«Ce système transforme chaque salarié·e en petit·e capitaliste»

Les débats actuels autour des retraites soulignent le rôle financier capital joué par ce système en Suisse. Afin d’éclairer les enjeux liés au 2e pilier en particulier, nous nous sommes entretenu·e·x·s avec Sébastien Guex, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Lausanne et militant de solidaritéS.

Conseiller 3e pilier
Quand tu comprends comment le système fonctionne (image de promotion pour le 3e pilier)

Quelle est l’importance financière aujourd’hui du 2e pilier ?

Le 2e pilier est un système dit de capitalisation. Fondamentalement, c’est de l’épargne forcée. Chaque salarié·e est contraint·e à mettre de côté une partie de son salaire. À sa retraite, il ou elle touchera ce qui a été mis de côté sous la forme d’un versement unique ou d’une rente, calculée sur la base du montant accumulé, augmenté du produit financier dégagé par ce montant. Mise bout à bout, à l’échelle de tou·te·s les travailleurs·euses salarié·e·s du pays, la fortune est énorme – environ 1064 milliards de francs en 2020.On aborde là la question de l’importance financière du système de capitalisation. C’est pour ça que les capitalistes l’adorent ! Cette fortune énorme, qui se forme au fil des ans, il faut la placer. En effet, les salarié·e·s touchent ce qu’ils·elles ont épargné elleux-mêmes, augmenté – je viens de le dire – du rendement de cette fortune. 

Du point de vue des capitalistes, ce système est extrêmement intéressant pour maintes raisons dont je ne mentionnerai que les principales. Premièrement, ce système, contrairement à l’AVS, ne provoque quasiment aucune redistribution de revenu ou de richesse du haut vers le bas et conserve donc intégralement la pyramide sociale, un avantage très important sous l’angle à la fois économique, social, politique et culturel pour la classe dominante. Deuxièmement, il transforme chaque salarié·e en petit·e capitaliste, qu’il·elle le veuille ou pas. Le système divise chaque salarié·e, puisqu’on peut dire que « son » capital se dresse contre lui·elle. 

Qu’entends-tu par là ?

Illustrons cela concrètement. Du point de vue de sa situation matérielle, le·la travailleur·euse a intérêt au meilleur salaire possible, ainsi qu’au loyer le plus bas. Mais du point de vue de la partie de son salaire qui est capitalisée, il·elle a intérêt à ce que ce capital dégage les rendements les plus élevés. Cela signifie que les entreprises capitalistes doivent générer les profits les plus élevés possibles. Et comment se poursuit cette mission ? En maintenant les salaires les plus bas possibles ou, pour le secteur immobilier, les loyers les plus élevés possibles. 

Pour le capital, cette tension est extrêmement positive : du point de vue matériel, mais aussi du point de vue social et politique, pourrait-on dire, puisque le capital divise et clive : il introduit dans chaque salarié·e une sorte de schizophrénie en dressant le·la salarié·e, en tant que détenteur·trice d’un avoir dans une caisse de pension, contre elle·lui-même, en tant que salarié·e et locataire… 

Prenons le cas emblématique de la Société suisse des employés de commerce : celle-ci est opposée à l’accord conclu entre le président de l’Union syndicale suisse, Pierre-Yves Maillard, et celui de l’Union patronale suisse, Valentin Vogt, sur la réforme de la LPP, parce qu’elle estime qu’il faut aller encore plus loin dans le démantèlement, raison pour laquelle cette association s’est alliée aux partis bourgeois. Selon elle, il faut diminuer encore davantage les prestations et dégager des rendements encore plus élevés. 

Tu nous as présenté deux premières raisons qui expliquent pourquoi les capitalistes préfèrent ce système. Quelles sont les autres ?

Il y en a encore au moins trois. Pour les capitalistes, il est très bénéfique qu’une telle fortune, celle qui est liée au 2e pilier donc, existe. Comme je l’ai évoqué, elle représente un montant gigantesque : environ 1064 milliards de francs. Pour donner un ordre de grandeur, c’est 1,3 fois le PIB de la Suisse. Ce montant énorme d’épargne forcée a constitué et constitue encore une réserve dans laquelle les entreprises en Suisse ont pu puiser pour réaliser des investissements. C’est là le troisième intérêt pour le capitalisme suisse. C’est aussi une des raisons pour lesquelles les milieux capitalistes et leurs représentant·e·s politiques ont toujours lutté pour que le 2e pilier soit plus important que le premier, l’AVS. 

En contraignant les salarié·e·s à réaliser de l’épargne forcée, les taux d’intérêts sont tirés vers le bas en Suisse et emprunter s’avère ainsi meilleur marché pour les entreprises helvétiques que pour leurs concurrentes, notamment en Allemagne. Historiquement, c’est une des raisons qui permet de comprendre la position très compétitive du capitalisme suisse durant la seconde moitié du 20e siècle

Cette fortune doit être gérée. On entend beaucoup parler des frais de cette gestion. Cela doit aussi représenter un business considérable, non ?

Absolument, on touche là au quatrième avantage du système pour les milieux capitalistes suisses. Au milieu du siècle dernier, il était encore possible pour de nombreuses entreprises de gérer elles-mêmes leurs caisses de pension. Mais au fur et à mesure que les montants de ces dernières se sont accrus, il est devenu nécessaire, même du point de vue des salarié·e·s, qu’elles soient gérées de façon professionnelle. Il s’est donc développé une « industrie » de la gestion des caisses de pension : cela comprend évidemment les très grandes caisses de pension, mais aussi une série d’autres sociétés. À commencer par les sociétés spécialisées à qui de très nombreuses entreprises confient la gestion de leurs caisses de pensions. La plus imposante est, à ma connaissance, Swisslife, l’une des plus grandes compagnies d’assurances privées en Suisse et en Europe. Mais une large partie du secteur bancaire helvétique ainsi que la Bourse suisse – bref, le cœur même de la place financière helvétique – profitent aussi de ce système à travers les commissions et autres frais prélevés à l’occasion des placements : c’est-à-dire des innombrables achats et ventes de titres (actions, obligations, bons du Trésor, etc.) ainsi que des opérations plus ou moins spéculatives réalisées dans le cadre de cette gestion. 

Il faut rappeler qu’il s’agit de milliers d’opérations réalisées chaque jour, qui portent sur des millions de titres. Ainsi, même si les commissions et frais prélevés par les différents acteurs financiers paraissent minimes, leur multiplication permet de dégager de juteux profits pour l’ensemble de la place financière suisse. Ce gigantesque réservoir de capitaux a aussi permis aux banques suisses d’accroître leur « pouvoir de marché », c’est-à-dire leur position, sur le marché international des capitaux, contribuant ainsi à leur capacité à rivaliser avec leurs concurrentes françaises, allemandes, britanniques et même étasuniennes. 

Bien sûr, pour les caisses de pensions et les salarié·e·s, ces bénéfices représentent autant de coûts. On peut avoir une idée des montants en jeu de ce business lorsque l’on constate que le total des coûts de gestion des caisses de pension représente aujourd’hui quelque chose comme 6 milliards de francs. Ce montant est proportionnellement beaucoup plus élevé que le coût de la gestion de l’AVS et doit être rapporté au revenu dégagé par les placements des caisses de pension, qui atteint seulement quelque chose comme 15 milliards aujourd’hui, soit à peine deux fois et demie la somme des frais de gestion.

Ainsi, cette activité nourrit une fraction propre des milieux capitalistes, tout en ayant contribué – et en contribuant encore – au développement de la place financière suisse.

Quid de l’immobilier dans cette équation ?

Du point de vue capitaliste, la stimulation du secteur immobilier est un cinquième avantage d’un système de retraite comme celui que nous connaissons en Suisse. En effet, une partie de la fortune des caisses de pension est placée dans ce marché très sûr qu’est la propriété foncière, dans la mesure où chacun·e a besoin de se loger. Cette dynamique pousse le prix des terrains et les loyers vers le haut, tandis que les sociétés propriétaires (très souvent des compagnies d’assurances privées), mais aussi les propriétaires individuel·le·s, les gérances, les avocat·e·s d’affaires spécialisé·e·s, les notaires, les chambres immobilières et, indirectement, le patronat du secteur de la construction, s’en trouvent vitalisé·e·s.

On comprend que face à cette manne, l’AVS présente un attrait pour le moins limité aux yeux des capitalistes.

De leur point de vue, un système de retraite fondé sur la répartition présente beaucoup moins d’intérêt. Comme la génération des actifs·ve·s finance directement celle des retraité·e·s, seule une petite réserve de garantie est nécessaire au fonctionnement du système. Il s’agit du fameux « fonds de l’AVS ». Avec ses 47 milliards, il ne pèse pas lourd face aux 1064 milliards du 2e pilier, placés dans un pot qui a tendance à grandir et dont la gestion nourrit toute une « industrie » occupée à gérer cette épargne forcée des salarié·e·s, comme je viens de l’expliquer. 

Peux-tu nous parler maintenant des rendements de cette fortune du 2e pilier ?

Les rendements sont à la baisse depuis une bonne vingtaine d’années. C’est un trend historique, dont les causes constituent en partie une boîte noire. Pour prendre l’exemple des caisses de pension : en 2000, leur fortune était de 475 milliards, avec lesquels elles ont dégagé 16,6 milliards de produit. En 2018, la fortune totale est passée à 865 milliards, mais pour un produit de 14,1 milliards seulement ! 

On est passé d’un taux de rendement de 3,5 % en 2000 à 1,6 % en 2018, soit une baisse de plus de moitié. Il s’agit d’un problème que la Ligue marxiste révolutionnaire identifiait déjà au début des années 1970. Elle avait fait paraître un opuscule sur les caisses de pension qui argumentait sur l’extraordinaire dangerosité du système, puisqu’il est intrinsèquement lié au taux de profit moyen dégagé – et donc aussi aux crises engendrées et subies par le capitalisme suisse et, plus largement, par le capitalisme mondial. 

Aujourd’hui, ce pronostic se vérifie pleinement : la productivité et le rendement moyens dégagés par le capitalisme à l’échelle modiale sont faibles et les crises de plus en plus profondes et régulières. En témoigne le niveau des taux d’intérêts qui, depuis de nombreuses années, est très bas, quand il n’est pas négatif ! À cela s’ajoute qu’on ne voit pas apparaître de moteur de relance (et heureusement, du point de vue écologique). Dès lors, un système de retraites fondé sur la capitalisation, comme l’est le 2e pilier en Suisse, va se révéler encore plus néfaste pour les salarié·e·s.

Comment réagissent les milieux capitalistes à cette tendance ?

La conclusion logique des baisses de rendement, de leur point de vue, c’est la diminution massive des prestations des caisses de pension, qui doit se traduire notamment par une baisse draconienne du taux de conversion. Le projet LPP 21 prévoit un taux ramené à 6 %, mais le président d’UBS, Axel Weber, défend déjà l’idée d’un taux de conversion à 4 %. 

Il faut comprendre que les deux batailles, sur AVS 21 et LPP 21, sont des batailles stratégiques, décisives, aussi bien pour les travailleurs·euses salarié·e·s que pour les capitalistes. Ces derniers veulent faire sauter un verrou ! Après ce sera la déferlante. Non seulement sur le taux de conversion, mais aussi sur l’âge de la retraite, comme tout le monde commence à le comprendre. 

Le patronat ne vise pas une retraite à 65 ans pour les femmes, mais une retraite « flexible » pour tou·te·s, à 70 ans au moins. Il ne veut pas une baisse des prestations des caisses de pension de 5 % ou 10 %, mais de 30 % au moins. C’est ça l’objectif à l’horizon des années 2030. Nous entrons dans une épreuve de force cruciale entre les cercles de la régression sociale et les forces qui leur résistent.

Propos recueillis par notre rédaction