Forfaits fiscaux (I/II)

Forfaits fiscaux (I/II) : «Évasion fiscale légalisée»

Afin de mieux comprendre les enjeux de l’initiative contre les forfaits fiscaux qui passera en votation le 30 novembre prochain, notre rédaction s’est entretenue avec Sébastien Guex, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Lausanne. Voici la première partie de cette interview dont la suite paraîtra dans notre prochain numéro.

Qui sont les personnes qui peuvent prétendre échapper aux impôts normaux pour se contenter de payer un forfait?

 

Sébastien Guex: Selon l’article 14 de la Loi fédérale sur l’Impôt fédéral direct, les forfaits fiscaux s’adressent aux riches contribuables résidant au minimum six mois par an en Suisse et n’exerçant pas d’activités lucratives en Suisse. Cette disposition fiscale donne l’opportunité à des contribuables très fortunés de ne pas être imposés selon leurs revenus et leur fortune comme les autres citoyens « normaux » mais en fonction de leurs dépenses estimées, basées principalement sur le montant de leur loyer multiplié par sept. 

Les exemples les plus connus sont les stars de l’industrie culturelle ou les sportifs comme Johnny Halliday à Gstaad ou Michael Schumacher à Gland, mais il peut s’agir également de puissants capitalistes comme les milliardaires Viktor Vekselberg ou Ingvar Kamprad. Ce dernier fondateur d’Ikea et ancienne plus grosse fortune de Suisse (entre 35 et 36 milliards de francs en 2012) était bénéficiaire d’un forfait fiscal avant son retour en Suède l’été 2013. A titre d’exemple, si un Vaudois gagnant 100 000 francs annuels avait été soumis à un régime d’imposition équivalent, il aurait payé l’équivalent scandaleux d’une tasse de café d’impôt, soit 3,20 francs annuels.

En somme ces privilèges fiscaux sont une évasion fiscale légalisée et orchestrée par l’Etat qui fait de la Suisse l’équivalent d’une république bananière, prête à sacrifier l’idée républicaine d’égalité devant la Loi pour quelques millions de plus. Les forfaits fiscaux ont d’ailleurs été combattus par certains bourgeois du début du 20siècle qui conservaient encore un minimum du sens de la justice et de la dignité. Albert Bonnard, par exemple, député libéral et futur Rédacteur en chef du Journal de Genève déclare qu’un tel privilège fiscal «est contraire à la justice» la plus élémentaire (cité dans la Gazette de Lausanne, 24 novembre 1906). 

Ce n’est pas tout. Non seulement les forfaits fiscaux représentent une institution anti-démocratique et inégalitaire, mais les dispositions censées l’encadrer ne sont même pas respectées, et cela au vu et su de tous·toutes. Premièrement, les contribuables concernés ne doivent pas exercer d’activité lucrative. Dans la réalité, cette injonction est de l’ordre de la chimère. Les bénéficiaires qui exercent ouvertement une activité lucrative sont nombreux : maints grands capitalistes – à l’exemple de Vekselberg – dirigent ouvertement leurs affaires depuis leur domicile helvétique. Deuxièmement, la nécessité de résider au moins six mois par année dans ce domicile reste également très rarement appliquée. Le contrôle des autorités la caricature. En 2012, un journal a révélé que Johnny Halliday ne vivait en fait que quelques semaines dans sa demeure à Gstaad. Interviewé, le président de la Commune de Saanen s’était contenté de répondre : «Nous ne pouvons pas vérifier si les étrangers dorment tous les jours dans leur lit. Nous nous basons sur la confiance et sur l’autodéclaration, comme c’est le cas pour de nombreux citoyens suisses. Aucune loi ne nous oblige à vérifier quand les gens sont là» (cité dans Le Temps, 2 mai 2012). 

 

 

Combien y a-t-il de personnes concernées, et quels sont les montants en jeu?

 

Les dernières statistiques font ressortir qu’environ 5500 étrangers bénéficient de l’impôt forfaitaire. Ils rapportent un montant d’environ 600 millions de francs, ce qui représente très peu de chose dans les rentrées financières des collectivités publiques suisses. Mais là ne réside pas l’essentiel. L’exemple du canton de Glaris illustre combien une mentalité où se combinent vénalité, parasitisme et prévarication a gangrené, au cours des générations, non seulement les autorités mais aussi une partie de la population : en 2011, la Landsgemeinde glaronnaise a décidé – de justesse il est vrai – de conserver les forfaits fiscaux pour les riches étrangers, alors qu’il ne s’agissait que de cinq personnes dont la taxation rapportait seulement… 320 000 francs, même pas un millième des revenus du canton. 

 

 

Quand les forfaits fiscaux ont-ils été introduits et pour quelles raisons?

 

Les forfaits fiscaux ont commencé à se développer au cours du 19e siècle dans plusieurs cantons suisses. Le gouvernement vaudois est le plus « avant-gardiste » en la matière, car il met en place dès 1862 un régime fiscal dont les dispositions exonèrent en très large partie de l’impôt «les étrangers à la Suisse n’exerçant aucune industrie dans le canton», dans le but déclaré de favoriser l’établissement dans le canton de rentiers étrangers et fortunés. Au cours des décennies qui suivent, l’exemple vaudois est suivi et imité dans plusieurs cantons comme Neuchâtel en 1867, Genève dès 1900 ainsi que les Grisons et le Tessin. Ces mesures s’inscrivaient dans un projet plus vaste, qui naît à peu près à la même époque. Celui de transformer la Suisse en paradis fiscal, afin d’attirer les capitaux des bourgeois ou des aristocrates des pays voisins et de stimuler ainsi le développement des banques helvétiques.

 

Propos recueillis par Jorge Lemos