Israël

Déconstruire et rejeter la confusion entre antisionisme et antisémitisme

Le rapport 2023 de la Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation (CICAD) sur l’antisémitisme témoigne d’une confusion volontaire entre antisionisme et antisémitisme puisque le premier y est défini comme une «forme d’expression contemporaine d’antisémitisme». Entretien avec un camarade concerné pour comprendre les termes du débat et ses enjeux stratégiques.

Un manifestant tient une pancarte: un génocide n’en justifie pas un autre
«Un génocide n’en justifie pas un autre». Manifestation contre les bombardements israéliens sur les civils enfermés à Gaza, Paris, 4 novembre 2023

Lors de sa fondation, durant la deuxième moitié du 19e siècle, le sionisme est la volonté de créer une nation juive. C’est alors une idée qui est assez nouvelle et qui s’inscrit à la fois dans un contexte de montée des nationalismes (se déroulant à la même période un peu partout en Europe) et dans celui de la naturalisation du concept de race (et de l’antisémitisme qui en découle). Elle se lie cependant avec le concept biblique de Retour à Sion, qui fait partie intégrante de la tradition juive (Sion étant alors localisé de manière plus ou moins précise en Terre Sainte). 

Les Juif·ves de cette époque composent pourtant un peuple qui a une longue tradition de l’exil: leurs conceptions de la «patrie», bien qu’elles soient multiples, ne sont souvent pas figées dans des frontières, mais plutôt imaginées comme étant partout où les Juif·ves et leur Texte sacré se trouvent, peu importe la nation qui les entoure. Avec la création d’Israël, le sionisme, qui fut longtemps une discussion théologique et/ou communautaire sur l’exil, la nation, la culture ou encore l’assimilation, s’est cristallisé dans sa forme qu’on lui connait encore aujourd’hui: une idéologie de nationalisme aux vues coloniales sur les terres palestiniennes, qui s’appuie en partie sur une interprétation des textes religieux juifs, mais surtout sur la répression ultra­violente des Palestinien·nexs, la mise en place d’un apartheid, et aujourd’hui sur un génocide. 

Comme l’écrit le mouvement juif antiraciste et décolonial Tsedek dans son manifeste: «en faisant du discours religieux un discours nationaliste, le sionisme détruit et déforme les fondements du judaïsme et adopte précisément les structures à partir desquelles les juif·ves ont été historiquement exclu·es de la société occidentale: État-nation, colonialisme et race. » Au delà du sionisme, il est légitime et nécessaire de condamner et de combattre un État non-démocratique d’extrême droite qui s’appuie sur la violence, l’enfermement et la mort pour rester en place, dans le silence complice de la communauté internationale depuis bientôt 76 ans.

Si l’antisionisme vient de traditions politiques très diverses, il faut surtout comprendre que jusqu’à l’établissement de l’État d’Israël en 1948, la plupart des antisionistes étaient juif·ves: c’est alors un débat qui se déroule en grande partie en interne. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la plupart des Juif·ves, de milieux et de traditions extrêmement diverses, sont antisionistes. Les premiers à s’opposer au projet sioniste sont les Juif·ves orthodoxes, notamment pour des raisons théologiques: là où les sionistes revendiquent le concept religieux de Retour à Sion comme justification de la création d’un État juif en Terre Sainte, beaucoup d’autres expriment alors que celui-ci est, dans la religion, censé être un événement surnaturel, ne pouvant pas se réaliser dans l’Histoire, au sein d’un pouvoir temporel, puisqu’il s’agirait de la fin de l’Histoire, du jugement dernier. 

Beaucoup, aussi, s’opposent au sionisme, car celui-ci risquerait de mettre en péril leur assimilation et leurs nationalités, et par cela d’accentuer l’altérisation et les persécutions antisémites déjà dangereusement croissantes. Certains groupes dits judéo-marxistes, comme le fameux BUND (Union Générale des Travailleurs Juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie), vont également s’opposer dès le début catégoriquement au sionisme, pour des raisons plus politiques, en revendiquant une autonomie culturelle juive dans un cadre non-Étatique (en yiddish, le doy-kait, qui signifie en quelque sorte «ici-té»), et en refusant une équivalence entre sentiment national et territoire géographique aux frontières définies. 

Après la création d’Israël, on voit de nouveaux mouvements juifs antisionistes prendre le relais, notamment des courants se formant face au traitement violent des Palestinien·nexs et à l’absence d’une législation égalitaire et non-discriminatoire, ou encore les courants antisionistes séfarades, estimant que leur libération (au sein des communautés juives) est intrinsèquement liée à celle des Palestinien·nexs. 

Apprendre sur ces mouvements et leur effacement permet de mettre en avant l’histoire juive, qui, comme celle des personnes minorisées de manière générale, a longtemps été effacée. Elle est aujourd’hui «au mieux» déformée et instrumentalisée pour servir des buts politiques précis, que ce soit ceux, islamophobes et racistes, de l’extrême droite européenne, ou ceux, évidemment, des sionistes, qui font de l’histoire juive un roman national israélien, en effaçant toutes les nuances et toutes les traditions de luttes, notamment antiracistes et antifascistes, qui ont été et sont encore aujourd’hui portées par notre communauté.

Je pense qu’il y a de la justification de propos ouvertement racistes antisémites, comme on a pu le voir avec certaines personnalités françaises des années 2000 comme Dieudonné ou Alain Soral. Cependant, je trouve plus intéressant de réfléchir au malaise lié à une confusion entre sionisme et judéité qui existe au sein de la gauche radicale. Évidemment, cette confusion existe dans toutes les sphères politiques, mais là où des partis racistes n’ont aucune vocation à s’améliorer dans leur traitement du sujet, je pense qu’il est primordial de s’interroger, au sein de mouvements se revendiquant antiracistes, à propos de la manière dont nous réfléchissons, combattons ou non, et parfois instrumentalisons l’antisémitisme. 

Il est important de comprendre que l’antisémitisme est un racisme systémique. Les personnes juives vivent, encore aujourd’hui, des processus de racialisation, plus ou moins violents, dès le plus jeune âge (l’école est statistiquement, en France, le premier lieu d’agressions antisémites) et les judéités en elles-mêmes sont profondément marquées par les persécutions d’hier et par la montée de l’anti­sémitisme actuel. Quand on entend des représentant·exs de premier plan la gauche française dire qu’iels ne peuvent pas être antisémites, car iels sont antiracistes, on comprend que la réflexion portée sur la nécessité de déconstruction de biais racistes, souvent inconscients, n’est pas encore arrivée jusqu’à la question de l’antisémitisme. 

À cela s’ajoutent les violences perpétuées par Israël, la place d’oppresseur des israélien·nexs face aux palestinien·nexs et le soutien de la communauté internationale dont celles-ci bénéficient, encore trop souvent perçu comme contradictoire avec l’existence de l’antisémitisme. En réalité, être sioniste n’est pas une preuve de respect des personnes juives, comme on peut l’observer dans de nombreux partis et gouvernements d’extrême-droite, notamment la Hongrie, qui arrive très bien à faire coexister un antisémitisme virulent et un soutien inconditionnel à Israël ou encore le Rassemblement National qui, tout en menant une politique profondément raciste, se permet de participer à une marche contre l’antisémitisme

Face à cela, nos luttes ont beaucoup à gagner à déconstruire leurs biais antisémites et à briser leurs silences voire leurs dénis face aux violences qui ont lieu, y compris en leur sein. Se revendiquer anti­raciste, c’est aussi travailler à l’être. L’histoire juive et les personnes qui l’ont composée, et la composent encore, sont autant de vecteurs et d’acteurices de réflexion sur la lutte contre les fascismes qui pourraient bien nous servir dans les années qui viennent.

Le rapport de la CICAD, qui met un signe d’égalité entre antisémitisme et antisionisme, est le résultat d’un long processus d’assimilation de la critique d’Israël à l’antisémitisme, qui s’est accentué depuis le début du 21e siècle, tout particulièrement dans les espaces francophones. C’est un grand travail fourni par le gouvernement israélien, pour qui l’antisémitisme sert souvent de raison d’être et d’outil de promotion, avec l’aide des extrêmes droites du monde entier. 

Je pense qu’il s’agit de préciser que c’est une idée qui nourrit tout particulièrement les extrêmes droites racistes et antisémites, en leur permettant de justifier leur racisme en jouant sur l’idée d’une alliance entre extrême gauche, antiracisme et terrorisme islamiste, tout en n’aidant absolument pas les personnes victimes d’antisémitisme. En 2002, en pleine «guerre contre le terrorisme», Pierre-­André Taguieff, philosophe d’extrême droite notoire, écrit qu’il existe de nombreuses «interférences de la gauche antiraciste, en particulier d’extrême gauche dite antifasciste, et certaines formes de judéophobie à base d’antisionisme frénétique ou d’islamisme fanatique. » Dans ce même ouvrage, La Nouvelle Judéo­phobie, l’auteur fonde d’ailleurs l’idée d’islamo-gauchisme. 

C’est dans cette même lignée que Pascal Perri, peu après l’attaque du 7 octobre, a pu dire sur une grande antenne qu’il existait «un antisémitisme couscous», oubliant encore une fois l’histoire tragique de l’antisémitisme structurel occidental, et remettant la faute des atrocités, commises majoritairement par la même extrême droite, sur le bouc émissaire du moment. 

En faisant d’antisémitisme et antisionisme un synonyme, les extrêmes droites occidentales et israéliennes se nourrissent l’une l’autre de manière plus ou moins conscientes: les premières n’aidant pas les personnes victimes d’actes antisémites et favorisant celui-ci, créant donc un besoin de protection des personnes juives tout en plaçant Israël comme l’État protecteur de celleux-ci, et les deuxièmes en mettant en scène, par l’instrumentalisation des mouvements de libération palestiniens, un «antisémitisme arabe» qui permet aux premières de justifier leurs politiques racistes et islamophobes. Ensuite, ce signe d’égalité constitue, comme nous l’avons vu, un réel déni de l’histoire juive, une forme de révisionnisme de celle-ci, et un effacement des luttes menées dans nos communautés. 

Le seul effet possible du lien, construit, entre une communauté et un État menant actuellement une politique génocidaire est d’accentuer l’antisémitisme et de diviser les luttes antiracistes. Israël fait du mal aux Juif·ves du monde entier. Aujourd’hui de nombreuxses Juif·ves combattent l’État d’Israël, en son sein ou ailleurs, car iels savent qu’on ne peut pas laisser nos histoires entre les mains des gouvernements d’extrême droite d’Israël et d’ailleurs, et que les traumatismes intergénérationnels qui coulent dans nos veines ne seront jamais apaisés par plus de massacres, de terreurs et de violences. 

C’est en 1982, après les massacres qui suivent l’invasion du Liban par Israël, qu’on voit les premières pancartes «Pas en mon nom» dans les manifestations françaises pour la libération des Palestinien·nexs, et elles y resteront tant que certain·exs tenteront d’instrumentaliser nos histoires pour en faire justifier le sionisme meurtrier.

Propos de SVR recueillis par la rédaction