Idéologie

Idéologie : «Réalisme capitaliste» ou mode de domination de l'idéologie néolibérale

Entretien de Richard Capes avec Mark Fisher

Comment les conservateurs britanniques ont-ils imposé l’idéologie néolibérale et quelles en ont été les conséquences jusqu’à la crise de 2008? C’est à cette question que Mark Fisher a voulu répondre dans un essai paru en 2009. Ce mode de domination, initié par Margaret Thatcher, constitue aussi une source d’inspiration pour d’autres dirigeants néolibéraux.

Richard Capes Qu’est-ce que le «réalisme capitaliste»?

Mark Fisher On pourrait penser qu’il me serait facile d’y répondre rapidement, mais en fait, il est plus facile de repérer le réalisme capitaliste que de le définir. Certains l’envisagent comme une croyance selon laquelle le capitalisme serait le seul système politico-économique viable. Le sens d’un tel réalisme, c’est que tout autre système serait irréaliste. Et c’est souvent ce que vous entendez dire si vous critiquez le capitalisme: on vous répond que «ce n’est peut-être pas le meilleur système, mais c’est le seul qui fonctionne». On peut y voir une croyance, mais c’est aussi une attitude par rapport à cette croyance, une attitude de résignation et de défaite.

Ce dont je parle à propos du réalisme capitaliste, c’est plutôt de quelle façon le succès de la droite néolibérale transforme les attitudes de la population en général et, à mon avis, surtout celles de la gauche. Bien sûr, parler de croyances ou d’attitudes implique une sorte de perspective psychologique individuelle. Ce dont nous parlons ici, c’est le type d’infrastructure psychique collective, une sorte d’atmosphère idéologique diffuse, et la façon dont ces croyances sont instituées dans tous les domaines de la vie dans un pays comme le Royaume-Uni: depuis les médias jusqu’au lieu de travail, à travers nos propres attitudes inconscientes. […]

Comment le capitalisme nous a-t-il persuadés qu’il est le seul système politico-­économique «réaliste»?

Une façon d’y arriver, c’est que, en dehors de la langue des affaires, il n’y ait pas d’autre langue disponible (ou de modèle conceptuel) pour comprendre la vie, le travail ou la société. C’est l’une des choses clés qui sont arrivées durant cette période, en particulier avec les services publics.

Ainsi, les enseignant·e·s sont maintenant tenus d’appliquer les procédures d’autosurveillance, d’auto-évaluation, qui ont été importées des entreprises, et un étrange désaveu subjectif accompagne souvent ces procédures – les gestionnaires qui sont mal à l’aise d’imposer cette rhétorique des affaires, ces méthodes commerciales, disent néanmoins aux salarié·e·s, aux enseignant·e·s: «Vous n’avez pas à croire en cela, mais c’est ce que nous devons faire maintenant. Nous devons l’accepter». Ce sentiment – que l’on doit marcher avec les pratiques et la langue provenant des entreprises – est à mon avis un élément clé de la conviction qu’il n’y a pas d’alternative.

En plus, il y a une sorte d’écrasement des précédentes formes de solidarité ouvrière. Écrasement n’est peut-être pas le bon terme; il est préférable de parler de décomposition, car à bien des égards, ce ne fut pas simplement le capital qui a écrasé les syndicats. Ces derniers s’étaient adaptés au mode d’organisation fordiste et, lorsque le postfordisme a émergé après l’effondrement du fordisme – en partie du fait des aspirations des travailleurs et des travailleuses – les syndicats et les autres structures du mouvement ouvrier n’ont pas suivi. En conséquence, on constate une sorte d’atomisation généralisée, de dépression collective, qui n’est pas vécue collectivement, parce que rien ne l’est en réalité.

Que s’est-il passé lorsque plus rien n’occupait l’espace entre l’individu et l’État, espace que les syndicats avaient occupés jusque-là? Grâce à cet espace, les gens pouvaient ressentir un lien direct entre leur vie professionnelle et un monde politique plus vaste, et dès lors nourrir un sentiment de responsabilité. Quand cet espace a disparu, il y a ce processus que j’ai appelé la «privatisation du stress» ou la privatisation psychique générale. Vous arrivez à posséder votre propre maison, mais votre maison devient un lieu de refuge et de consolation, le monde extérieur étant massivement dénué d’espace collectif. Il n’y a plus cet espace collectif, celui avec lequel nous pouvions avoir un lien. Et cela contribue énormément au sentiment qu’il n’y a pas d’alternative au monde tel qu’il est. […]

Vous avez mentionné l’expression «privatisation du stress». Pourriez-vous parler de votre expérience à ce sujet lorsque vous avez travaillé dans l’enseignement postobligatoire?

[…]. Ce que je veux dire par «privatisation du stress» en relation avec l’enseignement, c’est que les gens doivent devenir leurs propres ouvriers. Il y a un tour joué par le néolibéralisme auquel nous avons tous et toutes succombé, plus ou moins: c’est l’idée que la bureaucratie fait partie du passé, qu’elle appartient à ce vieux monde étatiste, pesant, hiérarchique et centralisé dont nous sommes heureux et heureuses d’être débarrassés. Mais quand nous pensons à ce qu’implique aujourd’hui notre vie professionnelle, je dirais que pour beaucoup de gens elle implique plus de bureaucratie, pas moins. La différence, c’est que la surveillance bureaucratique n’est pas effectuée par d’autres, mais que nous sommes de plus en plus nos propres bureaucrates: nous devons remplir des livres de bord de 50 ou 60 pages, d’innombrables documents détaillés évaluant notre propre performance.

Cela fait partie d’une sorte de privatisation plus large du stress, c’est-à-dire que nous sommes invités à assumer la responsabilité des contraintes supplémentaires qui nous imposent une charge de travail accrue et moins de sécurité. Puisque les syndicats ne sont plus aussi efficaces, souvent notre premier recours lorsque nous sommes soumis à un stress supplémentaire, ce n’est pas de nous adresser à un syndicat pour le faire agir en notre nom, mais d’aller voir un médecin et nous faire prescrire des antidépresseurs ou, avec un peu de «chance», une thérapie. La montée de la dépression au sein de la population en général, en particulier chez les jeunes, est un symptôme de cette privatisation du stress.

Dans votre livre, vous dites qu’en Grande-Bretagne «la dépression est maintenant la maladie la plus traitée par le NHS» [service national de santé].

[…]

Vous parlez d’étudiant·e·s souffrant d’«hédonie dépressive»1. Pourriez-vous nous dire ce que c’est?

Je parlais des étudiant·e·s auxquels j’enseignais – donc des adolescent·e·s, entre 16 et 19 ans. Cela semble vraiment faire écho à ce qu’ils et elles vivent. Beaucoup de gens qui m’écrivent à propos du livre, les plus jeunes, pensent que cette notion capte quelque chose de leur expérience.

L’hédonie dépressive est juste une façon de penser à la forme que prend la dépression dans un monde où le stimulus est toujours disponible, je crois. Je pense que nous n’avons même pas commencé de saisir les conséquences affectives de cette espèce de cyberespace dans lequel les jeunes sont particulièrement intégrés.

Une partie de ce que je décris dans ce livre, ce sont les tensions entre une sorte de cadre disciplinaire qui se détraque – dans lequel les enseignant·e·s sont comme des gardien·ne·s d’une prison qui s’effondre. Enfin, d’un côté ils et elles sont des gardien·ne·s de prison, mais d’un autre, ils et elles doivent interagir avec ce mode constant de stimuli et être des animateurs·trices. Il existe une tension entre le fait d’être un·e gardien·ne· de prison et un·e animateur·trice – c’est pour le moins compliqué.

En ce qui concerne l’hédonie dépressive, la dépression est généralement décrite comme un cas d’anhédonie, où la personne souffrant de dépression est incapable de tirer du plaisir de quoi que ce soit. Il m’a semblé qu’il y avait un syndrome quasi opposé chez les adolescent·e·s: le plaisir est si facilement disponible que c’est cette disponibilité même du plaisir qui est souvent déprimante. Je dirais qu’il y a une sorte de modèle consommateur du plaisir, qui ne renforce pas le sentiment d’estime de soi, de bien-être ou, peut-être de façon plus importante encore, le sentiment d’être impliqué·e. Au lieu de cela, vous avez ce genre de petites rafales de plaisir. Et l’une des choses qui sont ainsi éliminées, c’est un ennui productif.

Dans les années 1970, on pouvait vraiment s’ennuyer, il n’y avait pas de matrice de stimuli disponible et cela a entraîné une crise existentielle. Je pense qu’il y a une relation importante entre la disponibilité d’un certain type d’ennui et des phénomènes du type punk. La disponibilité d’une stimulation constante à faible intensité dans la culture du 21e siècle exclut ce genre d’ennui, empêche d’une certaine manière l’aliénation, mais produit une sorte de sentiment général de désaffection non reconnue. Ces formes de stimulation ne sont pas vraiment capables d’impliquer les gens, de les pousser à se dépasser. Les gens sont en quelque sorte pris au piège d’eux-mêmes dans cette sorte de misère fonctionnelle, dans le sens où ils et elles sont pour ainsi dire juste assez misérables pour continuer, mais pas assez misérables pour atteindre un point de dénuement subjectif ou questionner les causes sociales de leur situation. Donc je pense qu’il y a juste assez de plaisir pour les garder déprimés. C’est une façon de voir l’hédonie dépressive.

Mais l’une des grandes choses qui se sont produites au cours de la dernière année, ce sont les manifestations étudiantes à la fin de 2010. Ce sont les étudiant·e·s qui les ont menées. Il y a là ce que je cherchais ou ce que j’espérais quand j’écrivais Le réalisme capitaliste: des formes de mécontentement désavoué et non reconnu qui se transformeraient en colère collective.

Ce qui était excitant avec ces manifestations étudiantes, c’était de voir le processus commencer – parce que je pense que beaucoup des personnes plus âgées sont plutôt dans la sorte de résignation que j’évoquais avant. Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de gens qui soient des fans ou des partisan·e·s enthousiastes du gouvernement de coalition, mais j’ai l’impression que l’attitude générale est la suivante: «Eh bien, nous ne pouvons pas y faire grand-chose». En d’autres termes, on observe une forme de réalisme capitaliste. Ce que nous avons vu avec les jeunes, c’est une sorte de contestation assez spectaculaire de ce réalisme capitaliste. […]

Pensez-vous que de plus en plus d’étudiant·e·s transgressent les limites du réalisme capitaliste et deviennent plus radicaux?

Je pense que c’est un début. Il y a toutes sortes de choses qui se passent. Je pense que le militantisme étudiant – son émergence – est quelque chose qui ne pouvait pas arriver avant 2008. Il apparaît seulement après la crise bancaire de 2008 – un événement majeur, un traumatisme majeur pour le capital, il faut le souligner. Il est évident que le capital n’a pas de solution aux problèmes qui ont mené aux crises bancaires de 2008. Je pense que le militantisme étudiant en est une dimension, les émeutes en sont une autre. Mais je pense que c’est vraiment le début de quelque chose… Et nous ne savons pas où cela nous mener. […]

Ces événements éclatent de manière inattendue et vont bien plus loin que ce que les gens pouvaient prévoir. Mais après, tout semble revenir à la normale, semble se stabiliser à nouveau. Mais chaque retour à la «normale» rend beaucoup plus instable cette normalité. Cette tendance à l’effondrement actuellement, c’est la désintégration du système de réalité, tout simplement.

Il n’est pas surprenant que tout ne s’effondre pas d’un coup, car ce réalisme capitaliste, dans le mode néolibéral, a été construit pendant plus de 25 ans, a été omniprésent, a dominé toutes les hypothèses de la vie institutionnelle et organisationnelle ainsi que l’inconscient. Les attentes des gens, tout ce qu’ils prennent pour certain, sont façonnées par cette réalité. Cela suffit pour le maintenir durant une certaine période.

Mais en même temps, on peut vraiment le voir basculer en ce moment. Je pense qu’il y a une opportunité pour la gauche. Je pense que nous avons besoin que les choses deviennent radicales, mais que nous devons aussi nous emparer du courant dominant. C’est là que nous sommes totalement déconnectés. Non seulement nous sommes totalement déconnectés du soi-disant «mainstream» [courant dominant]. J’utilise des guillemets, parce que précisément dans des moments comme celui-ci, nous ne savons pas ce que peut devenir le courant dominant. Nous savions ce que c’était jusqu’en 2008.

Une partie du livre Le réalisme capitaliste parle en fait du déclin massif des médias dominants, de la culture dominante, sous la tyrannie du réalisme capitaliste. Je pense que nous ne savons tout simplement pas à quoi pourront ressembler les médias dominants ou la politique dominante dans la période à venir. Car tout est prêt à être conquis. Nous pouvons voir la grave crise dans laquelle se trouve la classe dirigeante au Royaume-Uni, une crise qui a été mise en évidence par l’affaire Hackgate2 – un réseau de complicité entre les médias, la police et les politicien·ne·s, au sein duquel David Cameron a dû avouer avoir joué un rôle central. On aurait pu penser que cette situation offrirait une opportunité pour la gauche, mais sans accès aux médias dominants, cet avantage n’a pas pu être exploité. Et tel a été clairement le cas depuis 2008.

Comment la gauche peut-elle espérer s’implanter dans les médias dominants alors que ceux-ci excluent presque complètement les vraies voix de gauche?

Je ne pense pas qu’il soit inévitable qu’elles soient exclues. C’est une erreur de croire que la forme des médias grand public est figée, que les néolibéraux ont réussi à aligner les médias dominants sur leur étroite bande passante, avec des attentes très faibles vis-à-vis de leurs auditeurs et auditrices. C’est quelque chose qui s’est imposé progressivement. Les néolibéraux et leurs alliés dans les grandes entreprises ont lutté pour ça et l’ont obtenu. […] Il faut lire le livre très intéressant de Nick Davies, Flat Earth News3. Il confirme ce que vous avez dit des journaux: 60% de leur contenu provient des relations publiques. Mais ce n’est pas parce que les propriétaires des journaux s’arrangent avec les sociétés de relations publiques. C’est plus une conséquence directe du sous-­financement du journalisme. Si les journalistes sont tenus de fournir 10 papiers par jour, ils et elles ne sortent pas pour faire des reportages d’investigation, mais éditent les communiqués de presse. […]

Ce qui donne de l’espoir, c’est le fait que les journalistes n’ont pas un agenda clair, mais qu’ils et elles sont prêts à accepter tout ce qui parvient à leur boîte de réception si c’est poussé avec suffisamment de vigueur. Je pense toujours que beaucoup de journalistes sont opportunistes et que c’est donc une question d’organisation si l’on veut intervenir sur leur terrain. […]

Le capital est dans le désarroi, la classe dirigeante est divisée et nous leur rendons service si nous laissons tomber et affirmons que «nous n’entrerons jamais dans les grands médias».

Bien sûr, l’autre danger consiste simplement à tout construire pour s’adapter à ces médias. Mettre de l’eau dans son vin pour être accepté, c’est mortel aussi. C’est une lutte pour l’hégémonie qui doit nous permettre de changer ce qui est considéré comme acceptable de dire. Et si nous ne parvenons pas à faire cela, alors nous aurons échoué. […]

Si vous construisez simplement votre projet sur la base de ce que le courant dominant considère comme acceptable en ce moment, en vous limitant à de légères modifications en surface, le projet échouera. Et non seulement il échouera, mais il produira un découragement politique que j’ai essayé de décrire dans mon livre.

Je pense que nous devons trouver une orientation entre ces deux stratégies – ni rester complètement en dehors des médias dominants, ni nous adapter simplement à ce que sont ces médias maintenant. Nous devons tirer des leçons des néo­libéraux, je le pense vraiment. Ils et elles ont réussi à changer les médias; de la même manière, nous devons imaginer que les médias peuvent être changés en notre faveur. Bien sûr, ils et elles ont des ressources que nous n’avons pas. Mais nous avons aussi des ressources qu’ils et elles n’ont pas.

Pour en revenir à ce que je disais plus tôt, nous devrions nous inspirer du triomphe du néolibéralisme, qui indique comment les choses peuvent évoluer de l’impossible à l’inévitable. C’est ainsi que l’histoire se déroule: des choses semblent être complètement hors de l’ordre du jour, il n’y a aucun moyen qu’elles puissent arriver… et soudainement, tout change et ces choses apparaissent comme la seule possibilité. C’est comme ça que ça s’est passé avec le néolibéralisme.

La seule chose dont nous pouvons être sûrs en ce moment, c’est qu’il n’y a pas de retour possible à avant 2008. Nous sommes dans une période de tumultes majeurs, de changements majeurs. La droite, de type néolibéral, est plus affaiblie que jamais, aussi loin que je m’en souvienne.

Nous devons anticiper, penser les choses différemment. Les médias sont vraiment un élément clé pour cela. Je pense qu’il est vraiment significatif que le Hackgate ait eu lieu cette année, parce qu’il fait partie de ce processus de délégitimation. Ce processus a au moins deux aspects. Le premier, c’est le discrédit du néolibéralisme, même si celui-ci va continuer un certain temps, comme une sorte d’ensemble de paramètres par défaut. Mais en tant que programme politique jouissant d’une sorte de confiance, il s’est désintégré après 2008. Donc nous sommes dans une sorte de vide, à un moment où le néolibéralisme s’est effectivement effondré, mais rien n’est venu le remplacer. C’est une opportunité.

Dans votre livre, vous dites que les manifestations anticapitalistes ne font rien de plus que de fournir un «bruit de fond carnavalesque au réalisme capitaliste». Pourriez-vous expliquer pourquoi?

Il y a une dimension spectaculaire des manifestations anticapitalistes, mais elles ont un caractère purement pétitionnaire. Mon problème avec l’anticapitalisme, c’est qu’il n’y a personne qui puisse réaliser les demandes qui y sont présentées. Il prend la forme d’une pétition, mais il n’y a personne à qui cette pétition est destinée. C’est ce qui le rend étrange. […] C’est cette forme particulière de pétition spectaculaire qui, je pense, ne s’attend pas à gagner parce qu’elle n’a pas de modèle de société, elle ne sait pas ce qu’elle ferait de cette victoire.

Cela ne veut pas dire que rien ne s’est passé ni que ces protestations étaient complètement sans valeur ou non sincères. Mais je pense qu’à gauche, nous avons besoin de conceptualiser nos échecs. Je pense qu’une des choses qui fait la différence entre la droite néolibérale et la gauche, c’est que la droite néolibérale tolère beaucoup moins l’échec.

Un bon nombre de ces mouvements intègrent une sorte d’attente intrinsèque de l’échec, de sorte que ce n’est pas un problème s’ils rencontrent effectivement un échec. […] Sans des objectifs déterminés et «gagnables», il en résultera une sorte de découragement généralisé. C’est ce que mon camarade Alex Williams appelle «se sentir bien en se sentant mal». Vous vous sentez bien parce que vous êtes en train de protester, vous faites quelque chose. Mais finalement vous vous sentez mal parce que – et ces deux choses sont complètement imbriquées, le bien-être et le mal-être – vous ne vous attendez pas à obtenir quoi que ce soit, jamais. C’est juste une sorte de carnaval des vaincu·e·s. Ce sont ces aspects qui me préoccupent dans ce genre de protestation. […]

Il me semble que les syndicats ont réussi dans le passé, comme je l’ai dit, à cause du fordisme. L’effondrement du fordisme a rendu plus difficile le fonctionnement des syndicats. Mais cela ne signifie pas qu’aucune forme d’organisation des travailleurs et des travailleuses ne pourrait fonctionner efficacement aujourd’hui. Mais je pense que nous avons besoin d’imagination et d’une réelle transition par rapport au paradigme fordiste. Ayant été un membre actif du syndicat à certains moments de ma vie, j’ai vu à quel point les échelons supérieurs des syndicats sont encore orientés par le fordisme, ne pensant que salaire et grève. Je l’ai surtout constaté dans l’enseignement. Bon nombre des problèmes que je décris dans mon livre – les problèmes d’observation, de bureaucratie et d’autosurveillance – passionnent les enseignant·e·s, mais les syndicats s’y intéressent très peu. À mon avis, déplacer le terrain de la lutte vers des questions qui comptent pour les gens est une façon de les réengager. Il n’y a pas de raison pour que les syndicats eux-mêmes ne puissent redevenir des acteurs majeurs s’ils sont prêts à passer, même tardivement, dans le monde postfordiste. […]

Selon vous, à quoi ressemblerait une société postcapitaliste?

Pour être honnête, je ne suis pas sûr que nous nous soyons même rapprochés d’une réponse à cette question pour l’instant. Je ne dis pas cela d’une manière défaitiste. D’une certaine manière, cela témoigne de la puissance du réalisme capitaliste. Nous devons commencer par reconnaitre le pouvoir qu’il a sur nos imaginations, sur notre imagination sociale, politique et économique.

Une partie de ce pouvoir consiste en la façon dont il structure les oppositions dans notre esprit, de sorte que vous pensez qu’il y a une impasse: soit c’est la centralisation de l’État, soit c’est le néolibéralisme. Il est impératif que nous pensions au-delà de cette impasse, afin que lorsque nous nous prononçons contre le capitalisme néolibéral, nous ne revendiquions pas implicitement un retour à la social-­démocratie ou à un État stalinien. Nous pourrions revenir à des éléments de la social-démocratie. Mais il ne suffira pas de dire que nous voulons simplement revenir à la situation d’il y a quelques années. Je pense que nous avons besoin d’une idée générale de la direction dans laquelle nous allons. Nous pouvons être un peu audacieux parce que ce n’est pas comme si quelqu’un avait une idée très claire de ce qui se passe en ce moment. Et la seule chose dont nous pouvons être certains, c’est que les choses ne continueront pas comme avant. Nous avons besoin de cette audace dans l’imagination, de la volonté de s’engager dans des expériences de pensée, des scénarios de science-fiction – parce que, honnêtement, ces scénarios sont tout aussi susceptibles de se produire que n’importe quel autre. […]

  1. «Hédonie» est un terme psychiatrique pour parler de la capacité de ressentir le plaisir. Dans les cas de dépression, un des symptômes est une capacité réduite à ressentir le plaisir, qui porte le nom d’anhédonie.
  2. L’affaire Hackgate est un des noms donnés au scandale des écoutes téléphoniques illégales de l’hebdomadaire News of The World.
  3. Nick Davies, Flat Earth News: An Award-winning Reporter Exposes Falsehood, Distortion and Propaganda in the Global Media, Routledge, 2008.


Mark Fisher (1968— 2017), écrivain, critique et philosophe britannique est connu pour son blog k-punk (k-punk.abstractdynamics.org), où il traitait entre 2003 et 2015 de philosophie politique, de musique et de culture populaire. Il a élaboré le concept de «réalisme capitaliste» et, en suivant Jacques Derrida, celui de «hantologie». En 2009, il a publié un essai, Capitalist Realism: Is There No Alternative?, qui analyse le mode actuel de domination de l’idéologie néolibérale. Cet essai paraîtra en septembre 2018 sous le titre Le réalisme capitaliste: n’y a-t-il aucune alternative? chez Entremonde, Genève/Paris.

Nous présentons ici la traduction d’une partie de l’entretien réalisé le 14 novembre 2011 pour le site web More Thought (moretht.blogspot.com) et retranscrit par The Internet Archive, une association à but non lucratif qui construit une bibliothèque numérique de sites Internet et d’autres artefacts culturels sous forme numérique, offrant un accès gratuit dans le but de fournir un accès universel à toutes les connaissances: «Capitalist Realism An Interview With Mark Fisher» sur archive.org.

La version complète de cette traduction est parue dans Inprecor, nº 651–652, mai-juin 2018. Traduit de l’anglais par JM, coupes et révision de la traduction de notre rédaction.