Penser l'émancipation par le religieux

Penser l'émancipation par le religieux : À propos des féminisme islamiques...

Il y a aujourd’hui cette idée, cette évidence pour le sens commun, notamment en France, que toute lutte et tout engagement pour l’émancipation passeraient nécessairement par une mise à distance du religieux, une désacralisation des «normes religieuses». La sécularisation signifierait moins de religieux pour […] un projet d’émancipation impulsé par «une modernisation» sensée placer la Raison au-dessus de tout.

L’Islam paraît aujourd’hui la religion la plus éloignée de l’idée d’émancipation des femmes voire de l’émancipation «tout court», dans la mesure où il serait: (1) la religion patriarcale par excellence: pour beaucoup, il y a une «oppression patriarcale musulmane» spécifique; (2) une religion totalisante – beaucoup veulent dire «totalitaire» – c’est-a-dire que le cadre religieux musulman ne distinguerait pas les espaces du religieux et du politique, et imposerait à tout musulman de privilégier les «Lois de Dieu» (ash-shari’a) sur les «lois des Hommes». Il y aurait donc antinomie entre sécularisation et islam.

Or, il faudrait se demander ce qu’on entend par «sécularisation», et ce que signifie ce «projet d’émancipation» et, dans toute discussion sur islam et émancipation des femmes, islam et modernité, islam et «laicité», etc., commencer par décoloniser et désessentialiser notre lecture à la fois du féminisme (de la modernité et de la laïcité) et de l’islam en rappelant :

1. que le procès de sécularisation ne signifie pas la même chose pour tout le monde : le terme «laïcité» français n’a pas d’équivalent en langue arabe (on parle plutôt de séculier «’ilmani»). Comme le dit très justement l’intellectuel irakien Sami Zubaida1, dans les sociétés moyen-orientales, la sécularisation a signifié une distinction et une séparation structurelle et institutionnelle des sphères sociales de la religion et de ses autorités : la société n’est plus dirigée institutionnellement par le religieux, on ne parle plus selon les «Lois de Dieu». Mais cela ne signifie pas nécessairement une diminution ou un affaiblissement de la pratique religieuse. Les individus peuvent rester «religieux» tout en vivant dans un cadre qui n’est pas structuré par le religieux, ce qui est le cas dans la plupart des sociétés moyen-orientales.

2. Le féminisme, la sécularisation, ont été une expérience coloniale pour les sociétés arabes et musulmanes, et c’est à partir de la période coloniale et surtout pour justifier l’ambition coloniale qu’il y eut cette construction de l’Autre musulman «archaïque», «patriarcal», «obscurantiste» face à l’Occident, modèle par excellence de modernité et de progrès. Ainsi, Leila Ahmed dans son récent ouvrage A Quiet Revolution2, qui traite des processus de voilement et de dévoilement au Moyen-Orient, montre qu’à la fin du 19e siècle, dans un pays comme l’Egypte, alors que le voile, porté par la plupart des égyptiennes qu’elles soient chrétiennes, juives ou musulmanes était une pratique culturelle: seul le voile musulman va être désigné comme symbole par excellence de l’oppression des femmes. Cette définition du voile comme lié au « patriarcat musulman » par le colon va influer la nature des processus de dévoilement – et de revoilement par la suite – dans les sociétés musulmanes.

Pour dépasser la binarité de ces oppositions et les comprendre, pour mieux les déconstruire, il me semble que parler des féminismes islamiques en tant qu’outil et concept intellectuel, mais aussi en tant que mouvement transnational, est intéressant. Pourquoi ? Parce […] cela nous permet justement de repenser le féminisme, de le décoloniser, mais aussi de désessentialiser «l’islam» : qu’est-ce qu’on entend par féminisme et qu’est-ce qu’on entend par islam ? On se rend très vite compte qu’il faut parler au pluriel : qu’il y a bien des féminismes et des manières très différentes d’appréhender et de vivre l’islam. Parce que la vision coloniale de l’islam lui fait perdre son hétérogénéité, la complexité de ses réalités, tout comme l’approche essentialiste du féminisme le réduit à une modalité de lutte pour l’émancipation.

Pour commencer, il faut rentrer dans la manière dont le féminisme, l’égalité et la question de l’émancipation sont posés dans le cadre religieux musulman: il s’agit de comprendre comment les choses se pensent, se posent, selon quel processus et quelle modalité les questions se formulent dans des contextes où l’islam est un référent à la fois spirituel, mais aussi culturel et identitaire majeur.

Féminismes islamiques ?

Pour ce qui est de sa formulation moderne, on peut considérer qu’il y a eu un féminisme endogène aux sociétés musulmanes, tout d’abord en tant que mouvement intellectuel réformiste musulman qui a émergé à la fin du 19e siècle, puis sous la forme de mouvements sociaux, dans le contexte des luttes nationales et anticoloniales du début du 20e siècle. La question des droits des femmes en islam a été posée par les penseurs réformistes musulmans, au premier rang desquels Muhammed ‘Abduh, disciple de Jamal al-din al-Afghani. Le réformisme musulman a introduit une réflexion fondamentale en ce qui concerne l’appréhension dynamique de la pensée musulmane, notamment à travers l’utilisation de l’outil juridique de l’ijtihad3 Cette appréhension critique et renouvelée de la pensée musulmane a ouvert la voie à une critique féministe à l’intérieur du cadre religieux musulman.

Ainsi, à la faveur du réformisme musulman et bien qu’il fut influencé par les idées occidentales, le féminisme tel qu’il s’est exprimé dans les sociétés musulmanes n’a pas succédé, encore moins suivi le féminisme européen, mais il est né au même moment, et s’est exprimé à travers une posture anticoloniale et nationaliste. […] Des figures nationalistes et féministes souvent identifiées comme «laïques» ont d’ailleurs accordé beaucoup d’importance au référent islamique dans leur défense des droits des femmes. Déjà à cette époque, l’idée que l’islam n’est pas une religion patriarcale, mais au contraire promeut l’égalité entre les sexes, était défendue par les féministes arabes qui faisaient usage de la réflexion développée par les réformistes musulmans.

Le féminisme islamique : « enfant illégitime » de l’islamisme

Plus tard, au cours des années 1970, on voit apparaître de nouvelles figures féminines dans les sociétés majoritairement musulmanes, souvent proches de la militance islamiste; celles-ci vont développer de nouvelles pratiques et un discours sur les femmes en plaçant le référent religieux au premier plan de leur défense d’une identité féminine musulmane. A mesure que le discours de l’islam politique prend de l’ampleur, on voit apparaître des discours cherchant à faire la promotion d’une modernité islamique incluant un certain nombre de revendications à caractère féministe chez les femmes islamistes. Deux phénomènes vont ainsi marquer l’évolution du discours sur les femmes en islam et les pratiques militantes musulmanes : d’une part, l’élévation du niveau d’instruction desfemmes à l’échelle du Moyen-Orient – elles sont de plus en plus nombreuses à avoir accès à l’université – ; d’autre part, la nature du discours islamiste dans sa remise en question de l’islam de pouvoir, sa capacité à démocratiser le discours religieux et à rendre légitime un savoir alternatif développé par des penseurs dont le profil diffère de la trajectoire classique des écoles islamiques. La vulgarisation du savoir religieux (…) à travers les discours des islamistes a rendu possible une forme de réappropriation du savoir religieux par les femmes.

Ceci ne fera que s’accentuer dans les années 1980 et 1990 dans les sociétés majoritairement musulmanes: en Turquie par exemple, les travaux de Nilüfer Göle4 ont montré l’émergence de ce qu’elle nomme modern mahram – des figures musulmanes alliant pratique orthodoxe de l’islam et modernité affichée. On passe d’un discours féminin de défense de l’islam à un discours féministe à l’intérieur de l’islam, c’est-à-dire qu’à mesure que les femmes deviennent plus éduquées, qu’elles s’approprient le savoir religieux, et que des discours islamiques alternatifs, à la faveur des courants islamistes, se démocratisent, le féminisme islamique se développe en tant que discours intellectuel et sous la forme de pratiques militantes chez des femmes islamisées. Du Maghreb à l’Iran, en passant par l’Égypte et la Malaisie, de nouvelles dynamiques émergent, allant des revendications féminines musulmanes aux discours et pratiques les plus féministes. En Europe et aux États-Unis, on peut observer chez des femmes réislamisées, souvent engagées dans des dynamiques musulmanes, l’émergence d’une conscience féministe islamique. Dans un contexte où l’islam est fortement stigmatisé et racialisé, celle-ci varie d’une défense de l’identité féminine musulmane aux revendications les plus féministes.

Dans le contexte récent des «révolutions arabes», certains observateurs ont considéré que ces mouvements de protestation populaires, dans leur remise en question de l’autoritarisme, ont aussi impulsé un questionnement de l’islam de pouvoir et de l’orthodoxie musulmane. La présence massive des femmes dans les rangs des manifestant·e·s, et la centralité de leur implication dans les processus révolutionnaires replacent les questions de genre au cœur des mouvements sociaux et populaires. Il faudra suivre les répercussions réelles de l’activisme et de l’engagement massif des femmes dans les révoltes arabes, que ce soit sur le plan des mentalités, de la pensée musulmane et dans le domaine législatif. Pour le moment, il semblerait qu’ils n’ont pas été suivis de conséquences sur le plan de la représentativité politique.

Le féminisme islamique contemporain

Le féminisme islamique tel qu’il a pris forme ces 20 dernières années désigne ce mouvement transnational, s’inscrivant dans la continuité de la pensée réformiste musulmane qui a émergé à la fin du 19e siècle, qui appelle à un retour aux sources de l’islam (Coran et Sunna) afin de les débarrasser des lectures et interprétations sexistes trahissant l’essence libératrice du message de la Révélation coranique, mais aussi à l’utilisation de l’outil juridique de l’ijtihad pour appréhender l’islam en rapport avec l’évolution du contexte. Les féministes musulmanes considèrent que l’islam originel ne fait pas la promotion d’un quelconque patriarcat, mais au contraire promeut l’égalité des sexes. Elles appellent à une lecture/relecture des sources de l’islam en faisant appel aux sciences sociales, pour en extraire les principes d’égalité et de justice, et en distancier les interprétations élaborées au fil du temps à partir d’une grille de lecture machiste et patriarcale, et dont notamment le fiqh – jurisprudence islamique – a hérité. Il s’agit d’une réappropriation du savoir et de l’autorité religieux par et pour les femmes, et nombre d’entre elles s’arment d’une double formation – maîtrise des sciences islamiques et des outils des sciences sociales – pour faire émerger une pensée et une conception nouvelles des femmes en islam.

Ainsi, à travers ce croisement entre champs féministe et islamique, le féminisme musulman introduit des remises en question fondamentales au sein des deuxdans le premier, il remet en question la domination du modèle occidental colonial et néocolonial, qui se serait imposé comme l’unique voie de libération et d’émancipation, ainsi que l’idée que le féminisme serait antinomique au religieux et imposerait une mise à distance de celui-ci. Dans le second, il questionne tout un pan de la jurisprudence musulmane élaborée à partir d’un point de vue masculin et sexiste, dénonce la marginalisation du rôle et de la place des femmes dans l’historiographie musulmane classique, ainsi que dans l’appropriation du savoir et de l’autorité religieuse par les hommes au détriment des femmes. La connotation occidentale et coloniale du terme féminisme conduit souvent à privilégier un vocable qui semble plus proche de la culture musulmane comme celui de réformisme au féminin.

Sur le plan intellectuel, la dynamique féministe musulmane contemporaine a été à l’origine d’un grand nombre de productions académiques, […] sa langue de travail est avant tout l’anglais, et ses productions écrites restent encore peu accessibles à un large public. Globalement, le féminisme islamique a concentré son travail dans trois domaines : 1. Une révision du fiqh – jurisprudence islamique –, ainsi qu’une relecture du tafsir – exégèse et commentaire coraniques –, afin d’en extraire les lectures et les interprétations masculines et sexistes et d’en révéler,partir des sources, les principes fondamentaux de justice et d’égalité ; 2. La production d’un savoir nouveau à travers la (ré)écriture de l’histoire des femmes musulmanes et la réhabilitation de leur place et de leur rôle dans l’historiographie musulmane, ainsi qu’un travail de révision de l’histoire islamique d’un point de vue féminin et féministe ; 3. L’élaboration d’une pensée féminine et féministe musulmane globale, axée sur le principe du Tawhid – monothéisme musulman – comme fondateur de l’égalité entre les êtres humains, et sur une restitution du sens profond de la shari’a, perçue en tant que voie et non en tant que loi.

Sur le plan de l’activisme national et transnational, le mouvement féministe musulman a travaillé à la révision des statuts personnels inspirés par la «Loi islamique» dans de nombreux pays musulmans, et à l’information et à la formation des femmes musulmanes sur leurs droits en islam. Dans les sociétés majoritairement musulmanes, cet engagement a pris la forme d’un travail de réflexion sur les sources de l’islam, allié à l’information des femmes musulmanes sur les droits qui leur sont octroyés en islam, comme c’est le cas par exemple de l’organisation malaisienne Sisters in Islam. Le réseau Musawah faisant la promotion de l’égalité et de la justice dans la famille musulmane, lancé en 2009, travaille à une réforme des lois des statuts personnels dans les pays musulmans. Dans les sociétés occidentales il s’agit d’une militance musulmane engagée à la fois dans la défense des femmes musulmanes contre les discriminations dont elles sont victimes, et d’un travail d’information et de formation sur les droits des femmes en islam comme c’est le cas de l’organisation basée aux États-Unis Karamah – Muslim Women Lawyers for Human Rights.

Autre résultat : la constitution d’une élite féminine savante qui maîtrise les sciences islamiques et peut participer à l’élaboration juridique musulmane, ainsi que sur la consolidation des organisations et groupes de femmes musulmanes actives dans les réseaux musulmans et islamistes ou de manière indépendante. Par leur activisme social et politique, ainsi que par leur discours ouvertement critique quant à la vision traditionnelle des femmes en islam, des femmes comme Nadia Yassine au Maroc ou Manal al-Sharif en Arabie Saoudite participent à la redéfinition de l’identité féminine musulmane et au questionnement de l’orthodoxie sur les questions de genre.

Bien que ses productions académiques demeurent réservées à un public restreint, la pensée féministe musulmane s’est largement démocratisée et de nombreuses dynamiques musulmanes et groupes féminins et féministes se sont appropriés ses idées. Le terme féministe lui-même est de moins en moins rejeté et de plus en plus redéfini et resignifié. Le féminisme musulman a aussi montré une porosité des frontières entre militances «laïques» et islamistes, dans la mesure ou son élaboration ne repose pas sur des recherches et des travaux strictement religieux, mais se nourrit des sciences sociales pour formuler sa pensée et ses idées. On peut dire que ce mouvement amorce une dynamique nouvelle qui fait le pont entre une réflexion et des écrits produits à l’intérieur du champ islamique et des travaux élaborés en dehors de lui par des intellectuel·les «laïques», et introduit ainsi une troisième voie qui réunit désormais des réflexions et des acteurs-trices qui s’ignoraient ou se critiquaient jadis radicalement.

Des féminismes islamiques : la centralité du rapport aux Textes

La question du statut des sources de l’islam, le Coran et la Sunna, et plus généralement du rapport aux Textes sacrés, est au cœur des divergences qui opposent les féminismes islamiques. Elles séparent leurs protagonistes en trois postures, de la plus traditionnelle à la plus libérale. La première, que nous qualifierons de réformiste traditionnelle, a produit un discours et des écrits qui constituent un premier pas en avant dans la volonté de promouvoir l’égalité des sexes en islam. On peut retenir d’elle une œuvre pionnière, parue dans les années 1990 : Tahrir al-mar’a fi ‘asr al-rissalaLa libération de la femme au temps de la révélation – de ‘Abdel-Halim Abou Chouqqa. Dans cet ouvrage majeur et dans les écrits de nombreux penseurs contemporains, on peut identifier le souci, à travers le retour aux sources originelles de l’islam, de faire émerger des principes fondamentalement égalitaristes. Cependant, cette posture demeure limitée à la nécessité d’utiliser l’outil juridique de l’ijtihad, afin de réviser un certain nombre d’avis jurisprudentiels et ne formule pas de critique en amont de l’institutionnalisation de la jurisprudence islamique sur un modèle patriarcal.

La seconde posture, que nous qualifierons de réformiste radicale, se considère comme l’héritière de la pensée réformiste et appelle à une réforme de fond, intégrant les sciences sociales, ainsi qu’à la réélaboration de la jurisprudence islamique concernant les questions de genre. Cette posture est tout autant attachée aux sources religieuses et à leur sacralité que la première, mais elle pousse la réflexion jusqu’au questionnement des sources du fiqh, les usul al-fiqh, et non plus seulement au droit lui-même, cherchant à donner une définition plus complexe des principes supérieurs qui orientent l’élaboration de la jurisprudence – maqasid ash-shari’a. Ici, la question du statut des femmes est appréhendé de manière radicalement différente de la pensée religieuse classique : il n’est plus question de droits et devoirs, ni de rôles ou fonctions sociales de sexe, mais d’être, de sujet de sexe féminin et masculin fondamentalement égaux, au-delà des contextes culturels et sociaux. Ici est formulée une remise en question de l’imprégnation patriarcale et sexiste de la constitution même de la jurisprudence musulmane, une critique en amont des grilles de lectures culturelles et contextuelles à travers lesquelles se sont pensées la conception et la jurisprudence islamiques relatives aux rapports sociaux de sexe.

Nous qualifierons la troisième de réformiste libérale. Plus ou moins attachée aux Textes religieux, beaucoup plus au Coran qu’à la Sunna, elle appréhende l’islam comme un ensemble de principes philosophiques et éthiques ne nécessitant pas obligatoirement une jurisprudence, se vivant et se formulant de manière subjective, au-delà des prescriptions légales et formelles. Les tenants de cette posture appréhendent les rapports sociaux de sexe comme des construits sociaux, et la conception musulmane traditionnelle comme une déformation patriarcale du fondement égalitariste des sexes. Ici, à travers l’usage de l’anthropologie notamment, est remise en cause la genèse de la différence et de la hiérarchisation des sexes, relayée par le système religieux patriarcal

Critique politique et religieuse du féminisme hégémonique

Le féminisme islamique, dans sa remise en cause de la doxa féministe, en revendiquant une reconnaissance de la pluralité des modalités d’émancipation féminine se situe dans la lignée de la critique féministe postcoloniale et du Black feminism5. La critique féministe postcoloniale, guidée par le lien conceptuel racismeimpérialisme-colonialisme, a vigoureusement critiqué la prétention du féminisme colonial à déterminer pour les femmes du Sud les modalités de leur émancipation. La figure de proue de la critique féministe postcoloniale, Chandra Mohanty, a remis en question l’universalité supposée de la catégorie «femme» comme caractérisée par une conscience commune, au-delà des réalités de condition sociale et de culture. A partir de cette critique, elle remet en cause les modalités de lutte suggérées par les féministes occidentales, et insiste sur le fait que les priorités fixées par le féminisme dominant ne sont pas transposables à toutes les luttes des femmes. De la même manière, pour des féministes noires comme Valérie Amos et Pratibha Parmar the power of sisterhood s’arrête là où le mouvement féministe lui- même est porteur de racisme, et où les conditions de vie différentes des femmes imposent des revendications divergentes. Ainsi, l’imbrication de l’anti-racisme à l’anti-sexisme est une posture majeure qui réunit le féminisme africain-américain, anti-colonial et musulman.

A sa critique politique du féminisme dominant, s’ajoute une critique religieuse qui remet en question le présupposé selon lequel toute démarche de libération et d’émancipation des femmes passerait par une mise à distance du religieux. Elles revendiquent une militance prenant sa source dans la spiritualité musulmane et faisant de l’islam une grille de lecture pour promouvoir l’égalité. En s’appuyant notamment sur la notion fondamentale de Tawhid (unicité Divine) en islam, elles affirment l’égalité de toutes et tous face au Créateur et insistent sur la gravité de la domination en tant qu’appropriation d’une autorité et d’un pouvoir qui n’appartient qu’à Dieu. C’est donc à partir du référentiel spirituel, de l’association entre foi et engagement pour le bien : le principe d’al amr bil ma’ruf wal nahy ‘an al-munkar – le fait d’ordonner le bien et d’interdire le blâmable – qu’elles formulent leur lutte pour l’égalité et la justice. Par le spirituel vers le politique, au sens de l’engagement pour le bien, c’est ainsi que de nombreuses féministes musulmanes conçoivent leur combat contre le patriarcat, par fidélité aux principes supérieurs de justice et d’égalité constitutifs de leur foi musulmane.

Venir au politique par le religieux?

Parler d’islam, utiliser le qualificatif d’«islamique» ou de «musulman» aujourd’hui implique toujours automatiquement la question de la racialisation : être musulman·e c’est bien sûr être racisé·e, et le féminisme islamique nait d’une critique du féminisme colonial et raciste. Mais j’aimerais quand même, sur le plan à la fois politique et analytique, proposer que l’on reconnaisse la dimension proprement religieuse: on parle souvent des approches imbriquées en termes de genre/classe/racialisation et on peut à mon sens ajouter la « religion » en montrant justement la complexité de l’appréhension de l’islam en tant que «religion» et non en tant que «race».

Venir au politique par le religieux, ce n’est pas si spécifique à l’islam. On se rend compte, lorsqu’on lit des études sur l’Amérique Latine, par exemple, que le religieux peut servir de tremplin vers une lutte pour l’égalité et la justice sociale. Lorsqu’on voit la similitude des démarches, on peut se dire qu’il y a des dynamiques propres aux phénomènes du croire contemporain, et la variable religieuse doit être lue et occuper une partie de l’analyse. Dans mon étude sur l’émergence d’une conscience féministe musulmane en France6, j’ai choisi l’imbrication genre/racialisation et religion, dans la mesure où il y a, dans ce féminisme islamique en émergence, des réalités relatives à des dynamiques proprement «religieuses» ­ –  relatives aux Textes sacrés, à un cadre normatif qui serait perçu comme «énoncé de croyance».

Mais évidemment, cette centralité de l’islam, qui est présente dans le discours des musulmanes féministes en France, ne peut être lu qu’à travers cette variable et la question de la résistance au modèle intégrationniste français, notamment à travers le port du voile, – mais pas uniquement – est absolument central dans l’analyse. C’est uniquement, en imbriquant anti-racisme et anti-sexisme, que les musulmanes de France et d’ailleurs peuvent être féministes. Cette imbrication n’est pas une question de choix, c’est une posture face à une double oppression subie.

Limites du féminisme islamique ?

Beaucoup considèrent que penser le féminisme à travers l’islam, c’est aussi le penser à travers un cadre normatif et donc limiter l’engagement féministe à ce qu’il est possible de penser à l’intérieur du cadre religieux musulman. Ça me rappelle beaucoup une posture intellectuelle assez courante aujourd’hui qui parle souvent des «impensés de l’islam». Or, à propos de ces limites – rapport aux Textes sacrés –, je me demande en quoi cela serait très différent des limites que l’on observe chez certains «exégètes marxistes» ou des limites «stratégiques» qu’imposent l’appartenance à un groupe politique.

Les rapports de pouvoir politiques imposent des limites : quand les féministes africaines-américaines considéraient que certaines revendications ne pouvaient être formulées que dans le cadre d’un féminisme blanc et bourgeois et que des «féministes indigènes» en France considèrent que certaines revendications ne sont pas possibles dans la mesure où elles ne sont pas audibles et elles sont perçues comme le fruit d’une pensée politique féministe «blanche», en quoi cela serait-il différent ?

La lutte pour l’émancipation doit se faire avec les gens, et pour avoir une prise sur la réalité, il faut se placer dans cette réalité: donc oui, revendiquer un féminisme à partir d’un cadre religieux implique certaines limites, comme la réalité sociale implique certaines limites. On peut reprendre l’expression «bargaining with patriarchy» – négocier avec le patriarcat – que développe Deniz Kandioty pour montrer la complexité d’un combat féministe qui se pense dans la prise en compte des réalités socio-économiques et politiques. J’irai jusqu’à dire que là où il me semble, dans ce contexte néocolonial, que les féminismes musulmans, dans leurs différentes expressions, peuvent avoir beaucoup plus d’impact et plus de prise sur la réalité, c’est justement dans leur capacité à poser comme universelle la revendication de justice sociale et d’égalité, mais aussi à rendre endogène, acceptable, audible cette revendication d’égalité, dans un contexte où le féminisme dominant est perçu comme un outil supplémentaire de domination néocoloniale et raciste.

Zahra Ali

Communication présentée à l’occasion du colloque «Penser l’émancipation», Lausanne, octobre 2012. Zahra Ali est l’auteure de «Féminismes islamiques», Paris, La Fabrique, 2012. Version intégrale disponible sur http://www.contretemps.eu.

  1. Beyond Islam : A New Understanding of the Middle East, London 2011.
  2. A Quiet Revolution : The Veil’s Resurgence, from the Middle East to America, Yale University Press, 2011.
  3. Effort rationnel des juristes musulmans pour extraire une prescription en l’absence de sources religieuses ou à leur lumière lorsqu’elles ne sont pas explicites. De manière plus générique : effort réflexif et intellectuel visant à penser l’islam dans son contexte.
  4. Musulmanes et Modernes. Voile et civilisation en Turquie, La Découverte, 1993.
  5. Le Black feminism est né aux Etats-Unis dans les années 1960-1970. Il exprime le point de vue des femmes noires au sein du mouvement féministe US, en cherchant à articuler luttes contre le sexisme et contre le racisme.
  6. http://religion.info/pdf/2012_09_Ali.pdf.