Opinion

Opinion : Une farce autour du Führer - Théâtre du Grütli - GE - jusqu'au 23.12.2012

Théâtre du Grütli – GE – jusqu’au 23.12.2012

Incongrue rencontre entre un humaniste libraire israélite et son futur bourreau, Adolf Hitler.

Dans la Vienne du début du 20e siècle, où le jeune Adolf Hitler séjourna entre 1908 et 1912, se produit l’impensable: la rencontre, et la cohabitation, de ces deux « figures » de l’Histoire, réunis dans un même espace. C’est ce panorama surprenant que propose l’auteur hongrois d’origine juive, George Tabori (Tábori György), dans un texte de 1987, Mein Kampf (farce)1. Tragi-comique, teintée d’un humour noir qui n’épargne ni l’un ni l’autre des deux personnages, cette pièce proposée actuellement au Théâtre du Grütli par son directeur Frédéric Pollier, peut amuser, déplaire ou déranger, mais elle ne laisse assurément pas indifférent-e. Un texte burlesque et plaisant, ou le rire et le drame se mélange constamment.

Ce jeune Hitler déjà résolument antisémite, inspiré par les idées d’un Karl Lueger2 ou d’un Georg Ritter von Schönerer3, qui ont fait de l’antisémitisme une culture politique, est gracieusement accueilli par Shlomo Herzl, un homme d’une bonté qui n’a d’égal que la médiocrité de son hôte. Situation pour le moins cocasse: ce libraire juif au grand coeur, qui loue quelques lits dans un dortoir en sous-sol, héberge le futur Führer, un sans domicile fixe particulièrement fruste, et s’emploie à parfaire son éducation. Ce dernier, à qui rien ne présage un avenir glorieux, piètre peintre à la santé fragile, cumule les tares et les défauts.

Commence alors une incongrue farce historique à l’esthétique burlesque où se mêlent dans un face à face absurde le traumatisme de la Shoah, le discours nationaliste déjà réfléchi du futur dictateur et les tracas triviaux de la collocation au quotidien. Le fil conducteur de cette pièce décousue est le rire, qui, comme un troisième personnage s’immisce dans chaque dialogue, dans chaque scène, et permet à l’indicible d’être dit. Il consent à cette histoire cocasse de se détacher du joug des événements historiques pour offrir une farce burlesque où l’auteur s’affranchit des tabous. Cette farce née du drame démytifie le drame.

Tabori se joue avec sarcasme de l’Histoire et des personnages autant que du spectateur, il inverse les rôles à sa guise, à l’instar de cette scène insensée où Shlomo Herzl s’improvise barbier (référence évidente au burlesque personnage de Charlie Chaplin) et passe en cadence son rasoir aiguisé sur la gorge d’Hitler, avant de lui tailler sa célèbre moustache. Dans une mise en scène plutôt statique, où Bernard Escalon en Shlomo Herzl se distingue par son jeu juste et plein de finesse, certaines passages marquent l’esprit : lorsque le Juif au grand coeur tente tant bien que mal d’apprendre à Adolf Hitler à verser sa première larme…

Le texte de George Tabori est donc acerbe, drôle, parfois à la limite du mauvais goût et ne craint pas les allusions évidentes à l’horreur de la Shoah. Mais par le rire, la dérision et l’effet de surprise (Madame Lamort vient soudain emmener vers l’au-delà un Hitler pris de vomissments…), Tabori crée une ambiance surprenante, parfois pesante, où le spectateur hésite, tâtonne, avant de se prendre au jeu. Le théâtre permet ici à sa manière, d’exorciser un tant soit peu l’horreur de l’Histoire. Mein Kampf (farce), curieux oxymore à première vue, symbolise peut-être le combat de Tabori lui-même, celui de rire de tout, du plus tragique comme du plus trivial, et de dire l’Histoire autrement, par le biais d’un théâtre franc et sans retenue.

Alain André

  1. George Tabori, Mein Kampf (farce), Arles, Actes Sud, 1993.
  2. Maire de Vienne de 1897 à 1910.
  3. Homme politique autrichien de la fin du XIXe