Bons sentiments et néocolonialisme

Bons sentiments et néocolonialisme : Débats autour de la mémoire du Génocide des Tutsi

Alors que ce mois d’avril marque la 20e commémoration du génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda, «Le Temps» et «Le Courrier» du 7 avril 2014, ainsi que «Pages de gauche» ont donné la parole à Grégoire Duruz, qui fait la promotion de son ouvrage «Par-delà le Génocide. Dix-sept récits contre l’effacement de l’histoire au Rwanda». Les positions de l’auteur ont suscité la réaction collective.

Le 7 avril 1994 débutait le génocide des Tutsi du Rwanda, qui fit environ 800 000 morts en trois mois. Ces assassinats faisaient partie d’un plan méticuleusement préparé, fomenté par la frange la plus extrême du mouvement politique Hutu au pouvoir à Kigali. Vingt ans après, la mémoire du génocide fait l’objet d’intenses querelles d’interprétation. Parmi les débats les plus brûlants figurent l’inaction de la « communauté internationale », la partialité de l’intervention de l’armée française ou encore les exactions commises par le Front Patriotique Rwandais (FPR), parti politique majoritaire dans le gouvernement actuel, qui a mené la guerre contre les génocidaires.

 

Prises de position problématiques

Dans ce contexte politique tendu, Grégoire Duruz dit agir au nom d’un noble objectif : contribuer au processus de réconciliation post génocide au Rwanda. Cependant, sa démarche et ses arguments sont profondément problématiques. La mémoire du génocide, partie intégrante de l’événement génocidaire, est un enjeu trop crucial pour être laissé à ce pompier pyromane. Loin de contribuer à une réflexion constructive sur la réconciliation au Rwanda, il participe à une présentation ambigüe des évènements.

 

Propos tendancieux à tonalité raciste

Relevons tout d’abord le manque de respect aux victimes et aux survivant·e·s qui découle de la publication de ces articles le jour même de la commémoration du génocide. L’auteur expliquait sur la RTS qu’il s’agissait de profiter de cette aubaine médiatique pour «remettre en avant l’histoire parallèle au génocide» (émission « Faut pas croire », RTS, 29 mars 2014). La date n’est cependant pas la seule maladresse de monsieur Duruz. L’article paru dans Pages de gauche fait un usage douteux du champ lexical de la bestialité, employé par l’auteur lorsqu’il évoque les «chasses à l’homme barbares» ou des «bêtes assoiffées de sang». Le racisme qui teinte le texte de bout en bout fait de l’intervention de l’auteur un modèle du genre néocolonial. Ce spécialiste – blanc, bien entendu – de la «transformation des conflits», fort de ses quatre ans passés au Rwanda et des témoignages qu’il y a recueilli, vient expliquer combien l’histoire y est «biaisée». Heureusement pour les rwandais·e·s, Grégoire Duruz est là pour rétablir la vérité !

Du mauvais usage des témoignages

Il est intéressant d’observer qu’au même moment le New York Times (6 avril 2014) choisit de publier des témoignages recueillis auprès de génocidaires et de victimes qui sont justement parvenus à une certaine réconciliation. Lorsqu’on cherche des témoignages pour étayer un propos, il arrive qu’on en trouve. L’article paru dans Pages de gauche est de ce point de vue très problématique. Construit autour de deux témoignages obscènes par leur violence et sortis de leur contexte, le procédé adopté par Grégoire Duruz vise à mettre le lecteur face à « l’égale valeur » des deux souffrances. Or, un de ces deux témoignages fait partie d’un génocide et l’autre pas. L’enjeu crucial réside dans la mise en contexte de ces récits, indispensable pour donner sens aux violences décrites. Le collage de témoignages décontextualisés jette ici le flou sur les natures différentes des violences commises, et rappelle la thèse du double génocide défendue par nombre de négationnistes.

 

Confondre victimes et coupables

Ce problème est aggravé par la manière dont l’auteur explique le génocide. Il mentionne la pauvreté endémique, le faible niveau d’éducation, l’exiguïté du territoire, et «un complexe d’infériorité longtemps ruminé par les Hutu envers leurs camarades Tutsi». Selon lui, ce sont cependant les opérations guerrières du FPR lancées sur le Rwanda qui expliquent «la fougue des génocidaires». Il est correct d’affirmer que la guerre avec le FPR était agitée par la propagande pour pousser au génocide des Tutsi. Il est par contre tendancieux d’y voir une explication du génocide. Le 1er juillet 1994, alors que les massacres continuaient, on pouvait ainsi entendre sur les ondes de la Radio des Mille Collines, principal outil de propagande des génocidaires, que «celui qui parle donc de tueries doit d’abord savoir qui a provoqué la guerre. Si quelqu’un attaque une personne et que celle-ci se défend, dites-moi qui est le tueur?» (rwandafile.com, 0214, K7No19, p. 23). La propagande génocidaire elle-même appelait donc à l’extermination des Tutsi au nom de l’attaque du FPR. Reprendre la thèse du génocide comme réaction aux attaques du FPR met donc l’auteur en bien mauvaise compagnie.

 

Argument de la réconciliation et usage de catégories construites

Grégoire Duruz fait le choix de ne pas mentionner la responsabilité du pouvoir colonial belge dans la production des catégories ethniques de Tutsi et de Hutu. L’auteur aurait-il à cœur de dédouaner l’ancienne puissance coloniale ? Quoi qu’il en soit, il laisse par ce biais dans l’ombre les véritables raisons du génocide que sont la construction historique des ethnies, le contexte économique des années 1990, caractérisé par la crise de l’endettement de nombre de pays africains, le processus de radicalisation politique qui attisa la haine entre les groupes constitués, et la déshumanisation des Tutsi. Il est tragique de constater que la déconstruction des catégories ethniques, pourtant indispensable à la réconciliation, est absente du raisonnement de l’auteur, rendant son intervention impropre à remplir les objectifs qu’il annonce.

 

Pierre Eichenberger, Crispin Girinshut, Linh Groth, Maïla Kocher Girinshuti, Ange-Marie Nziraguseswa