Guerre coloniale et querelles des puissants

Guerre coloniale et querelles des puissants


L’impérialisme US veut la guerre en Irak. Pour ses dirigeants actuels, le plus vite serait le mieux, pour des raisons qui vont au-delà des enjeux météorologiques (comme si les guerres n’étaient pas possibles en été). A l’heure où nous bouclons, les Etats-Unis ont annoncé leur projet de seconde résolution, cosignée par l’Angleterre et l’Espagne, tandis que la France a déposé un mémorandum à l’ONU, endossé par l’Allemagne et la Russie, qui a aussi reçu l’aval de la Chine, proposant un renforcement des inspections, des critères et un calendrier précis, assorti d’un nouveau délai de 120 jours. Le 7 mars, Hans Blix devrait faire le point sur les travaux des inspecteurs. Dans les jours suivants, Washington demandera le vote de sa nouvelle résolution au Conseil de sécurité, où elle doit recueillir une majorité qualifiée de 9 voix. Enfin, une décision majoritaire de soutien pourrait théoriquement faire l’objet d’un véto de la part de l’un des membres permanents…


L’offensive annoncée a tout d’abord une dimension coloniale classique. Elle vise à renforcer le contrôle politique et militaire direct des Etats-Unis sur une région qui détient les principales réserves pétrolières du globe, où ses investissements actuels et projetés sont considérables, et dont les régimes «amis» (Arabie Saoudite, Egypte) offrent des garanties de stabilité à long terme tout à fait insuffisantes, à l’exception d’Israël. «Pas de sang pour du pétrole», scandent des millions d’opposant-e-s à la guerre, qui ont parfaitement saisi cette dimension du conflit. Ce n’est pas Anthony Swofford, cet ancien marine qui vient de publier une chronique de la guerre du Golfe de 1991, qui leur donnera tort: «Nous plaisantions, raconte-t-il, sur le fait que nous avions été muté du Marine Corps dans le Oil Corps ou les Petrol Bataillons»1.


Disputes au sommet






Pétrole irakien


Issam Chalabi, ancien ministre irakien du pétrole, reconverti en conseiller privé « indépendant », vient de présenter un bilan détaillé devant une conférence sur l’énergie à Houston (Texas). Selon lui, l’Irak dispose de 112 milliards de barils de réserves prouvées. 15 champs pétrolifères sur 73 sont exploités à l’aide d’équipements endommagés, vêtustes et inadéquats. La production courante est de 2,8 millions de barils par jour (contre 3,8 millions avant la Guerre du Golfe). Une première opportunité pour les compagnies pétrolières : la reconstruction des installations actuelles, le forage et l’équipement de nouveaux puits. D’ici 2010, la production quotidienne du pays pourrait se monter à 6-8 millions de barils par jour, soit deux à trois fois la production actuelle (International Herald Tribune, 24 février 2003).

(jb)


Pourtant, cette guerre imminente est aussi une épreuve de force de l’impérialisme US avec ses alliés et concurrents européens. En l’occurrence, il s’agit de maintenir la subordination de l’UE aux Etats-Unis, dans un contexte marqué par la disparition de la «menace» soviétique et par les progrès substantiels de l’intégration économique et politique européenne. De ce point de vue, il n’y a pas de divergence de fonds entre «faucons» et «colombes» parmi les principaux protagonistes de la politique extérieure des Etats-Unis depuis le début des années 90, républicains comme démocrates, de Paul Wolfowitz, conseiller de Bush Sr et sous-secrétaire d’Etat de Bush Jr, à Zbiniew Brzezinski, ancien conseiller de Jimmy Carter. Comme le note Brzezinski, dans une récente libre opinion: «L’usage de la force pourraît être nécessaire pour renforcer l’objectif du désarmement. Mais la forme et le moment dans laquelle s’exerce cette force devraient s’intégrer dans une stratégie plus large, sensible au fait que le renversement du régime de Saddam pourrait se révéler trop coûteux pour le leadership global des Etats-Unis» (El País, 20 février, notre trad.).


En général, la dimension coloniale de la politique états-unienne est largement comprise par l’opinion publique. En revanche, la montée des tensions entre le noyau dur de l’UE et les Etats-Unis donne lieu à des interprétations fantaisistes. En réalité, l’effondrement du Bloc soviétique a revivifié une dimension classique de l’impérialisme, à laquelle la bipolarité USA-URSS avait largement fait écran depuis près de soixante ans: le conflit d’intérêts entre puissances capitalistes rivales. En effet, et on l’oublie trop souvent, il n’y a pas un seul impérialisme – ou un seul empire – mais plusieurs impérialismes concurrents, même si la définition des principales forces en présence et le degré d’imbrication inter-blocs des intérêts des multinationales les plus puissantes, en a modifié les formes et la géographie depuis la fin du XIXe siècle.


Une superpuissance impérialiste européenne?


Avec les progrès notables de l’intégration économique, monétaire et politique de l’UE, le vieux continent se présente comme un projet impérialiste en construction, soutenu notamment par l’Allemagne et la France (dont les économies réunies pèsent presque autant que celle du Japon et plus de la moitié de celle des Etats-Unis). Les deux pays plaident d’ailleurs pour une politique extérieure et une force militaire européennes communes. Pour eux, l’Europe doit cesser d’être un «pygmée militaire», pour reprendre la formule de George Robertson, Secrétaire Général de l’OTAN. En 1997, Hubert Vedrine, alors ministre socialiste des affaires étrangères, exprimait déjà le malaise de la «vieille Europe» face aux Etats-Unis par cette formule choc: «Le Pentagone, Boeing, Coca-Cola, Microsoft, Holly-wood, CNN, Internet et la langue anglaise, c’est trop d’atouts dans une seule main». Dans le même sens, Jacques Chirac déclarait récemment à la presse espagnole: «Toute communauté avec une seule puissance dominante est toujours dangereuse et suscite des réactions. Pour cela, je défends un monde multipolaire, dans lesquel l’Europe, dès maintenant, occupe sa place» (El Pais, 23 février 2003, notre trad.).






Mars contre Vénus?


De la position actuelle du noyau de l’UE, en raisonnance avec une écrasante majorité de la population du vieux continent, il serait faux de prétendre que «l’Europe vient de Venus» et «les Etats-Unis de Mars, pour paraphraser le titre d’un best-seller à la mode il y a quelques années. A ce propos, Jacques Chirac rappelle que la France dispose de 15000 hommes à l’étranger et qu’elle maintient plus de troupes que les Etats-Unis dans les Balkans. De son côté, Michèle Alliot-Marie, rétorque que «la crise actuelle donne une preuve de plus que l’on doit accélérer l’effort de construction de l’Europe de la défense». Sur un ton plus martial, le fameux chroniqueur Timothy Garton Ash déplore: «Si nous étions seulement capables de mettre en commun et de réorienter ce que nous dépensons déjà dans le domaine de la défense, nous disposerions d’une force expéditionnaire formidable, que nous pourrions envoyer en Irak ou ailleurs selon nos souhaits» (El Pais, 22 et 23 février 2003, notre trad.).


(jb)


Mais les aspirations à développer un impérialisme européen qui soit à la hauteur de sa puissance économique actuelle et de son potentiel d’extension futur sont contrecarrées par des tensions centrifuges considérables, encouragées par Washington. Leur portée a été récemment révélée par la lettre ouverte des huits chefs d’Etat alignés sur les Etats-Unis (Angleterre, Danemark, Europe du Sud et Europe de l’Est). Comme le faisait remarquer récemment Janusz Reiter, ancien ambassadeur de Pologne en Allemagne et directeur du Centre des Relations Internationales de Varsovie: «Aussi longtemps que les Etats-Unis sont une réalité opérationnelle et que l’Europe unifiée est un rêve, nous choisirons toujours la réalité par rapport au rêve». Il n’en reste pas moins que les investissements allemands en Hongrie, principal destinataire des capitaux étrangers en Europe de l’Est, ont récemment dépassé ceux des USA (International Herald Tribune, 24 février 2003). De rudes combats en perspective…


Il est difficile de prédire par quel compromis se conclura provisoirement le bras de fer diplomatique entre les Etats-Unis et ses alliés européens, d’une part, et le noyau de l’UE, soutenu actuellement par la Russie et la Chine. Mais une chose est sûre: il s’agit d’un conflit inter-impérialiste qui ne fait que commencer… «En Afrique, l’activisme américain pénètre la zone d’influence française», s’indigne le Figaro, au lendemain du sommet franco-africain, qui a réussi à aligner la plupart des pays africains sur la position de l’ex-puissance coloniale. Comparant les moyens de pression économiques et politiques des deux camps sur les six pays du Sud, membres du Conseil de sécurité (Angola, Cameroun, Guinée, Chili, Mexique et Pakistan), le journal pro-patronal français se livre à de sordides calculs (25 février 2003). Les Etats-Unis ont montré qu’ils étaient prêts à faire monter les enchères très haut, en proposant des dons et prêts préférentiels à la Turquie à hauteur de 26 milliards de dollars, en contrepartie de l’admission sur son territoire d’une force d’invasion de 40000 hommes.


Pendant ce temps, Tony Blair rencontre le Pape pour plaider la haute moralité de la guerre qu’il prépare… Il n’a pas voulu entendre l’archevêque de Canterbury, Rowan Williams, qui refuse de soutenir la guerre en Irak, même si elle devait recevoir l’appui du Conseil de sécurité de l’ONU. Il lui a pourtant adressé une réprimende cinglante en appelant les leaders politiques à renoncer à toute «artillerie lourde d’un genre religieux» (The Guardian, 22 février 2003).


Jean Batou



  1. Jarhead: A Marine’s Chronicle of the Gulf War and Other Battles, 2003.