L'organisation des travailleurs latinos dans un restaurant du Bronx
A quoi ressemble l’organisation des travailleurs et travailleuses latinos aujourd’hui aux USA ?
Le propriétaire d’un restaurant du Bronx, le Liberato,
s’en est rendu compte le 19 avril dernier, lorsque plus d’une centaine de salarié·e·s et leurs soutiens, dont un sextet, ont envahi son établissement en chantant « Exploiteurs, NON — Travailleurs, OUI ».
Des sympathisant·e·s bien habillés avaient pris place plus tôt, comme consommateurs et consommatrices dans la salle à manger. Depuis leur table, ils portaient des toasts aux cuisiniers, serveurs, aides et nettoyeurs des deux sexes, en soutien à leur lutte pour l’amélioration des conditions de travail. Peu après, des dizaines d’autres supporteurs sont entrés en chantant et tapant des mains, tandis que le Rude Mechanical Band (clarinettes, batteries, et trombone) jouait des rythmes effrénés. Deux heures plus tard, tous manifestaient encore devant le restaurant, tandis que des groupes syndicaux et politiques de gauche prenaient la parole en espagnol et en anglais, et que tout le monde chantait.
Les employé·e·s, presque tous Latinos et parlant espagnol, s’étaient organisés secrètement depuis des mois, si bien que l’action engagée le 19 avril ne marquait que le début de leur campagne, coordonnée par le Centre des travailleurs de la blanchisserie (LWC), un groupe qui organise les travailleurs et travailleuses de la blanchisserie et de la restauration, mais aussi des locataires et des groupes de femmes de la zone. Les membres de cette organisation impliqués dans cette campagne – dont certains travaillent au Liberato depuis 7 à 8 ans – demandent que leur employeur accepte de discuter avec eux d’une longue liste de problèmes : des violations de la Loi sur les salaires et le temps de travail – les employé·e·s sont requis 70 heures par semaine sans congé, pour des journées de 10 heures sans pause – le vol de leurs pourboires et des agressions verbales. Des violations de ce type sont caractéristiques des conditions de nombreux employé·e·s latinos immigrés, de même que d’autres salarié·e·s à bas salaires.
Engagement et solidarité à la base
En quoi cette expérience se distingue-t-elle d’autres tentatives d’organisation des travailleurs et travailleuses ? D’abord, parce qu’aucun syndicat n’est impliqué. Le LWC n’est pas un syndicat?; il n’a ni bureau, ni permanent, ni direction nationale à Washington. Mais il n’a pas non plus de ressources, de fonds de grève ou de département de formation et de recherche. Ensuite, les membres du LWC sont presque tous des salarié·e·s latinos ou afro-américains, employés par des blanchisseries et des restaurants, et d’autres patrons trop petits pour que les syndicats s’en préoccupent. Enfin, le LWC, plus que d’autres Centres de travailleurs, repose sur l’engagement de ses membres et sur leur solidarité, qui découlent en partie de leur expérience commune, non seulement en tant que travailleurs et travailleuses mal payés, mais aussi en tant que membres d’une communauté, d’un bloc locatif ou d’une même famille.
Les salarié·e·s du Liberato comptent sur leurs supporteurs pour qu’ils leur donnent la force de négocier avec leur patron. Et qui sont ces alliés ? D’autres membres des organisations de salarié·e·s, de locataires et de femmes du LWC. D’autres travailleurs et travailleuses, comme les Journaliers unis (United Day Laborers), un petit groupe de salarié·e·s mal payés en lutte, qui ont soutenu leurs collègues du Liberato. Des militant·e·s issus d’Occupy Wall Street qui appartiennent à différentes organisations de la gauche radicale. Des supporteurs religieux, comme le pasteur Fabian Arias de l’église luthérienne St Peter (Manhattan), lui-même un immigrant argentin qui, avant de marcher avec la foule dans le restaurant, a offert non pas une prière, mais sa conviction que tous les croyant·e·s honorent le même Dieu et que même ceux qui ne sont pas religieux croient dans notre vie commune, et que « nous devons tous prendre soin de notre prochain ». Il a dit espérer que Dieu viendrait en aide à la lutte des travailleurs et travailleuses pour la justice, et qu’il adoucirait le cœur du patron et changerait son attitude et son comportement.
Des organisations aux racines communautaires
Comme ils l’ont fait depuis plus de cent ans, les immigrant·e·s s’organisent à partir de leurs propres communautés où ils peuvent parler leur propre langue et souvent partager des croyances religieuses, quoique les immigré·e·s latinos aujourd’hui peuvent être catholiques ou évangéliques d’une ou de l’autre espèce, et que parmi certains groupes latinos existe aussi une forte tradition anticléricale. L’un des conseillers clé du LWC est un Juif sépharade venant de Saint-Domingue. Plus fondamentalement, le lien entre ces groupes d’immigrant·e·s est leur statut de communautés ouvrières partageant des conditions de travail et de vie quotidiennes communes dans leurs quartiers.
Les groupes d’immigrés·e·s peuvent commencer leurs réunions avec des prières, de la guitare et des chants du mouvement ou la lecture de grands poètes d’Amérique latine tels que Pablo Neruda ou César Vallejo. Des organisations d’immigré·e·s telles que Make the Road New York offrent à leurs membres des informations concernant les lois en matière d’immigration, les problèmes d’impôts, de santé, d’éducation et de logement. Elles enseignent souvent l’anglais, offrent parfois des formations professionnelles ou concernant la sécurité et à la santé au travail. Ces Workers’ centers, qui ne représentent qu’un type d’organisation d’immigré·e·s, peuvent être affiliés à une église, à une fédération syndicale, ou faire partie d’un réseau national, comme le National Day Laborers Network (NDALON). Souvent – et cela pose problème – de tels groupes reçoivent de l’assistance financière de fondations, se retrouvent liés à des ONG ou à des organisations étatiques et offrent leur soutien à des politiciens en échange de leur patronage. Peu d’entre eux sont aussi indépendants et liés à leur base que le LWC.
Les Worker’s centers se sont développés dans les années 80 et 90, pour partie du fait que les syndicats, parfois parce qu’ils étaient dominés par des Blancs ignorant tout de la situation des immigrant·e·s, ou simplement du fait de leur caractère bureaucratique, ne répondaient pas aux besoins des travailleurs et travailleuses immigrés. Aujourd’hui, si la composition et la direction de certains syndicats se sont transformées, en incorporant des immigré·e·s et des dirigeantes, les organisations de travailleurs et travailleuses sont souvent restées aussi bureaucratiques, lourdes et hiérarchisées que par le passé.
La lutte continue
Les syndicats se centrent souvent sur l’organisation du personnel de grandes entreprises, sur des campagnes de recrutement éclair, ou des récoltes de signatures à l’appui de demandes d’élections de représentant·e·s du personnel ainsi que sur leur reconnaissance officielle via la National Labor Relations Board. Aujourd’hui, l’Union internationale des employé·e·s des services (SEIU) et l’Union des travailleurs de l’alimentation et du commerce (UFCW) participent à des campagnes l’organisation des salarié·e·s des fast foods et des grandes surfaces. Mais de telles initiatives n’atteignent pas forcément les 200 000 salarié·e·s des restaurants dans la ville de New York, par exemple, qui pour la plupart travaillent dans des petits ou moyens restaurants dont beaucoup ne font pas partie de chaînes nationales.
Ainsi, des immigré·e·s, comme ceux du Centre des travailleurs de la blanchisserie (LWC), ont pris les choses en main. Ils veulent que les patrons s’assoient à table et négocient directement avec eux. Ils se rendent compte que ce sera un long combat. Leur lutte vise le cœur et la raison des travailleurs, dans les cuisines, dans les salles à manger et – si nécessaire – dans la rue. Nous qui sommes leurs alliés, nous sommes prêts à les soutenir, comme d’autres travailleurs et travailleuses, le pasteur et les activistes d’Occupy. Et l’orchestre accorde ses instruments pour la prochaine danse…
Dan La Botz