«L'expérience Blocher»

«L'expérience Blocher» : S'immerger dans le mythe au lieu de s'y confronter

Après une sortie festivalière polémique, le documentaire de Jean-Stéphane Bron est désormais en salles. Sur le fond et la forme, le film se retranche dans une posture de timidité en face d’un mythe. Au risque de la condescendance et de l’identification.

Au moment de sa présentation au festival de Locarno, L’expérience Blocher avait suscité de vives réactions, notamment au sein de certains milieux de gauche, qui voyaient dans ce projet, qui profitait de subventions fédérales, l’offre d’une nouvelle tribune pour l’homme politique et son parti. Ces critiques ne sont pas forcément justifiées. En soi, que la culture serve à réfléchir aux processus politiques helvétiques ne semble pas constituer une démarche injustifiée. Le fait que le projet soit confié à Jean-Stéphane Bron semblait de plus devoir prévenir de toute attitude strictement élogieuse. C’est d’ailleurs peut-être la réussite du réalisateur que d’avoir évité tant le piège de la glorification que celui de la dénonciation simple, qui n’aurait donné qu’un film en forme de prêche pour convaincus. Tout au long du film, le réalisateur maintient un regard de type documentaire, jamais neutre, mais en retrait, laissant l’action se dérouler. 

 

La Suisse selon Blocher

Néanmoins, ce qui demeure problématique, c’est l’angle choisi pour traiter de l’objet Christoph Blocher. Jean-Stéphane Bron l’annonce dès le départ, il se refuse à débattre avec lui, reconnaissant la supériorité du politicien. Il se sent alors « complice ». Et le film est bien le résultat de cet aveu d’impuissance. Si la dénonciation prédéterminée aurait été vaine, il reste problématique d’aborder une personnalité sans s’y confronter, sans la pousser à se dévoiler. Ainsi les images tournées de manière embarquée restent décevantes. On découvre un Blocher au téléphone dans sa voiture, rigolant et se concentrant. Or nous montrer que derrière le politicien il y a un homme n’est pas une démarche d’un grand intérêt. On se doutait bien qu’il ne s’agissait pas d’un monstre, mais d’une personne avec ses rires et sa solitude. Autre regret, la « femme de », pourtant très présente, est laissée dans l’ombre, sans jamais qu’on lui donne la parole ou qu’on questionne son rôle. 

Des images embarquées, on retiendra surtout le moment où Blocher explique comment il fournit lui-même au PDC des initiatives politiques et comment il s’accorde avec le Credit Suisse. Les autres moments intéressants du film concernent plutôt les images d’archives où Bron rappelle brièvement le parcours économique (avec notamment le soutien à l’apartheid et la construction d’usines en Chine) du personnage.

L’impuissance de Bron à se confronter à Blocher se retrouve avant tout dans l’immersion qu’elle produit. Ainsi la Suisse n’est vue dans ce film qu’à travers les yeux de Christoph Blocher. Une Suisse mythique, paysanne, proche de sa terre, revivant son héroïsme de Guillaume Tell : les images du pays présentes dans le film (chutes du Rhin, campagne, montagnes, lac) reproduisent sans la moindre critique la vision du pays rêvé par Blocher. On ne nous montre aucune image de villes, de populations immigrées, de personnes subissant la politique xénophobe et antisociale prônée par Blocher. Le film reproduit ainsi cinématographiquement la vision idéologique du politicien, réduisant au silence l’ensemble des aspects helvétiques qui s’opposent ou contredisent sa vision. Les rares opposants ayant droit au chapitre sont eux aussi vus à travers les yeux de Blocher : forcément romands, sournois ou violents. 

 

La Suisse, c’est Blocher

Cette immersion du regard du cinéaste dans son objet entraine de plus une identification entre Blocher et son pays. Blocher, c’est la Suisse?; et la Suisse, c’est Blocher semble nous dire le film. Ainsi, au-delà de la précision quant à sa fortune accumulée, qu’est-ce qui nous est montré de Blocher dans cette expérience ? Un vieux monsieur vivant dans une propriété pas si luxueuse que ça, resté toujours près du peuple, un self-made man talentueux et déterminé. Le film échoue à nous montrer de Blocher ce que ce dernier cherche justement à cacher : son lien permanent avec les milieux patronaux, sa politique antisociale. La voix off ose nous affirmer que le déclin de Blocher viendrait du fait que ses lieutenants se serraient embourgeoisés. A l’inverse, Blocher serait donc celui qui serait resté populaire et mû par des idéaux. Bron ne tente donc à aucun moment de décortiquer cette usurpation du populaire et tombe dans la fascination.

Cette dernière entraîne le réalisateur à faire de Blocher le génie dont les idées et la détermination ont seul permis l’échec de l’adhésion à l’Europe et le durcissement toujours plus violent de la Loi sur l’asile, méconnaissant ainsi l’ancrage de ces idées tant dans la population que dans le système politique helvétique et son racisme d’Etat.

Le film touche juste, quoique de manière trop brève, en concluant sur la vraie victoire de Blocher : le triomphe de ses idées. Ce qui choque le plus dans les archives qu’utilise le film, c’est peut-être bien les images d’un Conseil fédéral uni pour défendre le projet européen et l’ouverture de la Suisse. Malgré les logiques économiques qui expliquaient alors cette position, une telle orientation parait irréelle aujourd’hui alors que partout ne s’expriment plus que la xénophobie et le repli identitaire, d’initiative en initiative, de révision en révision. Une xénophobie et un repli que le cinéaste, retranché dans la voiture, n’aura réussi ni à mettre à mal ni à dévoiler.

 

Pierre Raboud