Marché de l'électricité

Marché de l'électricité : L'ouverture totale est duperie

La mise en consultation par le Conseil fédéral d’un projet d’arrêté fédéral visant l’ouverture totale du marché de l’électricité a suscité des oppositions significatives, mais minoritaires, de la part de plusieurs collectivités publiques, dont seulement deux gouvernements cantonaux (Vaud et Genève). Multidis (groupe d’intérêt des distributeurs romands) a ainsi pris position contre ce projet. Or, la plupart des entreprises d’électricité publiques et privées sont membres de l’Association des entreprises électriques suisse (AES). Celle-ci «prône une concurrence ouverte et totale dans la fourniture d’électricité».

Pourtant, la libéralisation totale aura des conséquences très néfastes pour les entreprises d’électricité dont le capital social provient des pouvoirs publics à raison de 88,1 %. Et nombre d’entreprises électriques, ne possédant pas de capital de dotation au niveau communal, sont intégrées aux finances des administrations communales. Ainsi, l’influence des pouvoirs publics dans la branche y est encore plus prononcée que ne le laisse apparaître la seule répartition du capital des entreprises non étatiques.

 

Selon le Conseil fédéral, les ménages auraient tout à gagner à la libéralisation. Cela pourrait être vrai ponctuellement, mais cela serait de toute manière marginal puisque 70 % du prix de l’électricité dépend des coûts fixes (entretien du réseau, impôts et taxes). Par contre, en tant que ci­toyen·ne·s, les consommateurs et consommatrices seront perdants, car les entreprises communales et cantonales soumises au contrôle démocratique – avec ses limites – seront fortement affaiblies par rapport à des sociétés commerciales privées, lesquelles par définition n’ont de comptes à rendre qu’à leurs actionnaires. La libéralisation irait donc de pair avec une privatisation croissante de la production et de la vente d’électricité.

Le projet du Conseil fédéral serait une entrave sérieuse à la planification des activités des entreprises publiques et aux investissements dans le renouvelable. Le contexte européen illustre bien les immenses difficultés à venir. Le gouvernement allemand met en œuvre la renonciation au nucléaire en augmentant la production d’électricité à bas prix (notamment grâce à des subventions étatiques, selon une récente étude de la Commission européenne) et en remettant en service des centrales au charbon tout en subventionnant le solaire et l’éolien. Compte tenu de la stagnation économique actuelle en Europe, ces nouvelles capacités de production excédentaires entrainent une baisse du prix du kilowattheure (kWh).

 

Dans ces conditions, les entreprises hydrauliques helvétiques (58 % de la production électrique en Suisse) sont toutes en difficultés. Elles ne parviennent pas à amortir leurs coûteux investissements, ce qui met en danger le tournant vers le renouvelable. Une libéralisation totale sur le marché intérieur amplifierait ce phénomène et condamnerait les énergies renouvelables. Or le prix du kWh européen ne reflète pas les coûts véritables, à savoir l’impact climatique dû au rejet de CO par les centrales thermiques, ainsi que le coût de la gestion des déchets et du démantèlement des centrales nucléaires. Libéraliser totalement le marché de l’électricité revient à se soumettre au mécanisme capitaliste de la privatisation des bénéfices et de la socialisation des coûts. Pris dans une telle concurrence, les entreprises publiques d’électricité devraient abaisser leur prix de vente en référence au « prix du marché européen », et la pression sur l’emploi et les salaires des travailleurs et travailleuses de la branche serait maximale. 

 

La première étape d’ouverture du marché de l’électricité est intervenue en 2009. Elle ne concerne que les gros consommateurs (plus 100 000 kWh/an). La deuxième étape doit intervenir dans le cadre de la négociation d’un accord sectoriel entre la Suisse et l’Union européenne. Il impliquerait une séparation de la propriété et de l’exploitation du réseau de transport (monopole naturel) d’avec les autres activités liées à l’électricité, telles que la production et le négoce (marché), «de manière à garantir une utilisation non discriminatoire du réseau de transport». La première activité est entièrement régulée, y compris les bénéfices, la seconde activité serait entièrement libéralisée, soit livrée à la recherche du profit maximum. Cette séparation existe déjà sur le plan comptable. Demain, elle pourrait aller jusqu’à la séparation physique et juridique complète, ce qui entrainerait le démantèlement de nombreuses entreprises publiques d’électricité, notamment les services industriels des communes. Ce projet insensé est à l’image du caractère de plus en plus parasitaire du capitalisme contemporain qui, telle la tique, cherche à se greffer sur les activités productives pour y puiser de nouvelles sources de profits. 

 

Pierre-Yves Oppikofer