Les détenus administratifs sortis de l'oubli?

A la suite de l’initiative du parlementaire socialiste Paul Rechsteiner, la Commission des affaires juridiques du Conseil national a adopté le 11 octobre 2012 un « Rapport sur la réhabilitation des personnes placées par décision administrative » en Suisse. Parmi d’autres, le canton de Vaud a pratiqué durant plusieurs décennies cette forme de détention arbitraire et sans jugement. Le député au Grand Conseil Jean-Michel Dolivo (La Gauche) a déposé un postulat demandant une réhabilitation des personnes placées en détention administrative par les autorités cantonales vaudoises. Pour mieux comprendre cette pratique, notre rédaction s’est entretenue avec Yves Collaud, étudiant en histoire à l’Université de Lausanne, qui prépare un mémoire de master sur la Commission cantonale d’internement administratif, en activité de 1939 à 1971.

 

Qu’est-ce que l’internement administratif ?

 

Il s’agit d’une procédure qui permet d’emprisonner des personnes qui ne sont pas reconnues coupables de crime au sens du Code pénal. Cet internement administratif était en outre décrété sans décision d’un juge : dans le cas fribourgeois par exemple, l’internement est décidé par le Préfet, après une enquête qu’il a lui-même menée, ce qui induit une forte confusion des pouvoirs. Dans la plupart des pays européens, cette procédure a été mise en place dans des périodes d’exception (guerres mondiales, guerre d’Algérie pour la France, lutte contre l’IRA dans le cas irlandais). En Suisse en revanche, cette procédure a préexisté et a été prolongée au-delà de contextes considérés comme exceptionnels : ainsi, dans le cas vaudois, la détention administrative a continué d’être pratiquée bien après la Deuxième guerre mondiale.

 

 

Comment se déroulait concrètement cette procédure dans le cas vaudois ?

 

Il y a eu au moins quatre lois différentes, mises en place dans la première moitié du 20e siècle, qui prévoyaient le recours à l’internement administratif: la Loi sur le traitement des alcooliques, la Loi sur la prévoyance sociale et l’assistance publique, la Loi sur les malades mentaux et autres psychopathes et la Loi sur l’internement administratif des éléments dangereux pour la société. Cette dernière a été instaurée en décembre 1941 et a remplacé l’arrêté du Conseil d’Etat en vigueur depuis octobre 1939. Cette loi a impliqué la mise en place d’une Commission cantonale d’internement administratif, sur laquelle je concentre mes recherches. Cette Commission a examiné 261 cas entre 1939 et 1971, dont une grande partie étaient des femmes. L’ensemble des cas examinés n’a pas forcément débouché sur un internement, mais lorsque c’était le cas, les hommes ont été internés à la Colonie de travail d’Orbe?; et les femmes, soit à la Prison pour femmes de Rolle, soit dans la Colonie de travail de Bellechasse, à Fribourg. A ma connaissance, il n’existe pas dans les faits de distinction majeure entre les détenus de droit commun et les internés administratifs, qui étaient soumis aux mêmes règles et logés dans les mêmes établissements. Pourtant, la loi prévoyait qu’une différence soit effectuée entre ces deux catégories de détenus. En effet, pour que la détention administrative soit conforme à la Constitution, elle ne devait pas consister en une peine, réservée aux détenus de droit commun au sens du Code pénal, mais devait consister en une forme de « rééducation préventive ».

 

 

Quelle catégorie de la population était en particulier visée par l’internement administratif ?

 

En premier lieu, les prostituées, puis les souteneurs. Dans le cadre de l’arrêté de 1939, il s’agissait plus largement de « nettoyer le milieu lausannois », afin d’éviter le danger que celui-ci était censé représenter pour la nation dans le contexte de la mobilisation militaire : il s’agissait de combattre les risques médicaux et moraux associés à la prostitution et de protéger femmes et enfants restés à Lausanne, alors que les hommes étaient sous les drapeaux. Cela n’est pas spécifique au Canton de Vaud. Le Canton de Neuchâtel a mis en place des procédures d’internement administratif pour les mêmes raisons, suite à une demande expresse de l’armée. A la même période, la France tentait aussi d’interner les prostituées. Derrière cette « défense morale de la nation », se cache une défense des valeurs dites « naturelles » de la famille et du travail. Pour dire les choses schématiquement, la Commission avait comme fonction de veiller au respect de deux normes : la femme au foyer, l’homme au travail. Ici se retrouve l’idée d’une « rééducation par le travail » propre à l’internement administratif.

 

 

Quand et comment ce système de l’internement administratif a-t-il pris fin ?

 

Pour les autorités helvétiques, l’internement administratif est apparu comme un problème à la fin des années soixante, lorsque le Conseil fédéral a voulu signer la Charte européenne des droits de l’homme. Pour le Canton de Vaud, ce problème a attiré l’attention d’Anne-Catherine Menétrey, qui a déposé en 1969 une motion au Grand Conseil visant à supprimer toutes les procédures d’internement administratif des lois vaudoises. La Loi sur l’internement administratif des éléments dangereux pour la société a été abrogée grâce à cette motion à la fin de l’année 1971, mais dans une relative indifférence. En ce qui concerne les autres cantons, les différentes lois ont été progressivement abrogées jusqu’au début des années quatre-vingt.

 

Propos recueillis par Hadrien Buclin