Amérique Latine

Amérique Latine : Luttes sociales et processus constituant

Nous nous sommes entretenus avec Sergio Grez, professeur d’histoire à l’Université du Chili (Santiago) et avec Franck Gaudichaud, maître de conférences en civilisation latino-américaine à l’Université de Grenoble (et actuellement chercheur invité à l’Université du Chili), sur la situation politique et sociale de ce pays, dans la foulée du grand mouvement étudiant de 2011.

Où en est le mouvement étudiant chilien aujourd’hui ?

 

Franck Gaudichaud : historiquement, le mouvement étudiant au Chili a toujours été un acteur social très important, y compris contre la dictature. En démocratie « néolibérale », il y a eu une recomposition des luttes étudiantes, le point culminant étant l’année 2011 avec une mobilisation massive autour des revendications pour une éducation gratuite, publique et de qualité. Aujourd’hui, le mouvement a eu du mal à affronter le nouveau scénario politique avec l’élection de Bachelet, qui a récupéré en partie certaines grandes revendications, par exemple sur la réforme de l’éducation, mais en les intégrant, de mon point de vue, dans une perspective sociale-libérale qui ne rompt absolument pas avec la démocratie néolibérale construite en 1990.

    Après les luttes de 2011-2012, très massives et radicales, qui ont fait trembler tout le système politique, l’année dernière a été une phase d’ajustement, puisque la CONFECH (faîtière des syndicats étudiants) a dû affronter un scénario dans lequel le gouvernement proposait « par en haut » des réformes et non plus le mouvement.La direction du mouvement étudiant est en partie tombée dans le piège du « dialogue » tendu par le ministère de l’Education. D’autre part, certains leaders du mouvement étudiant de 2011, comme Camila Vallejo (PC) par exemple, sont au parlement et/ou dans la coalition gouvernementale. Cette année, on voit que les syndicats étudiants ont repris du tonus, avec une dynamique de lutte et des orientations plus claires.

    Un autre élément intéressant, c’est que depuis qu’une partie des leaders de 2011 ont été intégrés au parlement et/ou à l’éxécutif, ce sont des forces politiques à la gauche du Parti communiste qui dominent la CONFECH, donc indépendantes de la coalition gouvernementale. Parmi elles, la Gauche autonome « antilibérale » (Izquierda autonoma), le Front des étudiants libertaires (FEL), l’Union nationale étudiante (UNE) ou encore de petites organisations révolutionnaires. C’est donc la gauche de la gauche qui a du poids au sein de la CONFECH, ce qui peut annoncer une année d’affrontements plus directs avec Bachelet. Cela dit, il y a des limites à cette apparente « radicalité » : politiques tout d’abord, mais aussi en termes de représentativité, puisque le taux d’abstention lors des votations étudiantes est très élevé, autour de 60 %. 

 

Sergio Grez : le mouvement étudiant chilien pour une éducation publique, gratuite et de qualité pour toutes et tous connaît, comme tous les mouvements sociaux, des avancées et des reculs. Après la fin 2011, il a vécu un certain reflux, dû aux résultats des mobilisations de cette année. Il a eu la sensation de ne rien avoir obtenu comme résultat concret. Néanmoins, le mouvement a continué avec pas mal de force en 2012. L’année 2013 a été calme, en bonne partie parce que c’était une année électorale, ce qui est généralement peu propice aux mouvements sociaux. Puis en 2014, Bachelet est arrivée au gouvernement pour la deuxième fois avec, il faut le souligner, avec seulement 25 % des voix potentielles, puisque le taux d’abstention a atteint 60 %. La nouvelle coalition au pouvoir, l’ancienne Concertación travestie en « Nouvelle Majorité » (Nueva Mayoría) à laquelle s’est intégrée le Parti communiste (PC), a repris, avec pas mal de fourberie, certains mots d’ordre du mouvement étudiant, ce qui a nourri des espoirs au sein du mouvement social, a fortiori depuis l’intégration du PC.

    L’année 2014 a été marquée par des mobilisations assez faibles et par le dialogue avec le ministre de l’Education de l’époque, Nicolas Eyzaguirre. Ancien militant du PC, membre du PPD (Parti pour la démocratie), c’est un économiste assez renommé de tendance néolibérale, ancien haut fonctionnaire du FMI; il a également occupé un poste important à Canal 13, l’une des principales chaînes de télévision qui appartient au groupe Luksic (première fortune chilienne).

    Si l’arrivée au pouvoir de Bachelet, et d’Eyzaguirre à l’éducation, a sans doute donné un souffle au mouvement étudiant, il s’est à mon avis retrouvé pris au piège d’un dialogue de sourds. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu de mobilisations, mais qu’elles ont été peu nombreuses et relativement faibles. Le mouvement étudiant n’a pratiquement rien obtenu en 2014, sauf une dérogation à un décret qui rendait l’organisation des étu­diant·e·s plus difficile. C’est la seule conquête de l’année précédente.

    L’année 2015 s’annonce meilleure : plusieurs grandes mobilisations ont déjà eu lieu depuis le mois d’avril, manifestations auxquelles se sont joints d’autres ci­toyen·ne·s, profitant de cette conjoncture pour manifester leur désaccord fondamental avec la politique du gouvernement. Le 21 mai dernier, Bachelet tenait un discours présidentiel devant le Congrès à Valparaiso, alors qu’une mobilisation massive se déroulait dans les rues, confrontée à une répression particulièrement forte. Une jeune fille a été grièvement blessée, tandis qu’un autre manifestant se trouve aujourd’hui encore dans le coma. Cela n’est pas sans rappeler la répression policière du gouvernement de droite de Piñera, mais aussi celle du premier gouvernement Bachelet contre le mouvement des « pingouins » de 2011 (mouvement des étudiants du secondaire).

    Le mouvement étudiant commence donc à se réveiller, plusieurs facultés sont en grève et les mobilisations se succèdent. Je pense que le mouvement étudiant va donner le ton cette année, puisqu’il refuse la réforme de l’éducation proposée par le gouvernement. Il refuse que la gratuité soit obtenue par le biais des bourses, comme le veut le gouvernement. Il revendique la gratuité en tant que droit social universel garanti par l’Etat et consacré par la Constitution. La mobilisation des étu­diant·e·s est donc intrinsèquement liée à la revendication pour le changement de Constitution.

 

 

Aujourd’hui, le mouvement étudiant porte des revendications plus larges que celles qui touchent à l’éducation…

 

FG : il n’y a pas vraiment de rupture entre 2011 et aujourd’hui : les étu­diant·e·s continuent de revendiquer une éducation publique gratuite et de qualité, ce qui revient aussi à questionner la réforme Bachelet qui ne remet pas en cause le marché de l’éducation, mais seulement compte introduire de la gratuité pour les étudiants en le subventionnant encore plus largement.

    Les revendications actuelles approfondissent aussi ce qui a été tenté en 2011 : lier leurs demandes concrètes à l’ensemble de la société, en défendant par exemple la nationalisation des ressources naturelles et du cuivre, ou encore une réforme fiscale redistributrice, bien loin de celle préconisée par Michelle Bachelet, qui épargne la plupart des grands patrons. C’est pour cette raison qu’ils appellent à une unification des luttes sociales et populaires. Il y a une tentative encore timide en ce sens au sein de la Plateforme pour l’éducation (Mesa por la educación), afin d’essayer d’obtenir le soutien des travailleurs ou des pobladores (mouvement des pauvres des villes). C’est un processus intéressant, même si l’on voit que c’est encore difficile à mettre en place. Il faut rappeler que nous sommes dans un contexte où la CUT, la principale centrale syndicale, est dominée par la démocratie chrétienne (DC) et le PC, qui n’ont aucun intérêt à créer des difficultés à « leur » gouvernement. Les faiblesses du mouvement syndical des tra­vail­leurs·euses se répercutent aussi sur les possibilités de créer un arc de forces plus large, de « classe ». Néanmoins, il y a dans le mouvement syndical des secteurs de rupture qui se développent, notamment récemment les Unions portuaires, et qui appellent clairement à dynamiser les conflits travail-capital, tout en soutenant un changement du modèle d’éducation, les appels à la nationalisation des ressources naturelles, la fin des retraites dominées par les fonds de pension privés, le droit à l’autodétermination du peuple Mapuche, etc. La demande qui pourrait fédérer tous ces secteurs est la revendication d’une Assemblée constituante, populaire et démocratique… mais la route est encore longue.

 

SG : depuis 2011, le mouvement étudiant est parvenu à porter en avant le thème de l’éducation, ce qui est déjà une grande avancée. Jusqu’au début de l’année 2011, personne au Chili n’osait traiter de l’éducation comme d’un sujet politique essentiel. Grâce à la mobilisation, en quelques mois, cette situation s’est profondément modifiée. Aujourd’hui, tout le monde, de l’extrême gauche à l’extrême droite, est d’accord pour dire qu’il s’agit d’un thème fondamental. En même temps, le mouvement étudiant est parvenu à faire émerger d’autres questions à propos de la question du financement de l’éducation. Ils ont avancé des propositions très concrètes et élaborées de manière sérieuse, en particulier le projet de réforme fiscale et de nationalisation du cuivre. Certains secteurs en sont arrivés aujourd’hui à revendiquer une Assemblée constituante. 

    Cela dit, d’un point de vue pratique, il faut reconnaître que depuis 2011 il n’y a pas eu d’avancées notoires dans la construction de liens entre mouvements sociaux. Il y a eu des tentatives faites par le mouvement étudiant pour aller vers d’autres mouvements sociaux, par exemple les Mapuches, le mouvement des enseignants, évidemment, et parfois avec certaines luttes de travailleurs, par exemple avec ceux des ports. Mais à mon avis, ces relations sont encore faibles, il n’y a pas de liens stables, organiques et permanents entre ces mouvements sociaux : c’est quelque chose qui doit encore être développé. 

 

 

Quels sont les autres mouvements sociaux ?

 

SG : Parmi les mouvements les plus importants actuellement, il y a d’abord celui des Mapuches, qui n’est pas strictement social puisqu’il comporte une revendication politique nationale, pour l’autonomie et la reconquête de certains droits qui leur ont été niés, en particulier le droit à la terre et les droits politiques. Il y a aussi un mouvement assez fort contre le centralisme de l’Etat.

    Le mouvement des travailleurs des ports est très intéressant. Au Chili, la mer a été privatisée, elle appartient à sept grands groupes économiques, tandis qu’on n’a laissé que des petites portions du littoral aux pêcheurs artisanaux. Le mouvement s’est organisé depuis quelques années autour des Unions portuaires, qui n’ont pas de statut légal mais regroupent des syndicats qui en ont un. Elles ont mené des grèves et mobilisations très importantes en 2014. C’est un mouvement remarquable, car d’un point de vue politique, il est parvenu à menacer les intérêts des grands exportateurs (fruits, bois). Mais aussi parce qu’il est parvenu à mobiliser les tra­vail­leurs·euses tout au long des côtes, en solidarité avec travailleurs du port de Mejillones, qui demandaient à disposer d’une heure pour leur repas de midi au lieu des 30 minutes actuelles. La quasi-­totalité de celles et ceux des ports s’est mobilisée pour les soutenir. C’est un mouvement qui a su raviver les traditions de solidarité parmi les sa­la­rié·e·s, brisée par la dictature, et de manière générale par le modèle néolibéral de la démocratie actuelle.

 

 

Quel est l’état des forces de la gauche radicale ?

 

FG : tout d’abord, il faut dire que l’état actuel – encore fragile – des luttes de classes est une première limite pour favoriser la reconstitution de forces politiques de la gauche anticapitaliste, qui restent très dispersées et divisées. Dans ce contexte, il est difficile d’envisager une unification « à froid » de gauches radicales, dont les contours restent à définir. Par exemple, si on parle du mouvement étudiant, il y a eu des tentatives, comme le Bloc de conducción, qui regroupait jusqu’à peu la gauche autonome (Izquierda Autonoma), l’Union nationale étudiante (UNE) et le Front des étudiants libertaires (FEL). Ensemble, ils disposaient d’une hégémonie sur le mouvement étudiant. Mais ce front qu’on peut qualifier « d’anti-néolibéral » s’est disloqué il y a quelques mois. Plus généralement, l’unification est difficile entre de nombreux petits groupes ou collectifs issus de diverses cultures politiques qui ont une influence souvent limitée à tel ou tel secteur. Ces forces sont encore très minoritaires, mais elles ont grandi depuis 2011, alimentées par le renouveau des luttes sociales.

    La question est de savoir comment développer, aujourd’hui au Chili, une gauche anticapitaliste et autogestionnaire, ni dogmatique ni obsédée par les élections, capable de mettre en débat un programme politique clair, de transition, mais aussi à court terme des actions unitaires utiles aux renforcement des mouvements populaires. Ceci afin de dépasser les revendications sectorielles, mais aussi l’entre soi militant et l’esprit d’appareil. Cela reste difficile alors que des questions stratégiques essentielles sont sujettes à controverse : comment faire face au nouveau cycle politique marqué par le « transformisme » du gouvernement Bachelet, dans une perspective anticapitaliste ? Mais aussi, qui sont les « sujets » de la transformation sociale pour laquelle nous nous battons dans le Chili actuel ? Les gauches radicales ou révolutionnaires chiliennes ont aussi parfois de la peine à intégrer des thèmes comme l’écologie ou l’éco­socialisme, le féminisme, ou à mener un travail internationaliste concret, ce qui freine son élaboration stratégique. Si l’on veut résumer à grands traits le paysage de ces gauches politiques encore très morcelées, on trouve des organisations qui viennent de ce qu’on peut appeler le « nouveau mirisme » [du nom du MIR, principale organisation révolutionnaire de l’ère Allende, ndr] et qui va des antilibéraux aux forces radicales guévaristes; un courant libertaire très large, allant des anarchistes aux libertaires prônant une « rupture démocratique »; il y aussi toutes les forces qui viennent de ruptures du mouvement communiste et du « rodriguisme » [du nom du Front Patriotiaue Manuel Rodriguez, ndr]; et enfin un courant trotskiste bien présent.

 

SG : il y a, à mon avis, un morcellement excessif. Au Chili, nous avons une gauche plus sociale que politique. Bien sûr, derrière la gauche sociale, il y a des formations politiques plus ou moins grandes, mais elles sont très éparpillées et n’ont pas la capacité de se mettre d’accord, même dans le cas où il y a des convergences de fond sur bon nombre de questions. Les élections de 2013 sont un bon exemple de cela : lorsqu’il y a eu quatre candidatures présidentielles « de gauche » ou progressistes sur neuf au total, qui toutes ont défendu l’Assemblée constituante, mais n’ont pas été capables de s’unir. Chaque groupe pousse en avant ses intérêts de chapelle. La gauche radicale n’est pas capable de regarder les choses avec un peu plus de hauteur, de perspicacité et de générosité. 

    Néanmoins, au sein du mouvement étudiant par exemple, il y a des tentatives d’union, comme ça a été le cas avec le Bloc de conducción, qui regroupait jusqu’à peu la gauche autonome (Izquierda Autonoma), l’Union nationale étudiante (UNE) et le Front des étudiants libertaires (FEL). Ensemble, ils disposaient d’une hégémonie sur le mouvement étudiant.

 

 

Quelle analyse peut-on faire du gouvernement Bachelet ?

 

FG : le gouvernement de Bachelet est un gouvernement réformiste dans le cadre du modèle néolibéral instauré à la fin de la dictature. J’ai parlé à ce titre d’un « transformisme social-­libéral » 1. D’une certaine manière, l’éxécutif répond aux luttes et à 2011 en essayant de stabiliser ce modèle par des réformes partielles. C’est là un point de polémique direct avec les analyses que fait le PC. Aujourd’hui, le gouvernement doit affronter une crise de légitimité sans précédent depuis 1990, avec d’immenses affaires de corruption à répétition qui ont éclaboussé tout le monde politique au cours des derniers mois. Cela a révélé le niveau d’intégration entre les grandes entreprises, le capital et l’ensemble du personnel politique. Tous ont reçu de l’argent des grands groupes comme Penta, Soquimich, entreprises privatisées ou crées durant la dictature. Or, la réponse de Bachelet a essentiellement consisté à changer de cabinet, en lui donnant une connotation encore plus conservatrice qu’avant : on assiste au retour des vieux cadres de la Concertación (coalition centriste née à la fin de la dictature, ancêtre de l’actuelle Nueva Mayoria) aux postes clés du pouvoir gouvernemental.

    Beaucoup de sociologues ont considéré le gouvernement de Bachelet comme le signe d’une ouverture, d’un certain renouveau. Si un nouveau cycle politique a été généré – par en bas – par les luttes sociales, c’est la continuité au sommet. D’ailleurs, les milieux patronaux et le Mercurio (principal quotidien, marqué à droite, ancien soutien de Pinochet) ne s’y trompent pas : ils ne cessent de louer le Premier ministre, celui de l’Économie ou encore de l’Intérieur. Cela explique pourquoi Bachelet n’a fait presque aucune annonce lors de son discours présidentiel du 21 mai dernier. Tout le monde a noté qu’elle n’a pas évoqué d’Assemblée constituante, ce qui confirme ce qu’on savait déjà, à savoir qu’il y aura bien une « nouvelle Constitution » qui, pour mémoire, est toujours celle introduite par Pinochet en 1981, mais sans Assemblée constituante. Il y aura probablement des « consultations citoyennes », mais le gros du travail sera fait dans l’enceinte fermée du parlement, avant d’être éventuellement soumis à un plébiscite. Pour le reste, les points les plus noirs se confirment, sur la réforme du travail par exemple, qui est dénoncée, y compris désormais aussi en partie par la CUT. Dans le domaine de l’éducation, l’objectif est d’arriver à 60 % d’éducation gratuite en 2018, mais toujours dans le cadre du marché. C’est donc l’Etat qui va subventionner ce service qui, dans un premier temps, exclura les étudiants des universités privées, ce qui est problématique puisque c’est là qu’on trouve paradoxalement le plus d’étudiants, et souvent les plus pauvres.

 

SG : C’est un gouvernement réformiste qui a pour but de corriger certains aspects du système néolibéral pour lui donner une assise sociale et politique plus large et plus stable. Si on analyse chacune des réformes, que ce soit au sujet de l’éducation, de la fiscalité, du travail, du système de pensions ou encore de la santé, il s’agit de petits changements, mais qui ne visent pas à rompre fondamentalement avec le modèle actuel. Bien sûr, on assiste à une augmentation des dépenses sociales depuis fin de la dictature, mais ce sont des dépenses qui profitent finalement bien souvent aux capitalistes. Dans le cas de l’éducation, par exemple, le gouvernement propose d’augmenter les bourses, avec lesquelles les étudiants peuvent ensuite faire leur choix sur le marché de l’éducation. Il s’agit là de subsides à la demande. Aujourd’hui, l’Etat ne fournit que 10 à 15 % de leurs besoins aux universités publiques, alors que sous Allende, la part publique se montait à 80 % ! C’est la même chose pour la santé : comme les hôpitaux publics ne peuvent subvenir à tous les besoins, on donne des subsides aux patients pour se faire soigner dans les cliniques privées. Finalement, cela accroît les profits des institutions privées et affaiblit le secteur public. C’est ça le modèle néolibéral, et en ce sens, le gouvernement de Bachelet ne diffère pas de la droite.

    Concernant le système de pensions hérité de la dictature, ce n’est pas un système de sécurité sociale, mais des assurances privées basées sur la capitalisation individuelle. Il n’y a pas de répartition solidaire. Or, ce que propose Bachelet, c’est que l’Etat encadre ce système afin de garantir de meilleures prestations ! Mais cela ne changera rien sur le fond. Il faut au contraire rendre l’argent aux tra­vail­leurs·euses, et créer pour cela un système de pension par répartition, juste et solidaire. 

    La droite a d’ailleurs bien compris qu’elle n’avait pas grand-chose à craindre du gouvernement Bachelet. Ses représentants s’opposent à certaines choses, mais dans le fond, ils soutiennent la politique qu’elle mène. En réalité, la droite classique connaît une crise profonde, non seulement à cause des affaires de corruption répétées, mais aussi et surtout parce que la Nueva Mayoria est en train de lui voler son rôle de représentation des classes dirigeantes. 

 

 

Frank, quelle est la position du Parti communiste, intégré au gouvernement, mais qui continue d’avoir une forte implantation dans les mouvements sociaux ?

 

FG : Sa position est assez complexe. C’est le parti le plus discipliné de la coalition gouvernementale, qui applique les décisions et appuie Bachelet quoi qu’il arrive, plus clairement que la DC ou le Parti socialiste (PS), qui ont exprimé publiquement leurs critiques. D’ailleurs, le PC a été récompensé pour cela dans le nouveau cabinet, puisqu’il a obtenu deux ministères. Pourtant, il n’y a pas de dissidence organisée – ce que le parti ne tolère pas – mais des critiques mezzo voce à la base, y compris de cadres communaux, par rapport aux orientations néolibérales de la coalition. Par exemple, sur la réforme du travail, jugée très problématique, ou sur l’Assemblée constituante, dont la convocation est repoussée aux calendes grecques, etc.

    Des figures comme Camila Vallejo, qui avait une certaine autonomie de parole, ont approuvé le discours présidentiel sans sourciller, hormis le regret qu’il n’y ait pas d’Assemblée constituante. Le pari du PC est de continuer ce retour au gouvernement, avec l’idée que les réformes en cours sont un premier pas. D’où le débat de fond : est-ce un premier pas vers une première démocratisation du néolibéralisme, comme le PC le défend, ou au contraire une tentative de stabiliser le système hérité de Pinochet menacé par la recomposition des luttes sociales, comme le voit la gauche radicale ? Enfin, l’intégration bureaucratique du PC est très importante, puisqu’il détient de nombreux postes de cadres supérieurs dans l’appareil d’Etat, mais aussi la vice-présidence de l’Assemblée nationale. De plus, il tire profit, notamment financièrement, de sa participation au pouvoir, ce qui l’a consolidé comme parti institutionnel. Donc, toute rupture, si rupture il devait y avoir, serait d’autant plus difficile.

    D’un autre côté, le PC reste un acteur du mouvement social, avec une capacité d’organisation dans certains secteurs. Les Jeunesses communistes ont une solide présence dans le mouvement étudiant; une partie du mouvement syndical est sous influence du PC (le secteur minier par ex.), qui détient la présidence de la CUT et du Collège des professeurs. On dit d’ailleurs que le PC est la force sociale du gouvernement, afin d’essayer de canaliser le mouvement populaire. Cela ne l’empêche pas d’appeler à des mobilisations, mais elles le sont en faveur du gouvernement et de ses réformes…

 

 

La répression des mobilisations, en particulier étudiantes, semble s’être accentuée ces derniers temps. Deux jeunes ont notamment été brutalement agressés par les forces de l’ordre au cours d’une manifestation.

 

FG : le climat se tend effectivement, les pratiques répressives se multiplient. Ceci n’est pas apparu avec Bachelet bien sûr, c’est un problème historique récurrent et une pratique d’Etat. Mais en ce qui concerne les récentes violences contre les étu­diant·e·s, avec un jeune entre la vie et la mort, il ya bien une responsabilité directe du gouvernement et du ministre de l’Intérieur. C’est d’ailleurs aussi le cas dans le sud du pays contre les Mapuches. A ce propos, récemment, un carabinier infiltré a reconnu avoir été à l’origine d’incendies criminels, dans le cadre d’activités dictées par les services secrets. Un jeune Mapuche, accusé à tort, a passé 11 mois en prison…

 

SG : le pouvoir, quel qu’il soit, celui de Piñera ou de Bachelet, joue le jeu de la carotte et du bâton. D’un côté il réprime, et de l’autre, il lance des appels au dialogue. Le gouvernement actuel est un spécialiste des « plateformes de dialogue » sur de nombreux sujets. Sa stratégie consiste à dialoguer longuement, sans réellement aboutir à des choses concrètes. Et parfois, il accorde de petites concessions, en particulier maintenant, avec le mouvement étudiant, où il dispose d’ailleurs d’une « cinquième colonne » formée par les mi­li­tant·e·s communistes. Cela n’existait pas à l’époque de Piñera, où le PC faisait clairement partie de l’opposition. Camila Vallejo, ancienne leader du mouvement étudiant, aujourd’hui députée communiste, l’avait d’ailleurs dit clairement : « nous aurons un pied dans la rue, l’autre dans le gouvernement ». Or, on voit bien les contradictions que cela suscite aujourd’hui : on ne peut pas à la fois être du côté des étu­diant·e·s et du gouvernement qui les réprime. 

    Qui est le ministre de l’Intérieur que Bachelet vient de nommer dans son nouveau cabinet ? Il s’agit de Burgos, un démocrate-chrétien, qui était l’une des têtes de l’Oficina dans les années 1990. Il s’agissait des services secrets créés par la Concertación pour démanteler l’opposition de gauche qui avait pris les armes durant la dictature, et qui avait refusé de les déposer au moment de la transition, ne faisant pas confiance à la nouvelle démocratie. Ces groupes ont été infiltrés par leurs anciens camarades, notamment sous les ordres de Burgos.

 

 

Que peut-on dire de plus sur la réforme de la Constitution ?

 

SG : Le Chili a déjà amorcé un pro­cessus constituant, mais l’en­jeu porte actuellement sur la manière de mener cette réforme. Il y a deux façons de le faire : l’une qui consiste à élaborer une constitution par le biais d’une commission nommée par le pouvoir, de la faire approuver par le parlement, et enfin seulement de la faire voter en bloc à l’occasion d’un plébiscite populaire. L’autre façon consiste à élire une Assemblée constituante. Il s’agirait là d’un corps libre et souverain, dont les travaux seraient limités dans le temps, et qui représenterait de manière bien plus démocratique la population. Selon de récentes enquêtes d’opinion, 60 % des Chi­lien·nes seraient favorable à un tel processus. Le problème c’est qu’il n’existe pas aujourd’hui de cadre institutionnel légal qui permette d’instaurer une Assemblée constituante. Il faudrait pour cela trouver un subterfuge, et cela ne pourra se faire qu’avec une forte pression sociale et politique de la base. 

    Depuis 2011, le mot d’ordre en faveur d’une Assemblée constituante rencontre un soutien grandissant dans la population. Actuellement, nous organisons une école des constituants, destinée à former des cadres pour expliquer aux gens l’intérêt de défendre cette idée, pour montrer que c’est le lieu où leurs intérêts pourraient être défendus. La réflexion se mène aussi sur le moyen de mener un tel processus. L’idée serait par exemple d’introduire un quorum des deux tiers pour voter un changement constitutionnel, et si ce quorum n’est pas atteint, de procéder à des votes sur des sujets précis, au lieu de ne se prononcer que sur un paquet ficelé final. Cela permettrait d’assurer une véritable participation démocratique la plus large possible, selon l’ancien slogan de l’époque de l’Unité populaire : « crear poder popular » (littéralement « créer du pouvoir populaire »). 

 

Entretien réalisé par Giulia Willig pour solidaritéS.

 

1    Cf. (en espagnol) : F. Gaudichaud, « Las fisuras del neoliberalismo. Trabajo, ‹ Democracia protegida › y conflictos de clases », CLACSO, abril 2015 sur biblioteca.clacso.edu.ar