«Spring Breakers»
«Spring Breakers» : Splendides bikinis
Où en est la culture contemporaine ? Les frontières entre underground et productions commerciales effacées, la contre-culture n’aurait comme seule posture que la fétichisation pas forcément ironique des produits culturels de masse. Entre sacré et ridicule, le nouveau film d’Harmony Korine s’y jette corps et âmes.
On assiste depuis plusieurs années à un brouillage des différentes frontières culturelles : l’underground valorise la pop, tandis que la culture à large public s’abreuve constamment à la source alternative et tente de se parer des mêmes attributs : cool, décalé. Néanmoins, ce brouillage des frontières n’implique pas que ces dernières aient totalement disparu. Voir un Spielberg ou un Gaspard Noé, ce n’est toujours pas la même chose. Ces frontières survivent à l’état de fétiches, rendues à la fois inopérantes, car anachroniques pour comprendre le monde contemporain, et obsolètes car incapables de construire des camps. On se retrouve finalement face à l’équivalent culturel de la fin de l’histoire. Les dernières révolutions auraient eu lieu avec la contre-culture des années 60, puis le punk comme dernier moment de rébellion authentique.
Spring Breakers, le nouveau film d’Harmony Korine, représente un exemple parfait de ce brouillage des frontières. En effet, ce réalisateur qui fut scénariste pour Larry Clark vient de la scène alternative américaine. Avec Spring Breakers, il opère un mélange des genres, gardant son esthétique, faite de plans et d’effets non-conventionnels, tout en conviant des actrices dont certaines viennent de l’école Disney. Le film avec son casting et son sujet (les fêtes estudiantines sur les plages) se présente comme un film de divertissement pour adolescents alors qu’il décortique ce monde contemporain pour en décerner les parts les plus obscures : armes, étalage des corps, drogues. Sans jamais juger ces aspects, le film délivre une trame sans véritable scénario. Ici, seules les actrices se hissent au niveau nécessaire. Usant de leur corps comme armes, elles dégagent une vraie puissance, mystérieuse mais déterminante quant au déroulement des événements.
Le contemporain pris au sérieux
En ce qui concerne le champ culturel contemporain, il ne s’agit pas ici de nier le poids du phénomène de marchandisation. Néanmoins, une critique figée prend le risque du conservatisme culturel et reste sourd aux différentes dynamiques qui secouent la culture actuelle. Ce qu’il faut, c’est prendre au sérieux le contemporain. C’est ce que fait Spring Breakers qui plongent dans les fêtes orgiaques des étudiants américains, venus expurger l’ennui d’universités froides et de vies sans perspective par une consommation extrême de drogues, de sexe et d’alcool dans une perspective YOLO. Pour les non initiés, cette abréviation renvoie à You Only Live Once (on ne vit qu’une fois), une « philosophie de vie » quelque peu niaise de la nécessité de profiter du temps présent. Cette philosophie YOLO, Harmony Korine la prend au mot pour observer jusqu’où les gens sont prêts à aller pour vivre tel qu’ils le souhaitent. Se déploie une trame de choix d’actions : voler pour avoir l’argent nécessaire, partir ou rester quand la situation devient dangereuse, etc.
Cette prise au sérieux de la culture commerciale américaine au point d’en faire le lieu d’une possible émancipation se déploie dans une incertitude constante. Ainsi, Spring Breakers donne autant à voir le sordide du déchaînement que sa face merveilleuse. Certains reprocheront à Harmony Korine la facilité d’un tel sujet. Néanmoins, il reste que Spring Breakers, malgré ses défauts, parvient à montrer un aspect de la culture pop et jeune, qui touche un public largement populaire, en évitant la dichotomie entre dénigrement et reprise acritique. Ici, un regard sans jugement balaie cette culture, laissant entrevoir comment ses excès de violence et d’ennui peuvent abriter à travers leur appropriation une beauté dont la naïveté n’exclut pas la force romantique.
Pierre Raboud