Morts au Bengladesh
Morts au Bengladesh : Scènes de l'impérialisme économique
L'effondrement de l’immeuble Rana Plaza, au Bangladesh, le 24 avril dernier, aura au final fait plus de 1000 morts. Au delà du drame médiatisé, revient sous le feu des projecteurs une des conséquences quotidiennes du capitalisme mondialisé : l’exploitation féroce de la main d’œuvre des pays dominés pour produire des marchandises bon marché en faveur des consommateurs du Nord. Et encore faut-il préciser que ce «bon marché» affecte d’abord les salaires des femmes et des hommes qui travaillent. Il concerne aussi bien sûr, dans une moindre mesure (en raison de la plus-value empochée par les entrepreneurs ou des profits réalisés par de multiples intermédiaires), les prix des produits en bout de chaîne, ce qui permet aux multinationales d’élargir leurs marchés en dépit de la stagnation, voire de la baisse, des revenus de la grande majorité des population du Nord.
Mais revenons d’abord aux faits. Il s’agissait d’un immeuble abritant plusieurs ateliers textiles. Son effondrement, qui constitue le pire «accident» de l’histoire de l’industrie textile mondiale, n’est en un rien un drame fortuit et ce pour deux raisons. D’abord, il ne s’agit pas d’un cas isolé : il s’inscrit en effet dans une série sans fin de catastrophes dans cette branche économique. Ensuite, il était prévisible à bien des égards, puisque ce bâtiment avait été conçu pour abriter un centre commercial et des bureaux, et non des ateliers; après l’observation de fissures, les ouvriers avaient tenté, en vain, de refuser la reprise du travail. Ceci dit, c’est surtout au niveau global que sont à chercher les causes qui ont rendu un tel événement possible.
Il faut savoir que le Bangladesh est le deuxième exportateur de textiles au monde (derrière la Chine). De nombreuses multinationales y sous-traitent une partie de leurs opérations en raison des très faibles coûts de la main d’œuvre et de conditions d’exploitation «de rêve». Ainsi, les ouvriers et ouvrières ne touchent que 30 à 50 euros par mois, travaillent un minimum de 12 heures par jour, et ce dans des conditions extrêmement précaires et dangereuses. Cette situation perdure en raison d’un désert syndical programmé (aucune entreprise du Rana Plaza ne comptait de travailleurs·euses syndiqués) et de la légitimation politique de cet univers à la Zola. Comment s’étonner que les infractions aux lois sur le travail soient punies – dans les rares cas où elles le sont – par des amendes de 10-15 dollars, quand on sait que la moitié des député·e·s de ce pays possèdent des usines textiles.
Pourtant, il serait faux de s’arrêter à une critique du népotisme dans ce seul pays. Une telle organisation de l’exploitation ne prend sens que dans le cadre d’un système de production globalisé pour le profit. Ainsi, certains de ces ateliers travaillaient-ils directement pour des marques européennes : la britannique Primark ou l’espagnole Mango. Les grandes entreprises liées à la vente de vêtements, comme C&A ou H&M, sont aussi très actives au Bangladesh. Ces firmes rendent possible et renforcent ce système d’exploitation, dont elles profitent allègrement aux dépens d’une main d’œuvre bon marché et corvéable à merci. Mille morts d’un seul coup, sans compter la longue liste des victimes quotidiennes de ce nouvel esclavage industriel, tel est l’un des coûts de la guerre mondiale que livre le capital au travail, en particulier dans les pays les plus pauvres.
Un tel état des lieux montre bien les limites intrinsèques, et parfois même l’hypocrisie, des labels «fair-trade » et «clean-clothes». Combien d’entreprises tentent ainsi d’imposer un label permettant de faire croire à une prise de position éthique, de la même manière que le «capitalisme vert» tente de s’approprier l’enjeu écologique ? En réalité, par le biais de la sous-traitance, elles favorisent les secteurs les plus brutalement exploiteurs. Il s’agit donc de dénoncer le comportement carnassier de ces firmes et leurs discours trompeurs. Des mobilisations ont déjà eu lieu sur ce thème, notamment en Espagne. Mais il est avant tout urgent que des organisations syndicales indépendantes et fortes se constituent pour défendre les droits des salarié·e·s au Bangladesh, au Pakistan, en Inde, en Chine, etc.
Enfin, si cet enfer productif suscite l’indignation, il est inséparable du consumérisme qui justifie la croissance continue de la demande de textiles au péril de la santé des travailleurs·euses et de l’environnement (gaz à effet de serre, destruction de ressources aquifères, pollutions chimiques, etc.). Ainsi, chaque foyer états-unien achète une quarantaine de T-shirts et se débarrasse de 31 kilos d’habits par an (10 millions de tonnes en tout). Or, comme le montre plusieurs études scientifiques, la seule prise de conscience du consommateur·trice ne modifie guère son comportement individuel. Pour briser la chaîne infernale du productivisme et du consumérisme, il est indispensable de les combattre sur tous les fronts : de la résistance à l’exploitation au travail à la mobilisation pour la protection de l’environnement. Dans ce sens, notre horizon ne peut être que la sortie du capitalisme en faveur d’un projet écosocialiste, fondé sur la réduction massive du temps de travail et la satisfaction des besoins fondamentaux, qui passe aussi par un sevrage, celui de la consommation compulsive.
Pierre Raboud