«une mentalité digne d'une république bananière»

Depuis des années, le conflit fiscal entre la Suisse et les Etats-Unis focalise une forte attention politico-médiatique. Pour mieux comprendre les derniers développements dans ce dossier, notre rédaction s’est entretenue avec Sébastien Guex, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Lausanne et spécialiste de la place financière helvétique.

A voir l’importance qu’ont pris les débats parlementaires autour de l’acceptation ou non d’une « Lex USA », on a l’impression que les enjeux liés à ce conflit fiscal avec les Etats-Unis sont déterminants, comme si les Chambres fédérales tenaient entre leurs mains l’avenir de la place financière suisse. Est-ce le cas ?

 

Au contraire, il faut relativiser l’importance de ce débat parlementaire : même si les Chambres fédérales refusent cette loi, le Conseil fédéral la promulguera sous une autre forme, par exemple une ou plusieurs ordonnances qui n’auront pas besoin d’être soumises au parlement. Surtout, toute l’agitation politique et médiatique autour de cette loi tend à cacher le vrai scandale qui est au fondement de cette affaire : lorsqu’en 2008-2009, UBS a été près de la faillite en raison de ses gigantesques opérations spéculatives dans les subprimes et des démarches entreprises par la Justice de la première puissance mondiale, qui l’accusait d’avoir aidé des centaines de riches ci­toyen·ne·s étasuniens à frauder le fisc, les autres banques suisses se sont ruées vers les client·e·s qu’UBS avait dû abandonner pour essayer de les récupérer, et cela en dépit des énormes risques qui se profilaient.

Cela montre à quel point un comportement délictueux, le blanchiment de fraude fiscale, bref une attitude de receleur et d’escroc, paraît aller de soi pour les banquiers helvétiques. Au cours des générations, ce comportement est devenu leur véritable habitus

Même les banques cantonales, qui sont placées sous des autorités de surveillance publiques, se sont ruées sur la clientèle de fraudeurs qu’UBS avait dû abandonner. On parle par exemple d’1,6 milliard d’avoirs sous gestion qu’aurait récupérés la Banque cantonale de Zurich. A noter que dans les Conseils d’administration des banques cantonales qui ont ainsi aidé massivement des client·e·s étasuniens à frauder le fisc, il y a pourtant un nombre important de représentants du Parti socialiste et des Verts. Même à gauche donc, des notables de ces partis cautionnent sans broncher la fraude fiscale des riches.

Autre réaction symptomatique dans les rangs de la droite, en particulier de l’UDC : au lieu de reconnaître que les autorités de surveillance publique des banques cantonales n’ont pas fait leur travail, ces milieux politiques proposent de supprimer la garantie de l’Etat, donc de réduire encore un peu plus toute possibilité de surveillance publique des pratiques de ces banques. Et dans le même temps, l’UDC et certaines autres personnalités des Partis bourgeois viennent de lancer une initiative populaire pour inscrire le secret bancaire dans la Constitution fédérale, ce qui reviendrait à faire de la fraude fiscale une des valeurs constitutives du régime politique suisse. Encore une manifestation du fait que la mentalité de « République bananière » s’est puissamment développée au sein de la bourgeoisie helvétique.

 

 

Quelle est la teneur de cette fameuse « Lex USA » ? Sur quoi porte le conflit avec les Etats-Unis ?

 

Les banques suisses soupçonnées d’aide à la fraude fiscale veulent conclure un deal avec la Justice des Etats-Unis, cette dernière cherchant à obtenir un maximum d’informations pour être en mesure d’étayer ses soupçons contre les banques concernées. La pratique du deal est fréquente dans le système juridique des Etats-Unis, où il est relativement rare qu’un contentieux entre l’Etat et une entreprise privée finisse devant les Tribunaux. Une bonne dizaine de banques, dont le Crédit Suisse, les Banques cantonales de Zurich et de Bâle-Ville, ainsi que Julius Baer et Pictet, font l’objet d’une enquête?; en tout, on évoque une centaine de banques qui seraient susceptibles d’intéresser la justice étasunienne.

Ce deal consisterait en l’abandon de la procédure judiciaire en cours contre les banques concernées, en échange du paiement d’une certaine somme par ces dernières. Comme les informations que veulent obtenir les Etats-Unis impliquent que la législation helvétique soit transgressée, il s’agit donc de promulguer une nouvelle loi, cette fameuse « Lex USA », pour permettre la transmission de ces informations. Parmi celles-ci, il y a le nom des ban­quiers·ières ou em­ployé·e·s de banque ayant aidé à la fraude, et celui de tiers ayant aussi assisté les fraudeurs (gestionnaires indépendants, fiduciaires, avocats). Pour le patronat bancaire helvétique et pour les autorités fédérales qui défendent les intérêts de ces milieux, il est important d’arriver à la conclusion de ce deal, car les enquêtes judiciaires en cours contre les banques suisses représentent autant d’épées de Damoclès au-dessus de ces dernières.

En effet, le simple dépôt d’une plainte de la Justice étatsunienne contre une banque représenterait un coup extrêmement dur pour l’institution concernée, dans la mesure où elle n’aurait dès lors plus accès au marché étasunien et aux transactions en dollars, monnaie de référence à l’échelle mondiale. C’est ce qui est arrivé récemment à la banque privée Wegelin, qui a donc été précipitamment vendue à la Banque Raiffeisen.

Cela dit, on ne peut exclure l’hypothèse qu’une fraction des milieux d’affaires helvétiques verrait d’un assez bon œil le dépôt d’une plainte contre certains établissements, en particulier s’il s’agit de banques cantonales : cela leur permettrait de racheter à bon prix ces banques dites publiques. Pour la bourgeoisie suisse, les banques cantonales, dont une part des profits revient à l’Etat, représentent en effet un reliquat du 19e siècle qu’il s’agit de démanteler.

 

Propos recueillis par Hadrien Buclin