«Malgré les promesses de régulation, l'ampleur de la fraude fiscale reste gigantesque»

L’enquête « Offshore leaks », menée par 36 grands médias internationaux, a révélé des informations sur plusieurs dizaines de milliers de comptes d’entreprises et de particuliers dissimulés dans des paradis fiscaux. A ces révélations vient s’ajouter l’affaire Cahuzac, qui a déclenché une crise politique majeure en France. Pour mieux comprendre les enjeux liés à cette actualité brûlante, et le rôle qu’y tient la Suisse, notre rédaction s’est entretenue avec Sébastien Guex, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Lausanne et spécialiste de la place financière.

Les révélations de l’enquête Offshore leaks sont-elles aussi importantes qu’on le dit ?

 

Les journalistes impliqués ont pu consulter quelque 2,5 millions de documents qui proviendraient de deux grandes sociétés écrans et qui concernent les comptes de 130 000 entreprises et de dizaines de milliers de riches et ultra-riches particuliers : ces révélations sont donc bel et bien d’une ampleur sans précédent. Un élément déterminant est toutefois peu mis en avant : ces révélations sont le fruit d’une fuite et d’un travail d’investigation journalistique, et non de l’enquête des fiscs, alors que la traque de la fraude fiscale est censée représenter une de leurs tâches majeures. En fait, les autorités fiscales auraient largement les moyens de mener le travail d’enquête aujourd’hui réalisé par des journalistes. Cela met en lumière de manière particulièrement frappante le fait que dans les sociétés capitalistes, les appareils fiscaux ont profondément intégré dans leurs pratiques une très forte complaisance à l’égard milieux capitalistes et des puissants, complaisance qui donne d’ailleurs tout son sens à la notion de « classe dominante ». Sous la pression des cercles dirigeants, les fiscs sont mis en concurrence les uns avec les autres à l’échelle internationale?; dès lors, c’est à celui qui se montrera le plus laxiste avec les détenteurs de capitaux, au nom des intérêts de « son » capitalisme. Cette révérence à l’égard des plus fortunés contraste avec l’intransigeance croissante avec laquelle les autorités étatiques luttent contre la fraude des gens modestes, qu’on pense par exemple à tout le discours et la répression impitoyables des « abus dans l’aide sociale »?; « abus » qui non seulement son rares mais concernent des sommes ridicules en comparaison avec ce qui est en jeu dans le cadre de l’enquête Offshore leaks.

 

 

Après l’éclatement de la crise en 2008, la plupart des gouvernements avaient pourtant promis de prendre des mesures contre les paradis fiscaux. A voir l’ampleur des révélations actuelles, les paradis fiscaux n’ont pas l’air d’avoir trop souffert de ces mesures.

 

Vous avez parfaitement raison : une des aspects centraux mis en évidence par cette enquête, c’est précisément que rien n’a changé sur le fond, en dépit de toutes les rodomontades entendues depuis 2008 à propos de la lutte contre la fraude fiscale. Ainsi, dans le seul Etat du Delaware (USA), il existe plus d’un million de sociétés offshore, soit davantage que les 900 000 habitants qui y vivent… Les montants de la fraude fiscale internationale sont colossaux : un rapport de la Banque mondiale estime qu’entre 10 000 et 30 000 milliards sont déposés dans des paradis fiscaux, s’agissant des seules fortunes privées. Une part très importante de ces capitaux représente de l’argent fraudé : pour donner une idée des sommes immenses qui échappent ainsi aux fiscs, prenons une fourchette basse et admettons que la moitié de cet argent – que nous estimerons ici à 20 000 milliards – n’est pas déclaré, soit 10 000 milliards. Admettons ensuite que si cet argent était déclaré, il serait imposé à un taux d’impôt sur la fortune de 0,5 %, ce qui est là encore une hypothèse basse. Cela représenterait tout de même 50 milliards qui échapperaient aux fiscs dans ce cas de figure. Ajoutons à cela l’impôt sur le revenu, en prenant là encore un taux d’imposition assez bas, soit 33 %. Si nous considérons que ces 10 000 milliards produisent un rendement de 5 %, cela donne 500 milliards de revenus, et donc 160 milliards de perte s’agissant de l’impôt sur le revenu. Si nous l’additionnons aux pertes estimées pour l’impôt sur la fortune, nous arrivons au total gigantesque de 210 milliards qui échappent aux fiscs chaque année, un chiffre qui concerne la fraude fiscale réalisée seulement par des particuliers (non des entreprises) et uniquement au moyen des paradis fiscaux. Le véritable montant qu’atteint le formidable vol opéré chaque année par les possédants au détriment des non-possédants doit être encore beaucoup plus élevé.

Un dossier réalisé par le grand hebdomadaire libéral britannique The Economist, paru le 16 février dernier, soulignait déjà que l’ampleur de la fraude fiscale n’avait pas diminué depuis 2008. On met souvent en avant le nombre important de conventions fiscales signées depuis cette date, mais The Economist rappelait qu’une grande partie de celles-ci ont été conclues entre les paradis fiscaux eux-mêmes. Ce dossier précisait par ailleurs que si l’ampleur de la fraude fiscale n’avait pas diminué, une certaine reconfiguration avait eu lieu entre les rivaux qui s’affrontent sur le marché de la fraude fiscale, avec deux perdants, Jersey et le Luxemburg, et trois gagnants : Hong Kong, Singapour et les Iles Caïmans. La place financière suisse reste à peu près stable, ou en très légère baisse. Cependant, ce constat doit être nuancé, car ces statistiques ne prennent pas en compte le fait que des capitaux offshore peuvent transiter vers une autre place financière, tout en restant au sein des mêmes banques?; cela a été bien illustré par l’affaire Cahuzac, puisque l’argent non déclaré de l’ancien Ministre a été transféré de Suisse à Singapour, mais en restant au sein de banques helvétiques.

 

 

Quelle est l’attitude des milieux dirigeants face aux révélations d’Offshore leaks, en particulier du gouvernement suisse?

 

La plupart des milieux patronaux et de leurs représentants politiques ou médiatiques cherchent à minimiser l’affaire. La Neue Zürcher Zeitung y a consacré deux commentaires révélateurs de ce point de vue dans son édition du 5 avril. Les deux mettaient en avant trois arguments classiques répétés à satiété depuis des décennies. Premièrement, le problème ne serait pas la fraude fiscale en tant que telle, mais l’imposition trop élevée des possédants?; dès lors, ceux-ci se défendraient de manière légitime contre les abus du fisc. Le fait de présenter le fisc comme mettant une pression insupportable sur les riches apparaît pour le moins curieux au moment précis où ce sont quelques journalistes qui réalisent un travail d’investigation, alors que les autorités fiscales paraissent, elles, aux abonnés absents.

Deuxième argument mis en avant : les instruments mis en cause (trusts, sociétés écrans, montages financiers ultra-complexes, etc.) sont légitimes, car ils permettraient de protéger la sphère privée des riches. Mais les fiscs sont tenus au secret de fonction et respectent pleinement celui-ci. La sphère privée des riches n’est donc nullement mise en danger par les fiscs et cet argument n’est que de la poudre aux yeux. Enfin on cherche à faire croire que toute cette affaire ne révèle que des secrets de Polichinelle et ne mérite donc pas autant d’attention médiatique. Autrement dit : il n’y a rien à voir, passez votre chemin. En dépit de ce discours martelant que la fraude fiscale est un péché véniel, l’ampleur des révélations faites aussi bien dans le cadre de l’affaire Cahuzac que de Offshore leaks oblige les commentateurs à concéder quelques vérités qu’il est rarissime de voir sous leur plume. Ainsi, la Neue Zürcher Zeitung reconnaît que la fortune non déclarée en Suisse représente entre 10 et 20 % du PIB helvétique, une estimation deux fois plus élevée que celles qui sont généralement avancées. Il est aussi piquant de voir le même quotidien admettre enfin que les riches fraudent bien davantage que les gens ordinaires.

D’un autre côté, les milieux dirigeants suisses ne cachent pas une certaine satisfaction face à ces révélations, car elles permettent de présenter la place financière suisse comme un requin parmi d’autres. Ils espèrent que cela augmentera la pression internationale sur Singapour et d’autres places financières concurrentes et relâchera un peu celle exercée sur eux.

 

 

Dans l’affaire Offshore leaks, il est beaucoup question de trusts. Est-ce un outil également utilisé dans le paradis fiscal helvétique ?

 

Une motion déposée par le PDC en 2011, et acceptée par le parlement, propose en effet d’ancrer le droit des trusts, d’origine anglo-saxonne, dans le droit suisse, pour permettre de multiplier à loisir ce type de sociétés écrans, à l’image de ce qui se fait dans d’autres paradis fiscaux. Aujourd’hui, plusieurs politiciens de droite exigent que le Conseil fédéral aille de l’avant sur cette question. Mais il me semble que la majorité des milieux d’affaires demeure hésitante, pour ne pas dire sceptique. Si certains avocats d’affaires suisses, comme l’actualité récente l’a montré, savent très bien monter des trusts, il faudrait en effet former des centaines de juristes pour que le trust devienne une pratique courante au sein de la place financière suisse?; ce personnel formé fait défaut jusqu’ici, même si plusieurs masters consacrés au droit des trusts ont été récemment ouverts dans des universités helvétiques. En outre, un trust ne paraît vraiment rentable que pour les ultra-riches – ceux qui possèdent 100 millions et plus – car les montages sont souvent très complexes et provoquent donc des frais de conseils fort élevés. Les trusts semblent donc moins intéressants pour les clients possédant une fortune entre 1-2 et 100 millions, catégorie qui constitue pourtant une clientèle très importante et très intéressante – en termes de hauteur des commissions prélevées – pour les banques suisses.

Dans le cadre de la concurrence entre places financières, il faut relever qu’une autre réponse, portée par certains segments des milieux d’affaires helvétiques, parmi lesquels l’UDC zurichoise en particulier essaie de se profiler, consiste à inscrire le secret bancaire dans la Constitution. Cela signifie qu’ils sont prêts à élever la fraude fiscale au rang de valeur constitutive de l’Etat suisse, ce qui en dit long sur la mentalité de prédateur parasitaire qui s’est développée au sein de la bourgeoisie helvétique.

 

 

Venons-en à présent à l’affaire Cahuzac. Qu’est-ce que celle-ci nous apprend sur le fonctionnement de la place financière suisse ?

 

Il est intéressant de relever que, dans leur tentative initiale de disculper le ministre du budget, les autorités françaises ont fait auprès des autorités suisses, le 24 janvier 2013, une demande d’entraide administrative. Or, pour obtenir cette aide du côté helvétique, il faut fournir le nom du détenteur du compte – l’affaire Offshore leaks montre précisément qu’avec tous les montages financiers dont les paradis fiscaux pullulent, cela est déjà en soi très difficile – et qu’en outre, il faut donner le nom de la banque concernée. Comme le but de la démarche était, cela ne fait guère de doute, de disculper Cahuzac, les autorités françaises tablaient par avance sur une réponse négative de la Suisse, ce qui s’est effectivement produit. Cet épisode montre que malgré les discours associant entraide administrative sur le plan fiscal et fin du secret bancaire, on est encore très loin du compte, et que cet outil est en réalité très peu efficace pour lutter contre la fraude. Rappelons de plus qu’en Suisse même, la distinction entre escroquerie fiscale et fraude fiscale est maintenue, alors qu’elle a disparu pour de nombreux fiscs étrangers. Autrement dit, les fiscs étrangers bénéficient en Suisse de moyens plus conséquents pour lutter contre la fraude que le fisc helvétique lui-même, ce qui est particulièrement scandaleux. Il est impressionnant de constater à cet égard que le principal parti de gauche en Suisse, le PSS, n’entreprend quasiment rien pour mettre un terme à cet état de fait qui dure maintenant depuis trois ou quatre ans…

Enfin, il n’est pas interdit de s’interroger sur le rôle des banquiers suisses dans la révélation de l’affaire Cahuzac. Il semble qu’un banquier genevois n’ait pas hésité, en février dernier, à confirmer aux enquêteurs français et à leur donner des détails sur le montage financier profitant à Cahuzac (voir Le Matin Dimanche du 7 avril 2013). Or, les cercles bancaires suisses ne cachaient guère leur mécontentement à l’égard de Cahuzac, qui était hostile aux accords Rubik et exerçait certaines pressions à l’égard du paradis fiscal helvétique. En tout cas, par le passé, cela a été l’une des armes traditionnelles de la place financière suisse que de pouvoir menacer les bourgeoisies étrangères : « si vous mettez trop de pression sur notre secret bancaire, nous riposterons en révélant le nom de dirigeants politiques ayant des comptes en Suisse.»

 

Propos recueillis par Hadrien Buclin