Chili
Chili : Vers un gouvernement social-libéral sous pression des luttes
Dimanche 15 décembre, la victoire électorale de la « socialiste » Michelle Bachelet a confirmé la tendance du premier tour des présidentielles, après 4 ans de gouvernement de Sébastian Piñera (droite néolibérale).
Bachelet, le retour…
Face à Evelyn Matthei (droite, 37,8 % des voix), Michelle Bachelet sera donc la prochaine présidente avec plus de 62,2 % des voix. Cette nette victoire électorale valide les résultats des primaires et du premier tour, pour celle qui est annoncée depuis des mois comme la grande gagnante de ce cycle politique institutionnel. Bachelet fut déjà présidente de la République entre 2005 et 2010 pour la Concertation, coalition regroupant le Parti socialiste, des petites organisations sociales-libérales et les démocrates-chrétiens (DC), une coalition qui a dominé la vie politique pendant 20 ans (1990-2010), à la sortie de la dictature militaire (1973-1989).
Cette même Concertation, dirigée par certains ex-militants de l’Unité populaire du gouvernement de Salvador Allende (1970 – 1973), en alliance avec la DC (qui elle avait soutenu le coup d’Etat), a été un acteur central de la continuité du capitalisme néolibéral dans ce pays. Un modèle d’accumulation installé par Pinochet et ses sbires grâce à la dictature, et perfectionné ensuite en « démocratie ». Une « démocratie » qui ne respecte même pas le minimum des canons de la représentation libérale, puisque la Constitution autoritaire de 1980 est toujours en place, réformée – et légitimée – par le socialiste Ricardo Lagos, en 2005.
De retour de New York, après avoir di-ri-gé le programme « fem-mes » de l’ONU, Bachelet a néanmoins réussi à préserver sa popularité, incarnant une figure maternelle, consensuelle… et infantilisante, cherchant aussi à effacer la mémoire des nombreuses répressions – contre le peuple Mapuche, en particulier – de son gouvernement. Fille d’un général mort des suites de la torture, elle-même victime de la dictature, elle a su jouer en permanence sur les ambiguïtés de son programme, tour à tour présenté comme réformiste progressiste, et à la fois clairement néolibéral sur le plan économique.
Elle a aussi bénéficié d’une immense machinerie de marketing communicationnel, d’une équipe de campagne de 500 personnes et du soutien financier d’une partie du patronat : lors du premier tour, certains grands patrons n’avaient pas hésité à apporter leur soutien à l’ex-présidente, dont Jorge Awad, président de l’association des banques chiliennes. Globalement, l’apport des grandes entreprises à la campagne de la pédiatre « socialiste » a représenté le triple des sommes allouées à la candidate de droite, Evelyn Matthei…
Abstention et crise du système politique des classes dominantes
Mais, le véritable fait marquant de cette élection est surtout l’abstention. Il s’agit des 6e élections présidentielles depuis la fin de la dictature, en 1989, mais des premières qui se déroulaient sur la base du vote volontaire (avec inscription automatique sur les listes) : suite à une réforme du système électoral, les élec-teurs·trices ne sont plus obligés d’aller voter sous peine d’amende (comme c’est le cas dans plusieurs pays d’Amérique latine).
Déjà les élections municipales de 2012 s’étaient déroulées selon ces nouvelles règles, et l’abstention avait atteint 60 %, donnant des sueurs froides aux politicien·ne·s. Lors du premier tour de ces présidentielles, et malgré la présence de pas moins de 9 can-di-dat·e·s, moins de la moitié des 13 millions d’électeurs·trices se sont déplacés pour exprimer leur préférence.
Au terme de la journée électorale du 15 décembre, Bachelet triomphe certes, mais avec 255 000 voix de moins que lors de son premier mandat (cf. Résultats officiels : eleccionservel.cl/ELECCIONES2013/vistaPaisSegundaVuelta). Seulement 41 % des élec-teurs·trices se sont déplacés aux urnes, le chiffre le plus bas de l’ère post-dictature ! Une donnée à laquelle il faudrait ajouter l’exclusion du droit de vote de plus de 850 000 chi-lien·ne·s vivants à l’étranger, héritage du régime militaire (1973 – 1989). La majorité des classes populaires ne se sent pas représentée par ces politiciens. Mais si certains secteurs militants radicaux ont appelé consciemment à la « grève électorale », c’est surtout l’apathie, le consumérisme et le désenchantement qui dominent encore, dans une société marquée par l’atomisation néolibérale.
Néanmoins, le système de « transition pactée », mis en place par les classes dominantes depuis 1990, semble arriver à bout de souffle : pour la bourgeoisie, cette crise de légitimité pourrait se transformer en crise d’hégémonie, sans l’organisation de contre-feux et de certaines réformes partielles. Dans un contexte, où les années 2011 et 2012 ont été celles de grandes luttes sociales, la figure de Bachelet est avant tout celle de changements limités, dans le cadre du système en place, avec pour but de canaliser les mouvements sociaux et éviter toute radicalisation politique. C’est d’ailleurs ainsi que le journal conservateur El Mercurio envisageait la victoire de la Présidente au lendemain des élections.
Programme social-libéral et intégration des communistes
Alors que la droite est au pouvoir depuis 2010, la campagne de Matthei a été un large fiasco, et le bilan de Piñera est décrié jusque parmi ses propres partisans. Après plusieurs erreurs de « casting » dans la sélection des can-di-dat·e·s, c’est finalement cette ex-ministre du travail, fille d’un général de la dictature, qui a été sous le feu des projecteurs. Candidate médiocre sur le plan oratoire, déployant un discours catholique ultraconservateur et promettant de gouverner « avec la bible en mains », elle a montré le véritable visage réactionnaire de la droite chilienne. En face, Bachelet a pu apparaitre tranquillement, et à peu de frais, comme progressiste. Surtout qu’elle a bénéficié pour ce faire de l’aide tout à fait notable du Parti communiste, qui a intégré la coalition (rebaptisée « Nouvelle majorité » pour l’occasion).
Le PC conclut ainsi un mouvement d’institutionnalisation croissant et d’intégration à une coalition de classe subordonnée aux sociaux–libéraux et démocrates–chrétiens. En échange de ces loyaux services, les communistes ont pu bénéficier de quelques circonscriptions en plus, leur permettant de doubler le nombre de leurs dé-pu-té·e·s (avec 6 sièges). Parmi ceux-ci l’ex–dirigeante des jeunesses communistes, Karol Cariola, ou encore la leader Camila Vallejo, qui passe directement de la direction du syndicalisme étudiant au parlement. Le parti, fondé il y a cent ans par Luis Emilio Recabarren, redore ainsi le blason délavé de la Concertation, au nom de la formation de « grandes majorités de réformes »… provoquant au passage malaise et mécontentement de nombreux mi-li-tant·e·s à la base. Cerise sur le gâteau, la CUT [centrale unique des travailleurs du Chili, NdR], dirigée par Francisca Figueroa (membre du comité central du PC) a aussi appelé à voter pour Bachelet, qui n’en demandait pas tant, rompant ainsi toute illusion d’autonomie de la centrale syndicale.
Les principales promesses de campagne de la nouvelle présidente ont cherché à répondre en partie aux mouvements sociaux, preuve de leur impact, malgré le manque de débouchés politiques. Les « 50 réformes en 100 jours » promises par Bachelet sont d’autant plus possibles que la coalition est majoritaire au Parlement, avec 21 sé-na-teurs·trices sur 38 et 68 dé-pu-té·e·s sur 120. Des réformes oui, mais sans remettre en cause les grands équilibres du système de domination : tout d’abord, la promesse d’une réforme constitutionnelle « participative, démocratique et institutionnelle ». Ce dernier point laissant entrevoir la volonté de trouver un accord au parlement avec la droite (afin d’obtenir le quorum des deux tiers), et fermant donc la porte à une véritable assemblée constituante populaire, comme le demande nombre de collectifs. Ensuite, la promesse de réforme fiscale, équivalente à 3 % du PIB, destinée à augmenter – très modérément – les impôts sur les énormes bénéfices des principales sociétés du pays. Et enfin, la réforme de l’éducation, qui répondra en partie aux grandes mobilisations de la jeunesse de 2011 – 2012, avec la mise en place sur 6 ans « d’un système éducatif public, gratuit et de qualité ».
Alors que nombre de responsables de la Concertation profitent de ce juteux négoce, il est permis de douter de la portée de telles déclarations, même si l’idée est de subventionner le système en place, pas d’en finir avec l’hégémonie des universités privées et le système des collèges particuliers subventionnés.
Un gouvernement sous pression des luttes
Le Chili vit encore dramatiquement les conséquences de la dictature et l’absence d’un outil politique anticapitaliste large, indépendant, capable de proposer une alternative radicale au néolibéralisme, alors que ce qu’il reste de la gauche révolutionnaire est souvent enfermé dans des luttes intestines et une grande fragmentation. Sur les neuf can-di-dat·e·s du premier tour, deux ont tout de même tenté de mettre en avant un discours distinct : anti-néolibéral avec Marcel Claude, économiste, présenté par le Parti humaniste, et soutenu par plusieurs petits collectifs issus de l’extrême-gauche (dont Libres del Sur ou l’Union nationale étudiante) ; populaire et radical, avec Roxana Miranda, du Parti Egalité, organisation ancrée dans les quartiers pauvres. Cependant, leurs faibles résultats (2,8 % et 1,2 %) ne permettent à aucune de ces deux forces de reprendre l’initiative à court terme, pour commencer à regrouper plus largement, alors que nombre de travailleurs, étudiants, habitants des quartiers pauvres, femmes et hommes, restent orphelins d’une organisation qui pourrait leur être utile dans leurs luttes, au quotidien.
Pourtant, dans les mois qui viennent, la conjoncture pourrait être agitée pour Bachelet. Les années précédentes ont été celles de grandes luttes : mobilisations de masse des étudiant·e·s, grèves des salarié·e·s de plusieurs secteurs (dont les ports et les travailleurs du cuivre), luttes écologistes et régionalistes. A 40 ans du coup d’État, il y a bien un réveil de celles et ceux « d’en bas ». Le jour du premier tour, des jeunes de l’Assemblée coordonnatrice des étudiants secondaires (Aces) ont occupé le siège de campagne de Bachelet en affirmant : « Aujourd’hui, l’ancienne Concertation se déguise en Nouvelle Majorité, et a repris nos revendications en les intégrant à un programme, dont nous savons qu’ils ne l’appliqueront pas, les déformant et les transformant en propositions pour la classe patronale et en les éloignant de leur origine : le mouvement social » et de conclure : « Nous travaillerons inlassablement pour l’articulation transversale des luttes d’aujourd’hui et de demain ».
De Santiago du Chili,
Franck Gaudichaud
(A paraître dans la revue mensuelle du NPA, « L’Anticapitaliste »)