Forfaits fiscaux (II/II)

Forfaits fiscaux (II/II) : «Un formidable encouragement à la fraude fiscale»

Afin de mieux comprendre les enjeux de l’initiative contre les forfaits fiscaux, nous publions la suite de l’entretien avec Sébastien Guex, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Lausanne et spécialiste de l’histoire économique suisse. Pour rappel, l’abolition des forfaits fiscaux fera l’objet d’un vote populaire le 30 novembre prochain, grâce à une initiative fédérale de La Gauche, soutenue par les Verts et le PS, pour laquelle le mouvement solidaritéS avait récolté un grand nombre de signatures.

L’un des principaux arguments des partis bourgeois et du Conseil fédéral, y compris de ses membres socialistes, est de dire que le système des forfaits fiscaux produit des rentrées fiscales. Qu’en est-il réellement?

 

Tout d’abord, le cas du canton de Zurich qui a interdit les forfaits fiscaux en 2009 démontre clairement que tous les forfaitaires ne quittent pas la Suisse et que ceux qui restent, en payant davantage d’impôts, contribuent à équilibrer le départ des autres. Sur les 201 bénéficiaires du système, 97 ont quitté la région et se sont installés pour la plupart dans d’autres cantons de Suisse (deux sont décédés). Ce départ a occasionné une perte de 12,2 millions de francs de recettes fiscales, mais les 102 ré­si­dent·e·s étrangers qui sont restés versent maintenant une somme totale de 13,8 millions de francs au canton. L’opération s’est donc révélée rentable, même du strict point de vue comptable. Il en va de même dans le canton de Schaffhouse où les forfaits fiscaux ont été supprimés depuis 2012.

Mais la question la plus importante ne réside pas dans ces calculs d’épiciers. L’essentiel est ailleurs, et n’est souligné ni par la droite, ni par la gauche institutionnelle, ni même au sein des mouvements sociaux. En Suisse, contrairement à ce que prétendent les autorités et les milieux patronaux, la morale fiscale ou le civisme fiscal – bref, la mesure dans laquelle les contribuables remplissent leurs obligations fiscales – est peu élevée, en particulier dans les milieux capitalistes mais aussi au sein de la petite-bourgeoisie et des professions libérales. En conséquence, l’évasion et la fraude fiscales atteignent une très grande ampleur et occasionnent des pertes de recettes qui se chiffrent en milliards de francs pour les collectivités publiques.

Les contribuables sont parfaitement au courant qu’il y a aujourd’hui deux catégories de ci­toyen·ne·s en Suisse : la première, composée des personnes dites « normales », et la deuxième, composée d’un minuscule noyau de super-riches qui bénéficient des forfaits fiscaux. Ces derniers sont placés par l’Etat au-dessus des lois, au-dessus même de la Constitution, puisque l’Etat les dispense officiellement de l’obligation, à laquelle est soumise tout le reste de la population, de payer des impôts en fonction de la hauteur de leurs revenus. L’Etat crée donc, au su et vu de tous, une profonde injustice au profit de multi-millionnaires et milliardaires. Quel formidable encouragement à l’incivisme fiscal ! En délégitimant l’un des fondements essentiels de l’impôt – chacun doit payer son dû en fonction de ses capacités – l’Etat légitime, il incite même puissamment les contribuables à tenter d’échapper le plus possible à l’imposition, bref à frauder au maximum. En société capitaliste, payer des impôts est toujours pénible et la tentation de se soustraire au fisc – lorsque c’est faisable, bien sûr – n’est jamais loin. Mais si en plus, on se sent le « pigeon » ou le dindon d’une farce organisée par l’Etat lui-même…

Là réside une des raisons essentielles pour lesquelles les milieux bourgeois sont opposés à cette initiative. Si la majorité des vo­tant·e·s décidait d’adopter l’interdiction des forfaits fiscaux, cela constituerait un pas vers et un appui au combat contre ce fléau que représente la fraude fiscale. 

Dans ce sens, il est intéressant d’observer la posture du Parti socialiste et de ses ténors durant la campagne actuelle. On peut notamment se questionner sur l’attitude de Pierre-Yves Maillard, Président du Conseil d’Etat vaudois et encore considéré par une partie de la population comme un représentant de la gauche social-­démocrate, qui refuse de s’exprimer personnellement sur cette initiative pourtant défendue par son propre Parti (alors qu’il l’avait fait à l’envi sur celui de la caisse publique d’assurance-maladie). Pascal Broulis – son collègue du Parti libéral-­radical – n’hésite pas, lui, à glauser sur les conséquences, évidemment catastrophiques, qu’occasionnerait l’acceptation de cette initiative.  

 

 

Si l’initiative passait, comment pourrait-on l’appliquer, sachant qu’elle concerne des personnes dont le revenu est assez largement incontrôlable?

 

Le problème ne provient pas du fait que ces revenus sont incontrôlables, mais du fait que les dirigeants de ce pays veulent à tout prix que la Suisse reste un paradis fiscal. Les revenus et la fortune des ultra-riches pourraient parfaitement être contrôlés par un catalogue de mesures, au premier rang desquelles devraient figurer la suppression du secret bancaire en Suisse, l’échange automatique de renseignements fiscaux entre les autorités helvétiques et celles des autres Etats, l’élimination des actions aux porteurs, l’interdiction de tous les montages financiers opaques (comme par exemple les trusts), l’engagement de centaines de contrôleurs fiscaux supplémentaires ou encore l’aggravation des peines encourues en cas de fraude fiscale. En somme, ce ne sont pas les moyens techniques qui font défaut, c’est la volonté politique de les mettre en œuvre.

 

Propos recueillis par Jorge Lemos