L'armée de milice en Suisse

L'armée de milice en Suisse : Une institution de classe

A l’heure où le chef du Département de la défense (ex-DMF), l’UDC Ueli Maurer, prépare la mise sur pied d’une police militaire de 1600 hommes pour faire face à des troubles sociaux en Suisse, nous avons jugé utile de reproduire de larges extraits d’un article de Robert Grimm, l’un des principaux théoriciens de la social-démocratie suisse (1881–1958), délégué du PSS aux congrès de la Deuxième internationale de 1907, 1910 et 1912. Après la Première guerre mondiale, il sera le président du Comité d’Olten et le leader de la grève générale de novembre 1918, qui lui vaudra six mois de prison, au cours desquels il écrira sa fameuse Histoire de la Suisse au prisme de ses luttes de classe, toujours inédite en français. Par la suite, il sera l’un des principaux artisans de la révision du programme du PSS de 1935, soutenant les institutions démocratiques bourgeoises et la Défense nationale contre la menace nazie. Cet article, publié par la Neue Zeit, organe théorique de la social-démocratie allemande, en 1912, se dresse pourtant clairement contre les illusions nourries par de larges secteurs de la Deuxième Internationale, sur le système de milice en Suisse. (JB)

Dans la lutte menée par la social-démocratie allemande contre les nouveaux projets de défense, il a été fait notamment référence au système de milice suisse. […] Il va sans dire que la presse militariste suisse s’est aussitôt emparée de [ce fait] pour nous « démontrer » encore une fois qu’il était criminel de mener une lutte inexorable contre le militarisme suisse, alors que la social-démocratie allemande brandissait le système de milice helvétique comme un idéal pour lequel il valait la peine de se battre.

C’est ainsi en effet que, dans le nº 29 de la Neue Zeit de cette année, le camarade Lensch (1) a écarté le mot d’ordre général de désarmement, en tant que moyen de lutte contre les nouveaux projets de défense allemande et déclaré, en accord avec quelques-uns des journaux du parti que, dans la lutte contre le militarisme, il n’y avait pas, pour la social-démocratie, d’autre mot d’ordre possible que l’exigence programmatique d’un système de milice. Kautsky s’est opposé à cette façon de voir, à mon avis avec raison. Et ce qu’il a défendu théoriquement dans son article « Le Premier Mai et la lutte contre le militarisme » (Neue Zeit, nº 30 ) est confirmé pratiquement par le bilan de l’expérience suisse.

 

La nouvelle organisation militaire de 1907

 

Le système militaire suisse est sans doute, jusqu’à aujourd’hui, l’expression la plus parfaite du système de milice. L’organisation militaire approuvée par le peuple suisse, le 3 novembre 1907, par environ 330 000 voix contre 250 000 en constitue le fondement. […] Par rapport à la situation précédente, son introduction signifie [pourtant] non seulement une plus forte centralisation des forces militaires et un important accroissement des charges militaires, mais une forte tendance à s’éloigner de l’esprit de milice.

Cette tendance, restée jusque là bien cachée, s’est manifestée très clairement par les efforts faits pour rendre la direction de l’armée plus indépendante du pouvoir politique du pays et lui donner une plus grande autonomie. On va même tenter d’aller au-delà, ce qu’on n’avait pas osé au moment de la promulgation de la loi : un projet de décret des autorités militaires et du Conseil Fédéral a été déposé au Parlement, selon lequel les officiers supérieurs – commandants de corps d’armée – deviendraient des fonctionnaires militaires permanents. Alors que le commandement était assuré jusqu’ici par des officiers qui n’exerçaient pas cette activité à plein temps et vaquaient pendant une partie de l’année à des occupations professionnelles civiles, ils se consacreraient désormais exclusivement à la chose militaire, contre bonne rémunération bien sûr. 

Le gouvernement du pays a été assez cynique pour expliquer la soi-disant nécessité de ce changement en se référant aux principes démocratiques. Cela devrait prétendument permettre aux citoyens sans fortune, vivant du produit de leur travail, d’accéder aux grades d’officiers supérieurs. Mais cette innovation n’a en fait strictement rien à voir avec la démocratie : seul celui qui a gravi tous les échelons jusqu’aux charges suprêmes peut être pressenti pour le commandement d’un corps d’armée. Et cela, un citoyen sans fortune ne peut y prétendre, même dans une armée de milice. Les qualifications permettant d’accéder aux postes d’officiers supérieurs doivent être gagnées au cours d’une longue carrière militaire que, pour des raisons économiques, celui qui n’a pas de fortune personnelle ne peut poursuivre. Il ne lui est pas possible de quitter chaque année son travail pour de longues semaines ou même de longs mois. Les moyens lui manquent et les fonctions élevées sont ainsi, malgré tout, réservées aux membres des classes possédantes.

En fait, l’invocation de la démocratie n’est qu’un abus démagogique. Ceci est perceptible aussi dans le fait que, toujours selon le projet, les officiers permanents ne seraient pas rétribués comme les autres fonctionnaires d’Etat. Il est fait mention d’un dédommagement, dont le Conseil Fédéral devrait fixer le montant. Ainsi, ces chefs échapperaient à la Loi sur la rémunération des fonctionnaires. Cet abandon du contrôle parlementaire sur les officiers supérieurs aurait des conséquences d’autant plus lourdes, qu’à mesure que la lutte des classes fait irruption au Parlement, sous la pression croissante des travailleurs, l’armée se mue en instrument de la classe dominante contre la classe ouvrière.

L’organisation militaire de 1907 a aussi instauré un prolongement des écoles de recrues. Parallèlement, les cours de répétition qui avaient lieu tous les deux ans, ont été annualisés et concentrés sur un laps de temps plus court. Les cantons ont été privés de leur compétence en matière militaire, et la toute-puissance de la Confédération et de ses organes s’est considérablement renforcée. L’esprit de la réforme de l’armée apparaît encore plus clairement dans les dispositions légales selon lesquelles, en cas de mobilisation, le Conseil fédéral peut soumettre les fonctionnaires, employés et ouvriers des établissements et ateliers militaires, mais aussi des entreprises de transports publics, aux lois militaires.

 

 

La social-démocratie et l’armée

 

Plus de 50 000 citoyens suisses pourraient être ainsi privés d’un seul coup du droit de coalition garanti par la Constitution, ainsi que de l’usage du droit de grève, qui leur était jusqu’ici reconnu sans réserve. Sans autre, on a déclaré ouvertement et brutalement que ces catégories de fonctionnaires, d’employés et d’ouvriers ne pouvaient disposer du droit de grève, qu’ils étaient des citoyens de deuxième classe. Un seul argument a été avancé pour faire passer cette atteinte à la Constitution : les conditions de travail seraient si bonnes dans ces secteurs qu’une grève ne pourrait se justifier ! C’est évidemment une pure entourloupe. Il suffit de rappeler que les salariés des chemins de fer fédéraux reçoivent des salaires qui ne leur permettent pas de subsister sans faire appel à la charité publique. Ainsi, le salaire minimum de ces prolétaires a été fixé à 3,80 francs par jour en 1912, si bien qu’il est difficile de considérer ces entreprises d’Etat comme des modèles.

Contre la volonté de la plupart de ses dirigeants, le parti social-démocrate s’est violemment opposé à la nouvelle organisation militaire pour les raisons déjà mentionnées, ainsi que pour des motifs plus généraux. Avant même la conclusion des débats parlementaires préliminaires, un Congrès du parti s’est efforcé de définir sa position sur la réforme de l’armée et le militarisme en général. Il s’est conclu par l’adoption des thèses suivantes :

 

1. Le parti social-démocrate suisse, en alliance avec les partis sociaux-démocrates des autres pays, a pour objectif la suppression des motifs de guerre et de l’armement dans les pays civilisés. Elle demande la résolution des conflits internationaux par des tribunaux arbitraux.

2. Tant que cette perspective ne sera pas atteinte par les peuples d’Europe, elle admet une armée populaire qui a pour seule tâche de défendre le pays contre les agressions extérieures.

3. Le parti proteste contre l’emploi de soldats lors de grèves, comme cela s’est produit à plusieurs reprises au cours de ces dernières années?; il exige les garanties nécessaires pour que de tels abus ne se reproduisent pas. Il fera opposition par tous les moyens au projet de nouvelle organisation militaire, tant que ces garanties n’y figurent pas.

  Aussi longtemps qu’elles ne lui sont pas données, il conseille aux soldats de refuser d’obéir si on leur ordonne d’attaquer des ouvriers en grève ou de lever leurs armes contre eux. Le cas échéant, il fera son possible pour aider les réfractaires isolés et leurs familles à faire face aux conséquences financières de leur geste. Il se mettra pour cela en liaison avec les organisations syndicales. Le parti est d’avis que la meilleure garantie contre l’utilisation de troupes en cas de grève est l’information permanente et systématique du peuple suisse sur le mouvement ouvrier moderne et le rôle de l’armée, le renforcement des organisations politiques et syndicales, de même que la force politique du prolétariat dans la société et dans l’Etat.

4 Le parti exige une organisation militaire basée sur le service militaire obligatoire qui soit en accord avec les institutions démocratiques et n’aille pas à l’encontre de l’égalité des droits inscrite dans la Constitution. Il réclame une diminution du budget militaire et lutte contre toutes les dépenses qui ne sont pas absolument nécessaires à la défense du pays.

 

 

Face à la montée du militarisme…

 

Ces directives datent de 1906 et on peut se demander si elles obtiendraient encore une majorité à un congrès du parti, du simple fait que sous le capitalisme, bien des choses peuvent être mises au compte de la « défense du pays ». Pour les dépenses les plus insensées, on finit par trouver une excuse qui permet de les lier à la défense du pays. Il convient d’ajouter à cela qu’une armée, fût-elle de milice, ne peut se soustraire aux lois du développement militaire mondialisé.

Celui qui admet la nécessité de principe d’une armée, sous cette forme ou sous une autre, même à la condition sine qua non que cette armée soit exclusivement défensive et organisée démocratiquement, ne peut par conséquent pas lutter efficacement contre la charge croissante que représente le militarisme, surtout aujourd’hui, tandis que le progrès des techniques militaires repousse et modifie chaque jour les limites de « l’absolue nécessité » pour assurer la défense du pays. […]

Le développement de notre système de milice incite à penser – la classe ouvrière en est de plus en plus consciente – que les dépenses militaires qui « sont absolument nécessaires pour la défense du pays » sont prises dans un engrenage dangereux. Si les charges militaires continuent à augmenter, c’est à mettre au compte de la mégalomanie des chefs militaires. Abstraction faite des efforts actuels pour astreindre le personnel des transports publics à l’école de recrues et à toutes les obligations militaires, la statistique du recrutement met en évidence l’accroissement artificiel des effectifs, expliquant lui aussi la hausse des dépenses militaires.

Jusqu’en 1906, le pourcentage des hommes jugés aptes au service était stable. En 1907, il a passé brusquement de 50,3 % à 57 %. Cela ne résultait évidemment pas du fait que l’état de santé général des hommes en âge d’être appelés sous les drapeaux s’était amélioré. Au contraire, les effets destructeurs du capitalisme se font aussi sentir en Suisse : sous-nutrition, misère et dénuement augmentent ainsi chez nous avec le renchérissement croissant. Si il y a tout de même eu un nombre supérieur d’hommes réputés aptes au service, il faut en rechercher la cause dans la modification des modalités de l’examen sanitaire. Les médecins ont reçu des autorités de l’armée l’ordre d’être moins exigeants sur l’état de santé des conscrits […] pour permettre l’accroissement des effectifs.

Il en résulte la hausse des dépenses, simplement parce que le contingent s’accroît artificiellement et nécessite de plus grands frais d’entretien, d’instruction et d’armement. De plus, à la suite d’examens moins consciencieux, les cas de maladies survenant au service militaire sont plus fréquents. Le taux plus élevé d’aptitude au service correspond donc à un accroissement des prestations de l’assurance maladie militaire et de la caisse de pension. Car plus d’un soldat qu’on avait mis en habit léopard pour flatter la mégalomanie des grands bonzes de l’armée, est rentré du service avec une maladie fatale; plus d’un père de famille, qui aurait peut-être joui d’une longue vie, a été victime de l’inconscience militaire.

 

 

L’armée suisse contre les travailleurs

 

Les mauvais traitements les plus scandaleux ont cours dans la milice suisse. Quiconque suit régulièrement la presse du parti lors des exercices militaires, peut y lire fréquemment des articles sur les excès perfides commis par des officiers et sous-officiers de toutes les armes et de tous les grades. On inflige aux soldats les pires humiliations. Alors que le simple soldat est puni pour le moindre méfait, soit par de lourdes peines disciplinaires, soit par la justice militaire, qui s’exerce même en temps de paix, les auteurs de ces mauvais traitements s’en sortent avec des peines disciplinaires minimes. Les plaintes des subordonnés contre leurs supérieurs ne servent souvent à rien. Dans certains cas, on rappelle énergiquement aux soldats, quand on les rend à la vie civile, que toute plainte à la presse concernant des traitements injustes est interdite et punissable.

 

Voici deux cas récents:

A la caserne de Saint-Gall, une recrue ne parvenait pas à faire un exercice à la satisfaction du lieutenant. L’ordre fut donné au caporal de rosser cet homme. Le soir, le caporal ordonna donc à quelques soldats de le coucher sur son lit?; pendant que les uns le tenaient, les autres cognaient sur le malheureux avec leurs ceinturons jusqu’à ce que le caporal estime que c’en était assez. A un tambour qui s’élevait contre ce procédé honteux, le caporal répondit qu’il devait tenir sa langue sous peine de connaître le même châtiment. Son travail accompli, le caporal se rendit chez le lieutenant pour lui annoncer militairement que son ordre avait été exécuté. Ce récit est authentique et a paru en ces termes dans la presse bourgeoise. L’enquête de la Cour martiale est actuellement en suspens.

Voici, selon la version officielle, ce qui s’est produit sur la place d’armes d’Herisau : un lieutenant a donné l’ordre à un caporal de tenir une baïonnette pointée vers le haut au pied du portique de gymnastique, pendant que quelques hommes de son groupe, en particulier une recrue, montaient à l’engin en concentrant toutes leurs forces. Cet exercice a été exécuté deux fois, et la recrue a fini par tomber assise sur la baïonnette. […] Il est significatif qu’un membre d’un gouvernement cantonalchef du département des affaires militaires – ait été indirectement mêlé à ces brutalités. Un tel excès de sauvagerie de la part d’un officier a été sanctionné par une ou deux semaines d’arrêts. 

 

Les autorités militaires réagissent par contre totalement différemment lorsqu’il s’agit d’une offense à l’honneur d’un officier. Un civil qui avait giflé un 1er lieutenant pour une affaire privée a été condamné à cinq mois de pénitencier et à payer mille francs d’amende et les frais de la cause. L’officier, quant à lui, a été relevé de ses fonctions militaires, parce qu’il n’avait pas fait immédiatement usage de son arme pour se défendre. Là, le juge s’est soudain souvenu de la dignité humaine, alors que dans bien des cas où un soldat a été traité comme du bétail, le sévice est considéré comme expié par quelques jours d’arrêt.

Il n’y a pas que le drill – qui pareil à celui des Etats militaires – et les charges financières toujours plus difficiles à supporter, qui poussent la classe ouvrière à s’opposer aux formes que prend le système de milice suisse. Dans les thèses du parti (1906) déjà citées, il est aussi clairement montré ce que la classe dominante entend par l’usage de la troupe pour « le maintien du calme et de l’ordre à l’intérieur du pays » : dès qu’un grand nombre de travailleurs entrent en grève, le calme et l’ordre sont réputés en danger, et l’armée est l’ange gardien des patrons. Sous ce rapport, les autorités suisses peuvent soutenir la comparaison avec le gouvernement prussien. La liste des cas où l’on a fait usage de la troupe pour écraser les ouvriers en grève suffit à le démontrer :

 

1869 Lausanne, Bâle (industrie de la soie)

1875 Gothard (construction du chemin de fer : quatre ouvriers abattus)

1893 Berne (bâtiment)

1898 Genève (bâtiment)

1901 Simplon (percement du tunnel)

1902 Genève (grève générale)

1904 La Chaux-de-Fonds et Bâle (bâtiment), Ryken (percement du tunnel)

1905 Rorschasch (métallurgie)

1906 Zurich (métallurgie et construction)

1907 Hochdorf (grève générale), Saint-Maurice, Lausanne, Vevey, Montreux et Orbe

 

[…] Il va de soi que les garanties contre cet usage abusif de l’armée sont complètement absentes de l’organisation militaire de 1907. La revendication du parti social-démocrate a été purement et simplement écartée, et la possibilité d’utiliser la troupe pour briser les grèves a été expressément maintenue.

 

 

Système de milice et réformes sociales

 

Ces exemples […] montrent clairement la position du prolétariat suisse sur la question militaire et démontrent qu’un système de milice n’est pas plus enthousiasmant qu’un autre. Il pourrait en être autrement en Allemagne […]. S’il a le choix entre armée permanente et armée de milice, il va de soi qu’un social-démocrate se prononcera pour la milice, qui est un moindre mal. Mais il faut se garder de toute illusion. C’est là un avertissement qui ne me paraît pas superflu au vu d’une série d’articles parue durant la seconde moitié du mois d’avril dans certains organes du parti allemand et intitulée : « Sur la voie d’une armée de milice ».

Il y est pourtant dit – ce qui est parfaitement correct – que l’armée de milice ne pourrait ôter à l’armée sa fonction de moyen de domination de la classe ouvrière, comme le prétendaient les défenseurs petits-bourgeois de ce système au milieu du siècle dernier. Mais on peut lire immédiatement après, dans la même série d’articles : «?Pour que l’esprit de milice devienne réalité, il faudrait une réforme sociale profonde, car une éducation militaire de la jeunesse est impossible sans l’amélioration de la santé publique, la suppression radicale du travail des enfants, et la réduction du travail des jeunes. Comme elle pourrait donner un coup d’éperon au cheval boiteux de la réforme sociale […] ».

Dans la mesure où l’expérience suisse peut être prise à témoin, elle s’inscrit totalement en faux contre le premier terme de la phrase ci-dessus. On observe tout le contraire d’un effet stimulant de l’armée de milice « sur le cheval boiteux de la réforme sociale ». Il est certain que cette dernière ne dépend pas exclusivement des moyens financiers qui sont à la disposition de l’Etat. Ce qui est surtout déterminant, ce sont les intérêts de la classe dominante. Or, en Suisse, le système de milice n’a pas suscité la réforme sociale, mais il l’a directement entravée. La plupart des revendications sociopolitiques qui auraient coûté quelques sous à l’Etat ont été refusées sous prétexte qu’on n’avait pas les moyens nécessaires.

Alors que l’Allemagne dispose déjà depuis des dizaines d’années d’une assurance pour les travailleurs, ce n’est que cette année, en Suisse, qu’on a commencé à mettre en place une assurance maladie et accidents nationale. Mais aujourd’hui encore, on n’a pas rassemblé les fonds nécessaires à la mise en vigueur de la loi. La Confédération a refusé de contribuer aux frais d’une enquête sur la situation des travailleurs à domicile invoquant le manque de moyens, et pour les mêmes motifs, elle n’a pas voulu soutenir la lutte contre la tuberculose, ainsi que la création d’un office de statistiques sociales. […] 

Le gouvernement a exprimé cela froidement et calmement devant tout le monde, alors que peu de temps auparavant, on avait alloué 16 millions pour le nouvel armement de l’infanterie, et que, quelques semaines plus tard, une demande de crédit de 31 millions à des fins militaires allait être soumise à l’Assemblée fédérale ! Le Conseil Fédéral s’est ainsi fait exclusivement l’interprète de la manière de voir de la classe dominante et de ses politiciens influents. Perpétuellement, on déniche ainsi de l’argent en abondance pour les affaires militaires, alors qu’on manque de tout, sitôt que la classe ouvrière avance des exigences de nature sociopolitique. D’ailleurs, la politique sociale de l’Etat peut en partie être réalisée sans de grosses dépenses. L’Etat n’a qu’à […] imposer aux entrepreneurs des prescriptions précises sur la limitation du temps de travail, les salaires, les conditions de travail et les mesures de sécurité. 

Dans l’esprit du camarade qui a écrit la série d’articles « Sur la voie d’une armée de milice », il est forcé de le faire, dès que le système de milice est introduit. Car « une éducation militaire de la jeunesse est impossible sans l’amélioration de la santé publique, la suppression radicale du travail des enfants et la réduction du travail des jeunes ». La Suisse, avec son système de milice, prouve le contraire. Nous avons vu qu’elle dispose d’un système éprouvé d’éducation militaire de la jeunesse. Dans presque tous les petits villages, une formation prémilitaire est instituée. […] Les sociétés de gymnastique sont largement subventionnées par l’administration militaire. Tout ce qui peut l’être, est fait pour l’éducation militaire des jeunes en Suisse. Il va de soi que cette éducation ne se fait guère dans l’esprit de la social-démocratie, et ce n’est pas sans intérêt de le souligner ici. Car l’auteur de l’article part bien de l’hypothèse d’une éducation militaire des jeunes dans une société capitaliste. Or, cette éducation a-t-elle eu pour conséquence l’amélioration de la santé publique, la suppression radicale du travail des enfants et la limitation du travail des jeunes ? Pour la Suisse, on peut résolument répondre non.

 

L’armée contre le progrès social

 

Il n’y a toujours pas de protection légale du travail à domicile, la politique sociale stagne, et les efforts des syndicats pour améliorer la santé de la classe ouvrière se sont heurtés à la plus vive opposition de la part de tous les entrepreneurs à qui, comme nous l’avons vu, l’Etat rend volontiers quelques menus services. De même les préoccupations des autorités militaires vont dans une toute autre direction que l’amélioration de la santé du peuple. C’est avec raison que Lorenz s’exclame ainsi, dans son commentaire sur le travail à domicile des enfants : « Qu’on cesse donc une bonne fois, dans ces contrées de misère enfantine notoire, d’introduire de meilleurs cours de gymnastique, une préparation à l’école de recrues, avec pour seul but de meilleures performances. Que l’on commence donc à comprendre qu’il est plus intelligent de s’attaquer aux sources des maux, plutôt que de fignoler, là où il est déjà trop tard pour agir ! »

[…] Le militarisme suisse s’est jusqu’ici fort bien porté sans réformes sociales, et rien ne porte à croire qu’il puisse en être autrement à l’avenir. […] Le développement du système de milice a de plus montré que l’idée d’une armée démocratique, sur les bases d’une société de classes, a toujours moins de chances de se réaliser pratiquement. Comme la démocratie elle-même, la milice est devenue, du fait du développement capitaliste, un excellent outil entre les mains des réactionnaires.

Lorsqu’on condamne le système de milice suisse, il faut bien sûr être attentif à une chose : le développement économique ne s’y est pas fait exactement sur le même modèle que dans les grands pays capitalistes. Même si l’industrialisation y a fait de rapides progrès ces dernières années – le nombre des ouvriers de fabrique est passé de 242 534 à 329 841, de 1901 à 1911 – il n’y a que peu de grandes entreprises. En 1911, il n’ y avait qu’une seule fabrique de plus de 3000 ouvriers. Le mode de production petit-bourgeois domine dans l’industrie, l’artisanat et l’agriculture?; la concentration urbaine est encore faible. Seule Zürich, la ville la plus peuplée du pays, peut être considérée comme une véritable cité industrielle. Ailleurs, l’industrie s’est installée en fonction des conditions naturelles, au fil de l’eau, jusque dans les hautes vallées de montagne. 

C’est cette décentralisation de l’industrie qui a fait que nombre de petits-bourgeois et petits paysans sont venus se joindre à la masse ouvrière, et que bien des familles prolétariennes sont attachées à la terre par des domaines microscopiques qu’elles exploitent à titre de travail annexe. Il est normal, dans de telles conditions, que la conscience de classe prolétarienne se développe lentement et que le terrain soit propice à l’emploi abusif de la démocratie et de ses institutions à des fins réactionnaires.

Là où aujourd’hui les armes sont encore concentrées dans une armée permanente, le système de milice peut représenter une étape sur le chemin du désarmement total. Et en partant, de ce point de vue, il serait absurde de rejeter le mot d’ordre général de désarmement pour adopter celui de l’armée de milice.

 

Robert Grimm

 

Révision de la traduction de l’allemand, coupures et intertitres de notre rédaction, d’après la brochure : L’antimilitarisme révolutionnaire, publiée par la Ligue marxiste révolutionnaire (LMR) en 1972.

 

 

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1 Paul Lensch (1883–1926) sera l’un des hommes de contact du gouvernement socialiste avec l’armée, en novembre 1918, avant d’être exclu de la social-démocratie et de rejoindre le camp conservateur en 1922 (JB).