des ménages états-uniens, en particulier – a provoqué la faillite de Lehman Brothers (septembre 2008). En même temps, le système financier international, qui détenait une part importante des créances US – en plus des siennes –, a sombré. Et pour faire face à la panique, les Etats sont intervenus massivement pour sauver le crédit privé et tenter de prévenir une grande dépression. En 2008 -2009, la dette privée des banques s’est ainsi tranformée en dette publique des Etats, dans un contexte de baisse à long terme de l’effort fiscal des classes privilégiées.

Pour des raisons institutionnelles, la crise des dettes souveraines se manifeste aujourd’hui avec le plus d’acuité en Europe. En effet, la zone euro a été conçue pour naviguer en eaux calmes : les critères de Maastricht (1992) étaient les conditions du Pacte de stabilité (1997), au fondement de la nouvelle Banque centrale européenne (1998). La politique monétaire de la BCE, soumise à un pilotage automatique, garantissait ainsi les intérêts des grands groupes et des pays les plus riches, forçant les travailleurs-euses de tous les pays à des efforts croissants pour « rester dans la course ». Cependant, au-delà du défaut menaçant de pays plus importants que la Grèce, la garantie solidaire des pays les plus solvables de l’eurozone ne suffira pas. Le sauvetage des grandes banques privées et la survie du système de crédit ne seront pas concevables sans la création massive de nouvelles liquidités.

La BCE et les fractions dominantes de la bourgeoisie européenne y consentiront-elles ? A quelles conditions ? Depuis une quinzaine d’années, elles ont tiré un énorme profit du gel des salaires et des dépenses sociales à l’intérieur, en particulier en Allemagne, mais aussi des excédents réalisés à l’extérieur, dans les pays de la périphérie de l’UE. De plus, l’euro leur a permis de peser de tout leur poids sur la scène mondiale. Comment pourraient-elles renoncer à de tels atouts ? Dans tous les cas, elles seront confrontées à des choix stratégiques à court terme : abandon de la souveraineté budgétaire et mutualisation partielle de la dette, sans doute ; voire, en cas de choc extrêmement brutal, constitution d’une zone euro plus réduite (sans l’Espagne ? sans l’Italie ?… sans la France ?), et repli des plus faibles sur un second bloc, voire sur leurs monnaies nationales…

Certains marxistes, comme Kostas Lapavitsas, revendiquent la sortie de la monnaie unique pour la Grèce et les pays de la périphérie européenne, avec l’annulation de la dette et la nationalisation du crédit. D’autres, rejettent tout sacrifice pour l’euro, mais refusent de revendiquer le retour à leur monnaie nationale, que certains secteurs bourgeois envisagent aussi dans une perspective antisociale. L’essentiel est de refuser toute mesure de régression sociale, qu’elle soit dictée par l’UE, la BCE et le FMI ou par des secteurs nationalistes, et ceci dans une perspective de sortie du capitalisme. 

    La caution de la social-démocratie aux politiques de la troïka permet aujourd’hui à l’extrême droite de surfer sur le mécontentement populaire, alors que la construction européenne de ces 20 dernières années n’est pas réformable, et doit être radicalement rejetée. Il dépend dès lors de l’orientation des forces alternatives de gauche, que la crise de l’UE conduise au renforcement de l’extrême droite nationaliste, sur des bases antisociales et racistes, ou à la relance d’un projet européen émancipateur ayant pour horizon les Etats-Unis socialistes d’Europe.

    Ce n’est pas un débat technique. Comme le montrait récemment l’anthropologue Alain Bertho : « la crise mondiale est aussi, peut-être surtout, politique, et les temps actuels sont les temps des émeutes ». De son côté, Alain Badiou traite du Réveil de l’histoire (2011). Enfin, certains commencent à s’interroger sur le défaut actuel d’orientations stratégiques, mais aussi d’organisations politiques, capables de porter le renversement du capitalisme, c’est-à-dire de focaliser, de condenser et de rendre plus cohérentes les manifestations de colère populaire qui ne font que commencer. 

Dans ce contexte, est-ce un hasard si, coup sur coup, en Chine, aux Etats-Unis et en Europe, paraissent de nouvelles études importantes sur Lénine – sa pensée, son œuvre et sa vie1. C’est que, comme le disait Rosa Luxemburg à la veille de son assassinat, en dépit des critiques auxquelles il faut soumettre leur expérience, les bolcheviks ont eu au moins le mérite d’oser.
 Une telle discussion ne fait que commencer, mais elle risque de bouleverser bien des routines. Nous y reviendrons. 7

 

Jean Batou


 

1 Zhang Yibing, Lenin Revisited (traduit du chinois), Canut, 2012 ; Jean-Jacques Marie, Lénine. « La révolution permanente », Payot, 2012 ; Lars Lih, Lenin, Reaktion Books, 2011.