La prostitution, une affaire d'hommes

En France, à l’occasion du débat autour d’une loi contre la prostitution pénalisant les clients des prostituées, une poignée de personnalités a lancé une pétition sur le site du mensuel « Causeur ». Parmi elles, Frédéric Beigbeder, directeur du magazine « Lui », Eric Zemmour, le comédien Philippe Caubère, ou encore Basile de Koch, mari de Frigide Barjot. Le « Manifeste des 343 salauds »* est un sommet de beauferie, finement intitulé « Touche pas à ma pute ! ». Voici de larges extraits d’une des réactions qu’il a suscitées.

 

 

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 Le texte en question a tout au moins le mérite de prouver que la prostitution, c’est bien une affaire d’hommes. Pas « le métier le plus ancien du monde », ni le « travail sexuel » que nous a révélé la postmodernité, ni la « stratégie de femme » que certains anthro­pologues ont cru déceler dans la prostitution. Historiquement, la prostitution a surtout été – et demeure plus que jamais sous l’ordre néolibéral du capitalisme mondialisé – un commerce entre hommes. La prostitution ce n’est pas une activité que réalisent ou « exercent » des femmes?; c’est plutôt ce que les hommes font d’elles lorsque, préalablement déshumanisées, objectivées et transformées en marchandise, ils accèdent à leurs corps moyennant argent.

 

Les femmes sont prostituées par les hommes

Le langage courant nous induit en erreur. Les femmes ne « se prostituent » pas?; elles sont prostituées par des hommes. La prostitution fonctionne sur la base d’un continuum de violences, un enchaînement dans lequel des hommes conditionnent un certain nombre de femmes et les mettent à la disposition d’autres hommes.

Mais, à chaque pas, une légion d’irascibles défenseurs de la prostitution, très souvent financés aussi par les puissantes industries du sexe, contestent cette perception des choses?; invoquant une variété kaléidoscopique de situations, ils nous invitent à parler «des prostitutions»; dénonçant les «abolitionnistes totalitaires», ils brandissent même «le droit des femmes à disposer de leur propre corps». Tout est permis pour tenter de diluer le rôle déterminant des hommes, présent en amont et jusqu’aux dernières conséquences, dans le commerce sexuel. Ainsi, on nous demande sans cesse de bien distinguer entre prostitution « forcée » et prostitution « libre ». La première, condamnable, ne serait qu’une sorte d’épiphénomène, une réalité malencontreuse qui se produit dans les marges d’un légitime échange marchand – et dont la police, qui poursuit la traite, saura se charger.

Les propos de nos 343 «salauds», qui partagent bien entendu cette distinction, nous ramènent cependant au monde des mortels. Car, faut-il le rappeler, la «liberté de se prostituer» est exercée, dans une écrasante majorité, par des femmes. Et, curieusement aussi, la plupart du temps elles sont pauvres, proviennent de régions et pays économiquement déprimés, appartiennent à des minorités ethniques ou à des peuples colonisés?; parmi elles, les cas d’abus subis pendant l’enfance sont fréquents, ainsi que l’alcoolisme et l’addiction aux drogues. Dans ces conditions-là, l’évocation de la liberté n’a pas beaucoup de sens. Pire, elle ne fait qu’évacuer l’oppression de genre, sociale et raciale, omniprésente dans l’univers de la prostitution. Eh bien, c’est dans ce sens que les « salauds » certifient que, dans une société avec prostitution, il n’y a pas d’autre liberté que la leur.

 

«Pute» comme identité

Le terme « pute », misogyne par excellence, dont se gargarisent les «salauds» pour parler des femmes prostituées représente bien plus qu’une insulte ou une grossièreté : c’est l’attribution d’une identité. Dans la fantaisie machiste, la « pute » est un être lubrique, en quelque sorte sous-humain, aussi désirable sexuellement que méprisable socialement. Mais, si nous admettons l’existence institutionnalisée de la prostitution, la « pute » devient la caractérisation de la femme tout court. Sous cette optique, une seule chose fait la différence entre les femmes prostituées et le reste : on connaît le tarif des prostituées, tandis que le prix des autres femmes n’a pas encore été fixé.

La prostitution constitue une pierre de voûte dans la construction de l’identité masculine sous les paramètres de la domination patriarcale – une découverte et une contribution décisive du féminisme à la pensée critique de l’humanité. Les «salauds» nous révèlent cette fonction de la prostitution dans la reproduction de cette domination-là lorsqu’ils revendiquent «leurs putes» indépendamment du fait qu’ils aillent les «voir» avec plus ou moins de fréquence… ou même pas du tout. Il ne s’agit pas, à proprement parler, de sexe – même si le sexe joue évidemment ici le rôle d’un vecteur – mais bel et bien de pouvoir, de domination sur toutes les femmes.

L’existence d’une « réserve » de femmes, sans cesse renouvelée et mise à la disposition du caprice des hommes, consacre donc la prééminence de ceux-ci sur l’ensemble de la société – bien au-delà des politiques en faveur de l’égalité entre les sexes auxquelles cette société puisse adhérer par ailleurs. Le fait que ce privilège est reconnu à tous les hommes contribue puissamment à forger une barbare solidarité virile, la fraternité des «salauds» […]

 

Lluís Rabell

Publié sur le blogue franco-catalan ACCIO FEMINISTA 26-N

Coupures et intertitres de la rédaction

 

* Le « Manifeste des 343 salauds » fait référence au « Manifeste des 343 salopes » de 1971. Dans un appel publié par le Nouvel Observateur, à l’initiative de Simone de Beauvoir, 343 femmes connues déclarèrent avoir recouru à l’avortement, ce qui à l’époque était un crime. Ce geste spectaculaire relança le débat sur le droit à l’avortement. Par sympathie pour cette cause et sur le ton provocateur qui était le sien, Charlie Hebdo fit une large publicité à ce « Manifeste des 343 salopes ». A l’aune des risques encourus, les « salauds » sont donc aussi des imposteurs. (réd.)