Les femmes, un potentiel productif à exploiter?

Fin février 2014, le Groupe de la Banque Mondiale annonçait la sortie du rapport « Gender at work » : une étude effectuée dans le prolongement du « Rapport sur le développement dans le monde 2013 » qui relevait l’importance de l’accessibilité à l’emploi des femmes comme stratégie de développement et de lutte contre la pauvreté. Tristement connue pour ses Programmes d’ajustement structurel (PAS) conduisant à des coupes drastiques dans les dépenses étatiques touchant en premier lieu les femmes, la Banque Mondiale nous livre ici une illustration de plus de la récupération de préoccupations féministes légitimes au service de la domination capitaliste.

 

Une justification de la réduction des inégalités par l’économie

Le rapport délivré s’ouvre sur le constat globalement positif d’une amélioration de l’accès à l’éducation et d’un allongement de la durée de vie des femmes au niveau mondial. Comme le regrette le Groupe de la Banque Mondiale, ces effets positifs ne se sont cependant pas traduits plus largement dans l’accès à l’emploi des femmes.

Soulignant que ces vingt dernières années la proportion de femmes participant à la population active au niveau mondial a même régressé, passant de 57 % à 55 %, le rapport passe ainsi en revue la liste des obstacles à l’insertion dans l’emploi des femmes classiquement dénoncés par les féministes, allant des inégalités salariales et de répartition du travail domestique non rémunéré, jusqu’à l’influence de lois discriminatoires. 

On ne saurait pour autant s’y laisser tromper. Si la Banque Mondiale indique que ces inégalités sont effectivement injustes, elle souligne que leur régression se justifie d’un point de vue économique car elle permet une intensification de la productivité. Directrice du pôle Genre et développement pour l’institution, Jeni Klugman y déclare ainsi «Actuellement, à l’échelle mondiale, seulement la moitié du potentiel productif des femmes est utilisé. C’est du gâchis, puisque l’égalité entre hommes et femmes dans le monde du travail profiterait à la fois au développement et à l’activité économique.?» Loin des préoccupations féministes, le souci de la Banque Mondiale pour l’accès à l’emploi des femmes s’ancre donc bien évidemment dans une perspective utilitariste, pour laquelle les femmes représentent un capital humain sous–exploité, un potentiel productif à faire fructifier.

 

Entre émancipation des femmes et préoccupations productivistes, le cœur de la Banque Mondiale ne balance pas

Déplorant que seule la moitié du potentiel productif des femmes soit actuellement utilisée, les propositions de mesures élaborées par la Banque Mondiale pour réduire ces inégalités s’insèrent ainsi parfaitement dans une vision néolibérale de mise à disposition de ce capital humain, en tendant à éliminer, sur la forme, les « restrictions » d’employabilité des femmes, quitte à prôner l’égalité par la baisse des prestations sociales, tout en méconnaissant les causes structurelles de ces inégalités. 

Les recettes proposées passent en effet par une externalisation marchande du travail domestique, alimentant de fait une division du travail vertical entre femmes sans rien changer à la répartition des rôles sexués. Autre solution avancée, la flexibilisation de l’emploi qui permettrait une meilleure « conciliation » entre vie familiale et professionnelle, pour autant qu’on oublie que la flexibilité se traduit aujourd’hui par des temps partiels et horaires découpés imposés. Enfin, les aînées ne sont pas oubliées, puisque la Banque Mondiale préconise à leur endroit une hausse de l’âge légal de départ en retraite au niveau de celui des hommes, et une fixation des systèmes de pension qui ne « décourage » pas le travail des femmes. En clair, un savant mélange entre suppression du travail non marchand et mise au travail forcé. 

De fait, on retrouve les mêmes mécanismes de récupération des luttes pour l’égalité au service de la rentabilité économique que dans la stratégie européenne pour l’emploi, analysée par Stéphanie Treillet dans le dernier numéro de la revue Les possibles publiée par ATTAC (1). Les propositions de mesures énoncées par la Banque Mondiale s’ancrent en effet clairement dans le piège qui consiste à remplacer la domination masculine subie par les femmes, placées sous dépendance économique de leur famille, par la domination capitaliste vécue par les femmes insérées dans des formes de travail précaire. Une stratégie qui a le vent en poupe si l’on en croit l’inscription d’une nouvelle ligne directrice pour l’égalité entre hommes et femmes dans le programme de législature 2011 à 2015 adopté par notre propre Conseil fédéral, qui indique dans sa brochure explicative miser sur un accroissement de la participation à l’activité professionnelle du plus grand nombre, en premier lieu chez les sous-occupés que représentent les femmes et les aîné·e·s.

Le détournement des revendications féministes émancipatrices n’est malheureusement pas un phénomène nouveau, ni circonscrit au seul champ de l’économie. Sa persistance témoigne cependant du malaise des féminismes devant ce que Nancy Fraser a parfaitement qualifié de «double étrange qu’il ne peut ni adopter ni totalement répudier» (2)

 

Audrey Schmid


1 Stéphanie Treillet (21 février 2014), « La stratégie européenne pour l’emploi : une certaine conception de l’emploi des femmes », Les possibles, no 2 (hiver 2013-2014).

2 Nancy Fraser (2011), « Féminisme et capitalisme : une ruse de l’histoire », Cahier émancipationS du journal solidaritéS no 187.