«c'était la guerre»

«c'était la guerre» : Des légionnaires suisses de l'Indochine à l'Algérie

Le dernier film du cinéaste Daniel Künzi sortira le 15 octobre au cinéma Bio à Carouge (GE). Ce documentaire nous parle des Suisses qui sont plus connus pour leurs actes « humanitaires » que militaires. Ce long-métrage brise le tabou des plus de 7000 Suisses engagés dans la Légion étrangère française au cours des campagnes impérialistes d’Indochine et d’Algérie (1946?–1962). Entretien avec notre camarade et réalisateur du film.

 

Issus de milieux défavorisés, ces jeunes suisses ont fui la misère d’un pays qui ne leur offrait aucun avenir pour devenir les fers de lance de l’armée coloniale française. À travers leur témoignage, ils nous livrent le récit de leur vie de légionnaire ainsi que de leurs formateurs (souvent d’anciens SS). Ils décrivent ce qu’est la guerre, avec son cortège de massacres, d’exécutions sommaires et de tortures. 

Ces Suisses préfigurent les futurs mercenaires que l’on emploie actuellement aux quatre coins du globe dans des armées privées : Irak, Libye, Mali, etc. Après le refus de l’initiative du GSsA contre l’obligation de servir, nul doute que ce film apportera de précieux enseignements à ceux qui défendent une armée de professionnels.

 

 

Quelles sont les raisons qui t’ont poussé à réaliser ce film?

 

Daniel: C’était la guerre est le troisième film d’une trilogie que je réalise avec l’écrivain Gilles Perrault sur la thématique des Suisses qui ont combattu dans les armées françaises. Les deux premiers parlaient des « bons Suisses », ceux qui ont combattu dans le « bon camp », à savoir les mercenaires helvétiques qui ont combattu les nazis avec l’armée française durant la Seconde Guerre mondiale. Dans cette campagne, ils ont une étiquette que l’on peut qualifier d’irréprochable, mais pour ce dernier film, il est question de raconter un autre épisode : celui où des Suisses ont combattu avec la légion française pour défendre les colonies de la France à travers les campagnes militaires d’Indochine (1946 – 1954) et d’Algérie (1954 – 1962). 

La participation de mercenaires suisses à ces deux campagnes constitue peut-être l’un des derniers grands tabous de l’histoire suisse du XXe siècle. Il ne s’agit pas d’une petite aventure militaire, mais bien d’un véritable phénomène social qui est allé jusqu’à inquiéter les autorités helvétiques. Les historiens admettent, en effet, qu’il y aurait eu entre 7000 et 8000 mercenaires suisses enrôlés dans la légion étrangère et qui ont combattu en Indochine et en Algérie. A titre de comparaison, cela représente l’équivalent de dix fois les Brigadistes de la guerre d’Espagne. On attaque un tabou important quand on se rend compte qu’aucun historien ne s’est réellement penché de près ou de loin sur cette question. 

 

 

Quelles ont été tes principales sources de documentation pour réaliser ton film

 

J’ai travaillé en collaboration avec l’historien Peter Huber, mais il a surtout été question de bouche à oreille et d’une mise en contact par le président de l’association suisse des légionnaires. C’est à partir de cette rencontre que je suis parvenu à rentrer en contact avec d’anciens légionnaires. À partir de là, certains ont accepté de témoigner. Ces différentes histoires de vie m’ont permis de constituer tout un catalogue d’entretiens dont certains m’ont fait dresser les cheveux sur la tête. 

Il était d’ailleurs frappant de les écouter parler – en toute innocence si je puis dire – des différents crimes commis durant leurs missions. Ils ne furent pas condamnés à de lourdes peines comme les Brigadistes, ils écopèrent généralement du sursis ! Dans ce sens, le film a la particularité de transcrire l’expérience de guerre de bon nombre d’individus, en particulier le célèbre artiste Michel Viala qui nous livre sans pudeur des témoignages sur la façon dont il exécutait des moudjahidines algériens. 

 

 

Quelles analogies as-tu pu faire avec des conflits actuels? Par exemple, avec l’intervention française dans le conflit malien?

 

En analysant un peu ce qu’est la légion étrangère, en parcourant une centaine de films et de documents qui se ressemblent tous, on peut remarquer une constante dans le discours idéologique qui fait l’éloge de ces « braves combattants » dont la devise est «honneur et fidélité». La Légion étrangère se caractérise comme une véritable force de frappe militaire pour leurs généraux. La soumission à l’autorité de leurs chefs fait qu’ils ne se soumettent pas à l’ordre républicain. La preuve, leur participation au putsch d’Alger (1961). Cette obéissance s’explique notamment avec un recrutement de soldats très jeunes : les Suisses qui étaient recrutés par la légion n’ayant pour certains même pas atteint leur majorité de 20 ans à l’époque. 

Et puis évidemment, dans la légion les individus étaient payés à la solde, mais également en participant à la victoire avec des rafles, viols et pillages. Ces comportements se manifestent visiblement toujours dans les armées privées. Car les conflits armés échappent largement aux lois de la guerre et aux Droits de l’homme, d’autant plus quand ils sont accomplis par des armées privées qui ne reconnaissent qu’une seule chose, l’autorité de leur chef, sans avoir de comptes à rendre à personne. Meurtres et atrocités sont alors facilement à portée de mains, notamment quand on leur annonce qu’ils ont carte blanche sur leur agissement. Sans parler évidemment des cas de torture où la participation des légionnaires suisses était également réclamée. On pourra notamment découvrir dans le film la curieuse histoire d’un moudjahidin torturé par les légionnaires et soigné à l’hôpital universitaire de Genève.

 

Propos recueillis par Jorge Lemos