Protéger les femmes pour remédier à la perte de milliards?

Les études prouvant la rentabilité des mesures en faveur de la lutte contre les inégalités de genre ont le vent en poupe. En 2002, la Conférence latine des déléguées à l’égalité diffusait ainsi un plaidoyer pour l’investissement dans les crèches, en insistant sur leur rentabilité financière au regard du développement de l’activité salariée féminine qu’elle permettait. Le 19 novembre dernier, le Bureau fédéral de l’égalité récidivait en publiant un enquête sur le coût économique engendré par la violence à l’intérieur des relations de couple. Entre déshumanisation et effets pervers des logiques de rentabilité, cette étude envoie un message contre-productif en réduisant la souffrance des femmes victimes à une valeur marchande.

164 à 287 millions de francs par an, c’est ce que coûterait chaque année au contribuable la violence conjugale selon ce rapport. Après un court intermède sur le coût social des violences conjugales, la directrice du Bureau fédéral de l’égalité justifie la démarche choisie par le besoin de démontrer aux gouvernements la nécessité d’agir en leur présentant des chiffres concrets qui permettent d’entrevoir les économies qu’ils pourraient réaliser en investissant dans des mesures de prévention.

Pour arriver à ce chiffre, l’étude décompose les retombées financière de son objet en coûts tangibles (coûts d’intervention de la police, du fonctionnement judiciaire, coût des revenus non-réalisés ou liés à l’invalidité voire au décès de la victime, tels les coût du médecin-légiste) et en coûts intangibles (coûts engendrés par le stress, la souffrance et les maladies dont la violence conjugale peut être à l’origine). Comble du cynisme, la souffrance causée par la violence conjugale fini par être convertie en valeur monétaire au travers du calcul des années de vie perdues par des décès prématurés puis multipliées par la valeur économique que peut prendre pour la société une année de vie, apparemment 100’000 francs. 

 

Quand l’enfer est pavé

de bonnes intentions

De telles études ne sont pas nouvelles, que ce soit dans le domaine de la violence conjugale ou plus généralement des « problèmes sociaux ».
Le phénomène semble toutefois se renforcer, allant jusqu’à intéresser la directrice générale du groupe de la Banque mondiale, Caroline Anstey, qui publiait le 7 mars 2013 une tribune dans laquelle elle concluait ainsi : « Un effort concerté pour déterminer le coût des violences faites aux femmes et aux filles pourrait nous aider à réaliser que nous tous – contribuables, entreprises et pouvoirs publics- nous y sommes de notre poche à chaque coup de poing, chaque coup de pied, chaque viol… Il ne s’agit pas juste de violences domestiques, mais bien de violences nationales. Et, d’une certaine façon, nous en sommes tous victimes.»

Triste vision qui réduit la solidarité et la révolte contre les inégalités à une perception marchande, répondant à des critères mesurables, et semble oublier que le moteur premier de la persistance de ces violences tient d’une part à la déshumanisation et à l’infériorisation des femmes en tant que groupe, d’autre part à la dépendance économique qui les retiennent prisonnières de leur agresseur. Une déshumanisation à laquelle participent finalement ces études qui réduisent des souffrances réelles et des décès à une affaire de coûts pour le contribuable, tout en proposant comme solution l’ancrage toujours plus profond dans une perspective capitaliste, pourtant à l’origine du maintien des inégalités économiques entre hommes et femmes par la division du travail marchand et non marchand qu’elle engendre.

 

Du cynisme aux effets pervers réels

Au-delà du dégoût moral que peut inspirer l’appel utilitariste à la mobilisation pour mettre un frein à la violence conjugale, la justification des politiques de prévention de la violence par les profits ou les économies qu’elles permettraient de réaliser comporte enfin des effets pervers bien réels. Orienter la prévention contre les violences conjugales dans une optique de rendement, c’est en effet faire entrer cette lutte dans une perspective néolibérale où l’utilité de tel ou tel programme de prévention, ou offre de soutien, sera jugée non pas en fonction de son utilisation par les victimes ou de l’aide concrète qu’elle peut leur apporter, mais bien selon un rapport purement économique coût/bénéfice qui attend la promesse d’un retour sur investissement du capital engagé.

La résultante de ce choix, c’est évidemment le risque de passer à côté du non marchand, du moins rentable financièrement, voire de saper tout bonnement ces politiques au prochain passage à des mesures d’austerité, quels qu’en puissent être les bénéfices. Les exemples foisonnent en ce domaine, à l’instar de la volonté affichée à Genève en 2012 de supprimer le 2/3 des postes du personnel du planning familial suite au plan d’économie intitulé « Performance », alors même que le planning enregistrait une hausse de ses usagers.ères depuis plusieurs années. Le sauvetage du planning alors réalisé, et le recul des autorités par rapport aux coupes prévues n’est pas intervenu parce qu’une étude avait pu prouver à l’aide de tel ou tel chiffre que son action permettait de sauvegarder des deniers publics, mais bien parce que les usagers·ères, les militant·e·s féministes et les salarié·e·s du secteur sont montés au front pour défendre leurs services. C’est finalement par les mobilisations que l’on fait le mieux comprendre aux pouvoirs publics la nécessité de débloquer des fonds pour mettre fin aux violences. L’engagement, lui, n’a pas de prix. 

 

Audrey Schmid