Grandes manoeuvres autour du Gothard
Il y a quelques semaines, le Conseil fédéral a donné son feu vert à la construction d’un deuxième tube autoroutier à travers le Gothard : un investissement considérable, devisé à près de 3 milliards de francs, qui représente un véritable encouragement au trafic des poids lourds à travers les Alpes.
Début juin, un éboulement sur la ligne ferroviaire du Gothard, se soldant par quelques jours d’obstruction du trafic, offre aux partisans d’un renforcement de l’axe routier une aubaine inespérée. Le lobby des poids lourds, l’ASTAG, par la voix de son président, le Conseiller national UDC Adrian Amstutz, publie aussitôt un communiqué énumérant une série de revendications urgentes, parmi lesquelles : l’autorisation pour les camions de circuler la nuit, une hausse de la limite « poids lourds » de 40 à 44 tonnes, la réorganisation du système dit de dosage pour favoriser les véhicules lourds par rapport au trafic de voyageurs, la levée de l’interdiction de circuler pour un poids lourd avec une remorque sur les routes cantonales ; enfin, un assouplissement des directives pour les transports de marchandises dangereuses. Le communiqué se conclut en réaffirmant un des crédos de l’ASTAG : « la construction d’un second tube est impérative. » Quelques jours après, le Conseil fédéral s’exécute, annonçant sa mise en chantier. |
Enrayer le transfert vers le rail
L’empressement des patrons du trafic poids lourds s’explique d’autant mieux lorsqu’on sait que le Gothard est une pièce stratégique du trafic Nord-Sud en Europe. Aujourd’hui, 1,2 millions de camions traversent les Alpes chaque année, dont 900’000 par le Gothard. La construction de ce deuxième tube autoroutier représente donc un signal fort donné à l’Union européenne en faveur du renforcement du trafic routier transalpin. Cette décision est d’autant plus inespérée pour le lobby des camions qu’elle va mettre un frein à la montée en puissance du rail sur l’axe Nord-Sud : montée en puissance agendée avec l’ouverture du tunnel ferroviaire de base en 2016.
Ce tunnel ferroviaire long de 57 kilomètres – en parcourant la vallée de la Léventine, les baraquements étroits de centaines d’ouvriers venus notamment de l’Est de l’Europe pour participer à ce gigantesque chantier ne passent pas inaperçus – est censé prendre le relai de la vielle ligne de chemin de fer ouverte en 1882, où les trains circulent à moins de 100 km/h de moyenne (contre 160 km/h dans le futur tunnel). L’ouverture de ce tunnel ferroviaire est d’autant plus menaçante pour l’ASTAG qu’il s’agirait de charger les camions directement sur les trains entre Bâle et Lugano (ferroutage), réduisant d’autant les marges bénéficiaires des transporteurs routiers : « C’est un véritable gaspillage, un transfert du trafic intérieur à une large échelle ne sera jamais possible – ici le camion est indispensable. », souligne ainsi l’association patronale dans un communiqué du 16 février dernier. L’ouverture du tunnel ferroviaire, qui sera le plus long du monde et lors de la construction duquel 8 ouvriers ont déjà perdu la vie et 3’500 ont été blessés, s’accompagne d’un objectif de transfert sur l’axe alpin fixé par les autorités fédérales à 650’00 camions en 2019, dont 500’000 par le Gothard. L’ASTAG demande une révision à la hausse de cet objectif avec une limite à 1 million de camions en 2019. La décision de construire un deuxième tube autoroutier est un premier pas dans le sens des revendications des patrons-camionneurs.
Déni démocratique
Les objectifs de transfert fixés par la Confédération et qui, en dépit de leur caractère timoré, déplaisent tant à l’ASTAG n’ont pourtant pas germé spontanément dans la tête des Conseillers fédéraux : ils ont été contraints de les fixer à leur corps défendant par une série de mobilisations écologiques. En 1994, une majorité populaire, contre l’avis des autorités, se prononce en faveur de l’Initiative des Alpes, inscrivant dans la Constitution un article qui prévoit de stopper l’augmentation du trafic routier transalpin. Puis, en 2004, les votant.e.s rejettent un contre-projet fédéral à l’initiative « Avanti », lancée par un autre partisan forcené du tout-voiture, le Touring Club Suisse (TCS). En rejetant alors ce contre-projet, même le canton du Tessin refuse le doublement du tunnel autoroutier du Gothard, remis aujourd’hui sur la table par les autorités : une réalité que la droite tessinoise, qui prétend que le « peuple fait bloc derrière ce nouveau tunnel », a tendance à oublier. Pour la leur rappeler, un groupe de médecins tessinois a écrit une lettre ouverte à la ministre en charge des transports Leuthard, lui demandant de renoncer à la construction de ce
deuxième tube.
S’appuyant sur des études récentes, ils rappellent que la concentration élevée de particules fines – dans le Sottoceneri, cette concentration est deux fois supérieure à la moyenne nationale en raison du trafic poids lourds – provoque une augmentation des crises d’asthme, des bronchites chez les enfants, des tumeurs bronchopulmonaires, des infarctus, des démenses séniles, etc. (TagesAnzeiger, 25.6) Dans les vallées alpines, les aéropolluants se dispersent d’ailleurs moins bien qu’en terrain dégagé, sans parler du bruit des camions qui se répercute comme dans un amphithéâtre. De plus, les autorités fédérales ont justement décidé cet été d’accéder à une autre demande de l’ASTAG, l’assouplissement des contrôles antipollution auquels étaient soumis obligatoirement les camions tous les deux ans (Communiqué de presse de l’ASTAG, 25.7).
Les bétonneurs dans la danse
La décision de construire un deuxième tube autoroutier n’est pas le fruit du seul lobbying du TCS et de l’ASTAG. Les bétonneurs aussi y trouvent leur compte. L’association faitière des entreprises de construction, l’Infra, réclame ainsi depuis plusieurs mois la construction de ce nouveau tunnel. Une enquête du TagesAnzeiger (29.6) révélait aussi malicieusement que les manœuvres de la plus grande entreprise de construction du pays, Implenia, pour décrocher ce marché public posait problème à un membre éminent de son Conseil d’administration, le socialiste Moritz Leuenberger, qui s’était opposé à la construction de ce seconde tube lorsqu’il était au Conseil fédéral, et qui avait à l’époque justifié son pantouflage auprès d’Implenia en soulignant que cette entreprise était particulièrement « soucieuse du développement durable ».
Enfin, les milieux économiques font pression pour que la gestion de ce futur tunnel soit en partie privatisée. Une tribune d’Economiesuisse publiée dans la NZZ (16.8) propose que des capitaux privés participent au financement du tunnel, en échange d’un retour sur investissement de 10%, qui serait par exemple financé par une hausse du prix de la vignette automobile. Pourtant, quand on sait que la Confédération se refinance à 1%, on voit mal comment des exigences de rendement dix fois plus élevées pourraient être avantageuses pour les collectivités publiques, comme cherche à le faire croire Economiesuisse en vantant ce projet de partenariat public-privé.
Hadrien Buclin