Travail domestique

Travail domestique : Analyse un peu courte?

Nous publions ici une contribution reçue de Claire Jobin concernant l’article « Une approche marxiste du travail domestique » paru dans les numéros 251 et 252 de solidaritéS.

Cet article, datant de 1988, me paraît un peu dépassé par certains aspects et l’analyse présentée insuffisante. Que le travail domestique produise des valeurs d’usage et pas de valeurs d’échange, comme le dit à plusieurs reprises Jesus Albarracin, me semble incontestable. En fait, cela entre dans sa définition même, puisqu’il s’agit de production de biens et de services consommés par le ménage lui-même et non pas vendus (donc échangés) sur le marché. S’ils l’étaient, il ne s’agirait plus de travail domestique, mais d’un travail rémunéré. D’accord aussi avec l’analyse selon laquelle, dans le système capitaliste, le travail domestique permet de réduire la part de travail salarié nécessaire au maintien du niveau de vie des travailleurs et travailleuses et contribue ainsi à la formation de la plus-value globale de la société.

 

Analyses et statistiques existent

En revanche, ce que je trouve problématique, c’est que le travail domestique est présenté par ailleurs comme une espèce d’entité propre à chaque ménage, certes nécessaire au fonctionnement de celui-ci, mais un peu hors champ, hors normes, déconnectée du reste de la société; en somme un travail dont on ne sait pas grand-chose si ce n’est qu’il est effectué en dehors du marché et majoritairement par des femmes.

    Ainsi, selon l’auteur de l’article, le travail domestique « résiste à tout traitement scientifique » et « n’ap­pa­raît pas dans les statistiques » ou encore « il n’existe aucune relation matérielle commune entre celui qui se réalise dans une famille et dans une autre ».

    En fait, il y a eu dès les années 1970–1980 dans les milieux féministes de nombreuses analyses (qui me semblent tout aussi scientifiques que ce que l’on met d’ordinaire sous cette étiquette) et débats autour du travail domestique. (1) Quant aux statistiques, s’il y avait effectivement peu de données quantitatives disponibles en 1988, en tout cas en Suisse, la situation s’est améliorée depuis et le travail domestique est même entré dans la statistique publique, où depuis 1997 des données relatives au travail non rémunéré (soit le travail domestique et le travail bénévole) sont régulièrement recueillies et publiées. (2)

 

Evaluation monétaire possible

Plus loin, Jesus Albarracin définit la valeur d’échange d’une marchandise dans le cadre du travail marchand; cette valeur est déterminée par le travail socialement nécessaire à sa production, c’est-à-dire le nombre d’heures qu’il faut pour la fabriquer dans les conditions moyennes de production de cette société à cette époque. Rien de tel dans le contexte du travail domestique, nous dit-il : « Il n’existe aucun mécanisme social qui définisse l’heure de travail domestique abstrait ». Mais en fait, le travail domestique est composé d’une série de tâches (en gros : achats, préparation des repas, vaisselle, nettoyage, rangements, lessive, activités manuelles et bricolage, travaux administratifs, soins aux enfants, devoirs, transports des enfants, éventuellement soins à d’autres membres adultes du ménage) et ces tâches peuvent être confiées contre rémunération à des tiers (personnes ou entreprises), c’est-à-dire qu’il est possible de les faire exécuter par une personne extérieure au ménage en la payant. Cette rémunération dépend de plusieurs facteurs, comme dans n’importe quelle branche de l’économie : complexité de la tâche, qualifications des personnes qui l’accomplissent, degré d’organisation des travailleurs et travailleuses, existence de salaires minimaux, pratique du travail au noir, etc.

    Une évaluation monétaire du travail domestique est donc possible et cette évaluation repose bien sur des « mécanismes sociaux », pour reprendre les termes de Jesus Albarracin. Plus précisément, on peut utiliser notamment deux méthodes, la méthode des coûts du marché (combien ce travail coûterait si on le faisait exécuter par quelqu’un d’autre) et la méthode des coûts d’opportunité (quel est le manque à gagner d’une personne qui exécute un travail domestique plutôt que d’avoir une activité rémunérée) (3).

 

Pourquoi les femmes?

Enfin, une question subsiste, qui est loin d’être accessoire. Pourquoi le travail domestique est-il effectué majoritairement par les femmes ? Pourquoi pas plus de partage entre les sexes ? Comment se fait-il qu’il reste dans les sociétés occidentales une affaire de femmes ? Sur ce thème-là, je n’ai pas trouvé beaucoup de réponses dans l’article de Jesus Albarracin. On y mentionne certes l’oppression des femmes et la division sexuelle du travail. Mais sans aller plus loin, l’analyse ne traite pas le fait qu’il s’agit d’un travail attribué par naissance aux femmes. En somme, on pourrait reprendre l’article sans même relever que le travail domestique est effectué majoritairement par des femmes, ça ne changerait rien au fond. Pour une « vision intégrée » comme l’écrit solidaritéS (journal socialiste et féministe) dans la présentation de l’article, je trouve un peu court.

 

Claire Jobin

Bienne, 10 septembre 2014

Titre et intertitres de notre rédaction

 

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1    « L’ennemi principal », Christine Delphy, dans Partisans. Libération des femmes année zéro, Maspéro, 1972; « Beyond the Domestic Labour Debate », Maxine Molyneux, New Left Review, 116, 1979; « Women’s Oppression Today. Problems in Marxist Feminist Analysis », Michèle Barret, New Left Books, 1980; « Christine Delphy : vers un féminisme matérialiste ? », Michèle Barett et Mary Mclntosh dans Nouvelles Questions Féministes, 4, 1982; « Un féminisme matérialiste est possible », Christine Delphy dans Nouvelles Questions Féministes, 4, 1982; etc.

 

2    Du travail, mais pas de salaire. Le temps consacré aux tâches domestiques et familiales, aux activités honorifiques et bénévoles et aux activités d’entraide, Jacqueline Bühlmann, Beat Schmid, Office fédéral de la statistique, Neuchâtel, 1999; Temps consacré au travail domestique et familial : évolutions de 1997 à 2007, Jacqueline Schön-Bühlmann, Office fédéral de la statistique, Neuchâtel, 2009; v. aussi le site internet de l’OFS : www.bfs.admin.ch/bfs/portal/fr/index/themen/03/06/blank/key/haus-und-famillenarbeit/ueberblick.html

 

3    Evaluation monétaire du travail non rémunéré, Hans Schmid, Alfonso Souza-Posa, Rolf Widmer, Office fédéral de la statistique, Neuchâtel, 1999; Compte satellite de production des ménages. Projet pilote pour la Suisse, Ueli Schiess, Jacqueline Schön-Bühlmann, Office fédéral de la statistique, Neuchâtel, 2004; Le ménage pour lieu de travail : le temps consacré au travail domestique et familial et son estimation monétaire, Jacqueline Schön-Bühlmann, avec la collaboration de Christoph Freymond, David Koch et Jean-Pierre Renfer, Office fédéral de la statistique, Neuch. 2006