Catalogne

Catalogne : Les puissants ont peur quand ils sont face à la désobéissance civile organisée

Lors de notre Université de printemps des 3–5 mai 2013, dans le Jura vaudois, Esther Vivas, de la Gauche anticapitaliste de l’Etat espagnol, avait évoqué le Processus constituant qui s’est mis en marche en Catalogne, comme «nouvel instrument politico-social basé sur l’auto-organisation populaire, fidèle à ceux d’en bas et capable de rassembler, dans la diversité, l’ensemble de la gauche sociale et politique»

Impulsé par la bénédictine et docteure en santé publique Teresa Forcades, du monastère Sant Benet de Montserrat, et par l’économiste Arcadi Olivares, proche des groupes chrétiens de défense des droits humains, il vise à proposer une alternative politique d’ensemble, fondée sur la prise de conscience collective et la désobéissance civile, qui se traduise aussi par une réponse de gauche unitaire en vue des prochaines élections régionales catalanes. Celle-ci permettrait de «transformer le mécontentement social en majorité politique» et se doter collectivement d’un nouveau cadre politique au service de la majorité.

 

 

Vers une alternative politico-sociale anticapitaliste en Catalogne

 

Présenté au public en avril dernier, le Processus constituant a reçu de nombreux soutiens. Il a su se lier à de larges secteurs de la société qui perçoivent, dans le contexte actuel de crise, la nécessité urgente de changer les choses. De nombreuses personnes se sont senties interpellées par un discours qui appelle à quelque chose d’aussi essentiel qu’indispensable : la justice.

D’autres, activistes sociaux ont vu en lui un instrument pour aller plus loin que la mobilisation «en soi» et pour affirmer une perspective politico-organisationnelle de changement. Deux ans après l’émergence du Mouvement du 15-M (Mouvement des in­di­gné·e·s, apparu largement le 15 mai 2011, réd.), nombreux sont ceux-celles qui se rendent compte que malgré les occupations de banques, de logements vides, de supermarchés et d’hôpitaux, les détenteurs du pouvoir continuent à appliquer des mesures qui nous plongent dans la misère absolue. Tout en soutenant l’indispensable lutte dans la rue, sans laquelle aucun changement n’est possible, le Processus constituant veut en même temps défier le pouvoir politico-économique dans les institutions. Non pas pour changer le système de l’intérieur, mais pour «occuper» ces instances et les rendre à la majorité sociale.

Nous connaissons les processus constituants d’Amérique latine (Equateur, Bolivie, Venezuela) ou, plus proche de nous, d’Islande. Nous pouvons apprendre de leurs acquis et de leurs erreurs. En Catalogne, le débat sur la question nationale et sur l’indépendance ouvre une opportunité, comme nous n’aurions jamais pu l’imaginer, afin de pouvoir décider… et décider de tout.

Les présentations publiques du Processus constituant par Teresa Forcades ou Arcadi Oliveres, qui ont réuni une moyenne de 400 à 700 personnes dans des municipalités de taille moyenne, comme dans de petites localités, démontrent le pouvoir d’attraction de cette initiative, qui a déjà tenu plus de 100 présentations sur tout le territoire catalan. Par ailleurs, les adeptes du Processus constituant participent activement à la construction de cet instrument politico-social. Ainsi, plus de 80 «assemblées locales» ont été mises en place dans toute la Catalogne. Certaines ont un caractère départemental, d’autres, local. On a également organisé des «assemblées sectorielles» sur l’enseignement, la santé, les féminismes et l’immigration. Elles sont toutes coordonnées par le biais d’une assemblée générale mensuelle, baptisée «Groupe promoteur».

Le Processus constituant reflète aussi cette «autre façon de faire la politique». Dans la majeure partie des activités publiques, on fait passer une cagnotte pour récolter les sommes nécessaires à la location de l’installation sonore, aux photo­copies, etc. On précise à quoi a été dépensé l’argent. Les présentations servent elles-mêmes à organiser les parti­ci­pant·e·s aux assemblées et les réunions locales. Les groupes locaux s’organisent en fonction de leurs propres priorités et se coordonnent à l’échelle nationale. Le mouvement est encore jeune, mais il illustre les potentialités d’une initiative capable d’entrer en résonance avec le mécontentement social, même s’il reste encore beaucoup de choses à faire, et peut être le plus difficile : améliorer la coordination des assemblées.

La confiance que suscitent ses principaux promoteurs, Teresa Forcades et Arcadi Oliveres, est la clé du succès, même si nous sommes conscients que cette initiative n’aura de succès que si elle se construit de bas en haut. Aujourd’hui, plus de 44 000 personnes et de nombreuses assemblées locales et sectorielles ont souscrit à son appel. Malgré le caractère non confessionnel du Processus, les convictions chrétiennes de ses promoteurs sont parfois critiquées. Pourtant, la mobilisation sociale, en Catalogne comme dans l’Etat espagnol, ne peut se comprendre sans l’apport du christianisme de base. L’un des fondateurs du Syndicat des ouvriers agricoles n’est-il pas le curé des pauvres Diamantino García ? Ne pas admettre cette réalité, c’est ignorer une partie de notre histoire. 

De surcroît, tant Teresa Forcades qu’Arcadi Oliveres se sont prononcés à plusieurs occasions, et bien avant le Processus constituant, contre la hiérarchie ecclésiastique, pour la séparation de l’Eglise et de l’Etat et en défense du droit des femmes à disposer de leur corps. Ce qui, par ailleurs, leur a valu de multiples critiques de la part des secteurs réactionnaires de l’Eglise et de leur propre hiérarchie. 

 

Librement adapté d’un article d’Esther Vivas, intitulé «Catalonia:, a Constituant Process to Decide Everything», paru sur le site de son auteure (esthervivas.com).

 

 

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Entretien avec Teresa Forcades et Esther Vivas

 

Pourquoi avoir intitulé le livre que vous venez de publier ensemble Sans peur?

 

Esther Vivas: Parce que nous pensons que les gens commencent partiellement à perdre leur peur. Pendant longtemps, on a voulu nous faire croire qu’il n’y avait pas d’autre solution, qu’on ne pouvait rien faire pour changer les choses, mais, en cette période de crise tellement profonde, les gens commencent à voir le vrai visage du système capitaliste. Aujourd’hui, tout le monde peut constater que le capitalisme est incompatible avec la vie, la couverture des besoins de base. La population se rend compte que ce n’est pas seulement une crise de plus, mais bien une escroquerie, qu’ils sont en train de nous voler. 

Ces derniers temps, nous avons vu comment la population a commencé à désobéir massivement. Le 15-M a été un acte de désobéissance civile massive. Les gens occupent les logements vides des banques et les rendent aux personnes qui en ont été expulsées. Les gens occupent les entrées des hôpitaux, des écoles, des supermarchés… et ces actions sont appuyées par de larges secteurs de la société, qui sont davantage d’accord avec ceux-celles qui occupent, s’indignent, se révoltent et désobéissent qu’avec ceux qui imposent des coupes budgétaires. […] A à la légalité du système, nous opposons la légitimité de la rue, des luttes, des droits et des besoins des gens.

 

On parle de crise du capitalisme, mais le capitalisme s’est toujours sorti des crises antérieures. Est-ce qu’il se sortira aussi de celle-ci?

 

Teresa Forcades: Le capitalisme crée ses crises continuellement. […] Mais, aujourd’hui, la différence est que certaines ressources de la planète sont sur le point de disparaitre et, par conséquent, du point de vue environnemental, il y a une limite, à moins qu’on ne découvre une nouvelle source d’énergie ou une nouvelle planète […]. Sur cette question environnementale, on a atteint un seuil. Sur la question sociale, malheureusement, le capitalisme peut inventer de nouvelles méthodes pour continuer à traiter les personnes comme des marchandises et nous ne sommes donc pas face à la dernière crise du capitalisme. 

 

La démocratie actuelle permet-elle l’accomplissement des propositions alternatives comme les vôtres?

 

TF: Dans le cadre du capitalisme, non. Notre proposition aboutira si on arrive à impulser et à pousser à la rupture la subjectivité politique de la majorité sociale mécontente. Ce qui doit être très clair, c’est que le projet de démocratie réelle que nous proposons n’est pas viable dans le cadre du capitalisme parce qu’une prémisse du capitalisme est que le pouvoir politique doit être soumis au pouvoir économique. Si nous permettons ça, la démocratie réelle est impossible.

 

Le livre parle de «gagnants» et de «perdants». Pour le moment, les gagnants, ce sont ceux qui correspondent à ce qu’on appelle le 1% de la société?

 

EV: Avec les politiques actuelles, nous sommes une grande majorité à sortir perdants et seule une minorité, une élite politique et économique, s’en sort avec des bénéfices et utilise la crise comme une opportunité pour s’attaquer aux droits sociaux, du travail, économiques, démocratiques. Nous pourrions même dire que les politiques actuelles ont largement été planifiées et qu’on utilise la crise comme excuse.

Mais les gens se rendent compte de tout ça, que l’Etat espagnol est l’un des pays où les différences entre riches et pauvres sont parmi les plus grandes d’Europe. Nous voyons comment la faim, que nous avions toujours associée aux pays du Sud, commence à frapper à nos portes. En Catalogne, le rapport du Síndic (défenseur du peuple) comptabilise 50 000 enfants souffrant de malnutrition, parce que beaucoup de familles n’ont pas le revenu minimum nécessaire pour acheter la nourriture dont leurs enfants ont besoin pour une alimentation saine et équilibrée. […]. Tout cela est perçu comme découlant des politiques censées nous sortir de la crise. Et, pendant ce temps, une minorité économique est en train de gagner beaucoup d’argent sur notre dos grâce à cette situation.

 

TF: Il parait que le marxisme est anachronique. On nous dit qu’aujourd’hui, il n’y a plus une classe qui possède les moyens de production et une autre, laborieuse, mais qu’il n’y a qu’une classe supérieure et une classe inférieure. […] Pourtant, il est très différent de détenir les moyens de production ou de dépendre de la vente de sa force de travail pour obtenir l’argent et le nécessaire pour vivre. Si on permet qu’il y ait une personne qui détienne la propriété et d’autres qui doivent vendre leur force de travail, une division se crée qui engendre dès lors l’accumulation du capital […] qui atteint aujourd’hui des niveaux qu’il est difficile de dépasser. C’est ce qu’on peut appeler le 1 % en face des 99 %.

Cette lutte des classes existe, on doit en être conscient. Et on ne doit pas avoir peur d’utiliser cette expression à cause du spectre de ce qu’a été réellement le marxisme en Union Soviétique, où il y a eu une dictature. Mon positionnement personnel est favorable à l’initiative privée, à condition qu’elle se situe dans le cadre de processus coopératifs qui n’ont rien à voir, ni avec le capitalisme, ni avec ce qu’un comité central peut dicter, ni avec la dépendance envers un Etat paternaliste.

Les mouvements sociaux ont-ils perdu leur force? On pourrait le penser, non?

 

TF: Dans mon milieu théologique, j’entends souvent proclamer la mort de la théologie de la libération. Par contre, il y a d’autres analystes qui disent que la théologie de la libération est morte de son succès, parce qu’elle a généré en Amérique latine, là où elle était la plus forte, un processus de changement politique réel qui ne touche pas seulement les communautés ecclésiastiques, mais bien toute la société, et qui est né de l’impulsion que lui ont donnée les communautés de base.

Dans notre contexte, il se passe quelque chose de similaire. On peut se demander où sont passées les assemblées du 15-M. Mais, maintenant, nous sommes dans une période de mobilisation sociale très forte. Le pays est en résistance. Ce qui se passe, c’est que les médias essaient de présenter ça d’une autre façon. S’ils nous informaient tous les jours des initiatives qui existent au niveau local, nous aurions une vision très différente.

Nous sommes dans une phase d’ébullition et c’est une période forte pour les mouvements sociaux et les initiatives qui revendiquent la justice sociale. Nous avons une opportunité à saisir pour que tout cela nous mène à une alternative politique viable.

 

Ceux d’en haut ne semblent pas l’entendre…

 

EV: Le pouvoir ne veut pas reconnaitre le mal-être social qui augmente. La réalité est pourtant incontestable. Le gouvernement du Partido Popular (PP) dit qu’il y a une majorité silencieuse, à qui cette situation convient, qui ne va pas manifester et qui appuie le gouvernement. En réalité, il a souvent été démontré que cette majorité silencieuse est davantage d’accord avec ceux-celles qui luttent qu’avec ceux qui appliquent l’austérité. Nous l’avons vu avec l’action d’encerclement du Congrès : des milliers de personnes sont descendues dans la rue et Rajoy (Premier ministre, réd.) a remercié la majorité silencieuse qui est restée chez elle. Plusieurs jours plus tard, le journal El País, qui n’est pas spécialement contre le système, a publié une enquête selon laquelle la majorité de la population (70 %) était d’accord avec cette action.

[…] Les personnes en situation de précarité sociale et économique préfèrent aller chercher de l’aide, dans 80 % ou 90 % des cas, auprès d’organisations comme la Plateforme des personnes victimes des hypothèques (PAH) ou Caritas plutôt que de s’adresser à l’Etat. La réalité commence à changer. Les gens n’en peuvent plus. Et, même si on veut le nier, c’est incontestable quand on voit ce qu’il se passe dans la rue au jour le jour.

 

Comment pouvez-vous obtenir les changements que vous souhaitez si vous ne vous reposez pas sur les partis qui sont actuellement dans l’opposition, en particulier les sociaux-­démocrates?

 

EV: Dans notre livre, nous expliquons qu’une révolution est nécessaire, une rupture avec le système actuel. On doit changer les choses et envisager des alternatives politiques. Au-delà des perspectives de changement, de rupture, il faut commencer à construire des alternatives qui permettent de démontrer que d’autres pratiques économiques et sociales sont possibles et viables. Dans ce sens, les initiatives à petite échelle sont importantes, dans le cadre de l’économie sociale et solidaire, comme les coopératives de consommation, les moyens de communication alternative, les coopératives de crédit, la banque éthique, etc.

Il ne faut pas attendre de faire la révolution pour commencer à changer ici et maintenant. Heureusement, c’est déjà en train de se passer. Il y a beaucoup d’initiatives au niveau local, et concrètement en Catalogne, qui démontrent qu’un autre monde est possible. Ainsi, quand, à partir d’en haut, on nous dit qu’il n’y a pas d’alternatives, qu’on ne peut rien faire pour changer les choses, nous pouvons leur répondre que, oui, on peut le faire et qu’on le fait déjà.

 

Y a-t-il un modèle de référence pour le Processus constituant?

 

TF: Il n’y a pas de modèle […], mais il y a eu des processus de rupture, par exemple dans des pays d’Amérique latine comme le Venezuela, la Bolivie ou l’Equateur, qui ont inversé les tendances séculaires de domination. Nous pouvons nous inspirer de leurs réussites, tirer les leçons de leurs erreurs et des difficultés qu’ils ont rencontrées.

L’une de ces difficultés découle justement des tentatives de rédaction d’une nouvelle Constitution sans débat social suffisant, sans approfondir ce que signifie un changement de ce type.

Un autre modèle […] c’est aussi bien sûr l’Islande, qui a démontré qu’il est possible de dire NON à la Troïka. Dans ce pays, comme dans l’Etat espagnol, on a dit qu’il fallait imposer des mesures d’austérité. Le gouvernement islandais a accepté de jouer le jeu, mais, à la différence d’ici, le peuple islandais a dit «pas question». Pourtant, en Islande, ils ne connaissent pas une situation de précarité sociale et économique aussi importante que la nôtre.

 

On nous dit que les coupes budgétaires sont obligatoires parce que nous nous sommes trop endettés.

 

EV: Le système nous répète que ce qui arrive est dû au fait que nous nous sommes endettés, que «la dette se paie». Mais cette affirmation est dans une certaine mesure mise en doute par les mouvements sociaux et les initiatives comme l’Audit citoyen de la dette qui se demandent pourquoi la dette publique a augmenté et à qui a bénéficié l’argent qu’a généré l’endettement.

Ce que nous constatons, c’est que la dette privée des banques privées se transforme en dette publique. La dette publique augmente, mais le grand problème de l’Espagne est la dette privée que l’Etat a prise en charge. On parle d’une dette qui a bénéficié aux banques privées, qui elles ont bien vécu au-dessus de leurs moyens au moment du boom immobilier. Et maintenant, on fait payer les conséquences de ce festin à la majorité de la population.

Pourquoi devrions-nous payer une dette dont nous n’avons tiré aucun bénéfice ? La campagne citoyenne pour l’Audit de la dette demande qu’on analyse l’affectation des bénéfices de la dette. S’ils ne sont pas revenus à la population, nous n’avons pas à la payer. C’est légitime, et ça s’est déjà fait dans des pays du Sud. En Equateur, par exemple, sous la présidence de Rafael Correa, on a fait un audit de la dette et la partie qui était considérée comme illégitime n’a pas été payée. […] Ne pas payer la dette est possible. […]

 

Vos propositions alternatives peuvent-elles fonctionner dans un seul pays ou doivent-elles se réaliser à un niveau supérieur?

 

TF: Cela doit se passer au niveau mondial, global, planétaire. La radicalité du changement ne peut pas se limiter à un seul pays. Mais il y a des pays d’Amérique latine ou méditerranéens qui ont le potentiel pour générer des élans de transformation. Il est concevable de réaliser certains changements tout seul, comme c’est le cas en Islande, où des améliorations substantielles ont été engrangées pour la population en évitant la dépendance envers une dette illégitime que nous n’avons pas à payer. Mais un changement de modèle nécessite des alliances au niveau international…

 

Comment combattre le pouvoir de l’argent?

 

TF: Comment se peut-il que les intérêts de quelques-uns dominent ceux de tous les autres ? Si c’était l’inverse, si la majorité opprimait la minorité, ça semblerait logique, même si ce serait lamentable du point de vue de la justice. Cyniquement, on pourrait croire que cette minorité peut dominer parce qu’elle a en main l’armée, le pouvoir et la répression.

Au cours de l’histoire, si le pouvoir répressif a toujours été nécessaire pour maintenir une situation d’injustice sociale, il n’est pas possible de soutenir cette injustice uniquement grâce au pouvoir répressif. L’aliénation idéologique est un élément nécessaire. L’idéologie, c’est notre cheval de bataille pour contrer le pouvoir de l’argent, ça passe par la capacité des gens de la rue à imaginer une alternative. C’est là que nous livrons la bataille la plus importante.

Le discours de ceux qui veulent maintenir le statu quo n’est pas celui du «tout va bien, tout est parfait». […] Leur discours, c’est : «ça va très mal, mais il n’y a pas d’alternative». On peut opposer à ces slogans les arguments du livre des économistes Juan Torres López et Vicenç Navarro : Il y a une alternative. Ou bien les slogans de la PAH (Plateforme des victimes des hypothèques) comme : «Oui, on peut le faire, mais ils ne le veulent pas». Ces contre-discours vont tous dans le même sens : montrer qu’il y a une alternative.

Par exemple, la guerre du Vietnam n’a plu à personne, mais certains disaient qu’on ne pouvait pas s’y prendre d’une autre façon. Quand une majorité a dit qu’on pouvait faire autrement, un changement s’est produit. Nous sommes dans une situation similaire. Quand la majorité sociale mécontente est convaincue que l’alternative existe, personne ne peut l’arrêter.

 

On parle du droit de décider de tout. Que faut-il comprendre? Qu’il faut décider d’autres choses en plus de l’indépendance de la Catalogne?

 

EV: Bien sûr. Avec le débat sur l’indépendance de la Catalogne s’ouvre en même temps une brèche pour dire beaucoup de choses. Le souverainisme d’Artur Mas (président de Convergence et Union – CiU, la droite nationaliste – et président de la Généralité de Catalogne, NDT) dit sur le fond : «indépendance oui et non, et demain on verra». Nous, avec le Processus constituant, nous posons l’indépendance comme une opportunité pour repenser le modèle politique, social et économique actuel. Parce qu’une indépendance dans les mains des 400 mêmes familles, qui se rencontrent dans la loge du Barça, le Gran Teatro del Liceu ou le Palau de la musica catalana (Palais de la musique catalane), ça ne nous sert à rien. C’est pour ça qu’on a encerclé la Caixa (Caisse d’épargne, en mains publiques, réd.) le 11 septembre dernier. Une Catalogne financée par La Caixa, à quoi ça sert ? A rien !

Il est donc nécessaire que le débat sur la question nationale puisse parler de toutes ces choses, en lançant un Processus constituant qui permette de repenser les bases sociales, politiques et économiques de la société, tout en rendant la parole aux gens. Un débat sur la Catalogne que nous voulons à tous les niveaux. Et ce débat, ce ne sont pas les partis majoritaires, y compris CiU, qui le portent.

 

La Catalogne: un nouvel Etat d’Europe ou hors d’Europe?

 

EV : Une Europe dans les mains de la Troïka, de la Banque centrale européenne, d’Angela Merkel & Co, ça ne nous sert à rien. L’Europe est construite aujourd’hui au service des intérêts du capital, des grandes entreprises, de la guerre.

 

Dans votre livre, vous reconnaissez que votre projet n’atteindra pas tous ses objectifs en deux mois, mais vous dites aussi qu’il ne faudra pas non plus attendre dix ans…

 

EV : Nous ne savons pas vraiment de combien de temps nous aurons besoin pour changer les choses. Mais avec le Processus constituant, nous insistons sur l’urgence d’un changement face à la situation dramatique que vivent toujours plus de secteurs de la société, ici en Catalogne. C’est face à cette situation qu’a été lancée, en avril, la proposition d’un Processus constituant, à l’initiative d’Arcadi Oliveres et de Teresa Forcades. Depuis, il y a eu beaucoup d’assemblées locales, plus de 80 groupes de soutien se sont créés à travers tout le territoire, des groupes de travail thématiques, sur le féminisme, la santé, l’éducation, l’immigration, etc.

Ce Processus propose de créer un nouvel instrument politique et social qui permette de rassembler un maximum de personnes qui souffrent de la crise, un maximum de personnes qui luttent, un maximum d’organisations politiques et sociales de gauche qui sont d’accord avec cette optique, pour défier la dictature du capital, imposée aujourd’hui par CiU.

 

Certains historiens comme Josep Fontana disent que les puissants n’ont fait de concessions que quand ils ont eu peur. Ont-ils peur maintenant?

 

EV: Nous croyons que la peur est en train de changer de camp. La peur, au sens large, nous ne l’avons déjà plus. Ce sont ceux qui détiennent le pouvoir politique et économique qui commencent à avoir peur. Quand nous voyons aujourd’hui l’accroissement des mesures répressives, quand nous voyons comment on criminalise ceux et celles qui luttent, quand nous voyons que les activistes de la PAH sont traités de philofascistes ou de terroristes, ce sont autant de signes de peur et de faiblesse.

Et il y a surtout la stratégie de la répression. Quand on ne peut plus contrôler la situation par des moyens normaux, la seule option est d’employer la méthode forte. Et à ce niveau, le gouvernement de CiU n’a pas seulement été le champion des politiques d’austérité en Espagne – et même le meilleur élève d’Angela Merkel – mais aussi le champion des politiques répressives.

 

TF : Les puissants n’ont peur que quand ils ont face à eux des «non-puissants» conscients du fait qu’il existe une alternative. Ça leur fait très peur. C’est ça la base, qui se concrétise par des actes de désobéissance civile, pacifiques, démocratiques. Je n’imagine pas une transition vers un nouveau modèle de société sans confrontations. Ce serait absurde et irréaliste de le penser.

Un simple exemple : voilà ce qui est arrivé à un homme de Tarragona qui voulait mettre en pratique une campagne de la CUP (Candidatura d’Unitat Popular, parti de la gauche indépendantiste catalane) en refusant de se rendre dans un centre de santé sans rendez-vous. Si vous avez besoin d’un spécialiste, vous devriez avoir le droit de savoir quel jour il pourra vous examiner. Mais ça ne se fait pas aujourd’hui, parce qu’on n’inscrit pas les patients sur des listes d’attente. On peut ainsi affirmer que les listes d’attente ne s’allongent pas. Cet homme voulait simplement revendiquer ce droit et la police l’a arrêté !

Nous vivons dans une société où, quand tu essaies de faire valoir tes droits, tu obtiens une réponse répressive. Il y a plusieurs lois clairement incompatibles avec nos droits. Ce que nous devons faire c’est, de façon bien organisée et structurée, pratiquer la désobéissance civile. Les puissants ont peur quand la base sociale est prête, par des actes pacifiques, à la désobéissance civile. 

 

Entretien réalisé par Siscu Baiges et publié le 8 octobre 2013 sur eldiario.es et le lendemain sur esthervivas.com. Traduit par Céline Caudon pour lcr-lagauche.be Version légèrement revue par notre rédaction.