Lutte contre le patriarcat
En ce qui concerne la situation des femmes, nous vivons une époque paradoxale. D’un côté, l’égalité des sexes est présentée comme une valeur forte de nos sociétés européennes. Même les partisans de la Manif pour tous (1), qui a rassemblé tous les réactionnaires en la matière, n’ose la remettre en cause publiquement, préférant revendiquer « l’égalité dans la différence ». C’est une valeur qui est brandie par « l’Occident » pour dénoncer l’obscurantisme des autres, ennemis de l’extérieur ou de l’intérieur dans la guerre des civilisations.
Pour autant, bien entendu, cette égalité est loin d’être gagnée. Les inégalités hommes-femmes sont bien présentes, et elles sont même en augmentation, aggravées par la crise et les politiques d’austérité qui touchent plus durement les populations qui sont déjà en situation inégalitaire.
S’il a pris un nouveau visage, le système patriarcal reste donc l’un des fondements qui structurent notre société. Par patriarcat, on désigne le système social de domination des femmes par les hommes. Il évoque précisément un système de pouvoir, rejetant le sens essentialiste, physiologique ou psychologique que peut comporter l’expression simple de « domination masculine ». Par ailleurs, on désigne aussi ces rapports sociaux par le terme de « système de genre ». Patriarcat et système de genre qualifient le même système d’oppression, mais avec une approche différente.
La permanence de cette domination place la lutte contre le patriarcat au cœur du projet pour une société libérée des oppressions. Mais, la place du genre/rapports de sexe dans l’analyse de la société et dans la stratégie d’émancipation est suffisamment complexe pour être l’objet de questionnement depuis la naissance du mouvement socialiste dans l’articulation entre exploitation de classe, oppression de genre ou de « race ».
Les mots sont importants : sexe, genre, rapports sociaux de sexe
Les partisan·e·s de la Manif pour tous en France ont fustigé la soi-disante « théorie du genre », comme l’a fait avant eux l’Église catholique. Cette attaque aura au moins eu le mérite de populariser ce terme, qui fait l’objet de débat chez les universitaires et chez les féministes dans leur manière de caractériser l’oppression des femmes. Le vocabulaire utilisé successivement pour caractériser la situation des femmes traduit différentes manières d’analyser le système patriarcal.
Condition féminine
C'est le terme que l’on retrouve le plus souvent au cours du 20e siècle dans la littérature syndicale ou socialiste, avant le mouvement des femmes des années 1970. Calqué sur « condition ouvrière », donc sur le modèle marxiste, il évoque la situation des femmes au travail, s’appuyant sur l’idée affirmée depuis Engels (2) d’un assujettissement des femmes et d’une division sexuelle du travail, en lien avec la société capitaliste.
La notion de condition féminine peut renvoyer aux caractéristiques biologiques et énoncer l’idée d’une spécificité féminine. De plus, la condition féminine est liée à la société capitaliste, ce qui conduit à l’idée qu’elle disparaîtra avec la fin du système capitaliste. Pour une bonne part du mouvement ouvrier, pendant longtemps, non seulement la lutte des femmes n’est en conséquence ni essentielle ni urgente, mais au contraire un facteur de division de la classe ouvrière.
C’est donc des féministes que vont venir les concepts qui percutent ce schéma classique. Ainsi, en 1970, Christine Delphy affirme dans son article au titre éclairant, L’Ennemi principal, que l’oppression des femmes ne peut se réduire à aucune autre et que ses bases sont matérielles, introduisant le concept de patriarcat.
Les relations entre luttes des classes et lutte contre l’oppression des femmes font débat, par exemple lors de la grève des femmes à Troyes (3). En février 1971, quatre-vingt ouvrières de la bonneterie Bessin et Salson occupent leur usine afin de lutter contre sa fermeture. C’est dans ce contexte que des militantes féministes du Mouvement de Libération des Femmes (MLF) se rendent à Troyes afin d’y tourner un film. Doudou y explique par exemple : « j’ai mon mari, quand je rentre, il me regarde et se demande si c’est vrai, il ne me quitte pas des yeux, avec l’air de dire : ‹ c’est ma femme ou c’est pas ma femme ? › Je suis sûre qu’il trouve quelque chose de changé en moi. Moi-même je le ressens, mais lui encore davantage.» Au travers de ce témoignage, on voit combien ce qui se joue dans la grève ne peut se réduire au rapport au patron, mais également au rapport entre les sexes. La mise en avant de cette dimension fait l’objet d’un conflit entre militantes féministes et syndicalistes, qui leur reprochent de détourner les ouvrières du combat syndical.
En France, c’est la notion de rapports sociaux de sexe qui s’impose dans les années 1980, notamment grâce à Danielle Kergoat (4). Elle réfléchit à l’articulation entre production et reproduction, au lien entre famille et travail. Elle théorise surtout que les inégalités entre hommes et femmes sont construites socialement, rejetant tout essentialisme qui considère qu’il existerait une nature féminine et une nature masculine.
Ce débat reste d’actualité : les opposant·e·s à la « théorie du genre » mettent en avant leur peur de l’indifférenciation des sexes qui représenterait un danger pour l’ordre social qu’ils veulent maintenir. L’enjeu est là en effet : si la hiérarchie entre hommes et femmes n’a pas de fondement naturel, cela ouvre la voie à un changement radical et profond de l’organisation sociale. C’est cette découverte qui fut aussi celle des lectrices du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir, en 1949, et sa célèbre phrase « on ne naît pas femme on le devient ». Dans les nombreuses lettres que l’auteure reçut revient le mot de « bouleversement », exprimant la prise de conscience féministe d’un autre destin possible.
Et puis le concept de genre finit par s’imposer, plus tardivement dans le monde francophone
L'approche est différente du concept de rapports sociaux de sexe, car elle ne part pas de la place dans le système de production et dans les rapports de pouvoirs, mais de l’identité, du rôle et des valeurs assignés respectivement aux hommes et aux femmes, se situant dans la lignée des travaux de M. Foucault et du post-structuralisme.
Le terme de genre est d’abord médical. Il vient des équipes médicales chargées de s’occuper des « hermaphrodites » ou intersexes, c’est-à-dire les enfants naissant sans identité sexuelle clairement identifiable comme mâle ou femelle. Les interventions réalisées pour leur assigner le « bon sexe » (opération chirurgicale, traitements hormonaux, suivi psychologique) montrent la flexibilité du sexe biologique en terme d’identité sexuelle, puisqu’en fonction de l’éducation donnée, on construit effectivement des garçons ou des filles (5).
Le concept de genre a été utilisé ensuite dans les sciences sociales, pour définir les identités, les rôles, les valeurs, les représentations ou les attributs symboliques féminins et masculins comme le produit d’une socialisation des individus et non comme les effets d’une nature. Il est également repris par des courants féministes et LGBTI s’intéressant non seulement à la question des inégalités matérielles, mais également à la remise en cause des normes masculines, féminines, hétérosexuelles.
Autrement dit, le sexe biologique ne détermine pas le genre, ce qui ouvre un champ immense de libertés nouvelles, de manières d’être, d’expériences possibles loin des rôles figés et des stéréotypes dans lesquels l’éducation et la socialisation nous contraint, homme comme femme.
Le mouvement queer joue à plein cette idée du genre comme une mise en scène, par le travestissement et le modèle de la drag queen. Cette manière de « performer son genre », c’est-à-dire de créer son genre, par ses actes et ses paroles révèle que chacun d’entre nous se met en scène dans un rôle imposé, par ces gestes quotidiens du maquillage, de l’habillement, par une certaine manière de se tenir, qui nous viennent de la prime enfance et qui font notre genre. Dès les premiers moments de la vie, une fois prononcée la phrase « c’est un garçon ou c’est une fille », on ne s’adresse pas de la même manière à un bébé garçon ou un bébé fille, on n’a pas les mêmes geste, on n’imagine pas de la même manière son avenir et tous cela pèse sur la personnalité et l’identité future.
Le concept de genre permet donc de dénaturaliser les inégalités, selon le même procédé qui conduit à dénaturaliser le racisme (6) en montrant que les différences dites naturelles ne sont pas la source des inégalités mais en sont au contraire la conséquence. Ainsi, les Roms « sont sales » parce que les collectivités refusent de ramasser les déchets dans les bidonvilles. De même les femmes sont « tournées vers l’intérieur » parce qu’elles sont reléguées dans la sphère privée et non l’inverse.
Au final, la division de l’humanité en deux catégories en fonction du sexe apparaît donc comme le résultat de la division hiérarchique des humains et ce classement est le support d’un rapport de domination qui fait apparaître le masculin comme le genre de l’universel (7).
Les normes de genre sont oppressantes pour tout le monde, hommes ou femmes, par contre, en tant que groupe, les femmes sont désavantagées et les hommes sont privilégiés.
Décrire l’oppression des femmes aujourd’hui
En tant que groupe, les femmes subissent des discriminations qui se manifestent par une surexploitation et par des traits spécifiques. L’ordre inégalitaire est maintenu idéologiquement par les normes de genre mais aussi par les violences faites aux femmes.
Sans chercher l’exhaustivité, on peut observer la permanence de l’oppression mais aussi ses fluctuations selon les époques et les contextes, en lien avec les autres oppressions à partir de deux exemples : la division sexuée du travail et la maternité.
La division sexuée du travail
Les inégalités au travail se manifestent de deux manières. Tout d’abord, une ségrégation horizontale marquée reproduit les stéréotypes, les normes de genre. Sans surprise, les femmes sont surreprésentées dans les secteurs de l’éducation, de la santé, du social. D’autre part, il existe également une ségrégation verticale, le « plafond de verre » : plus les responsabilités s’élèvent, moins les femmes sont représentées. Inversement, les femmes sont plus souvent précaires ou à temps partiel imposé. Les femmes gagnent donc moins d’argent que les hommes surtout lorsque l’on compare les revenus accumulés sur toute une vie.
De plus, il faut inclure dans la réflexion le travail domestique, assigné aux femmes selon les stéréotypes de genre, qui constitue une discrimination persistante. Dans ce domaine, malgré une évolution des représentations, les pratiques ne changent pas. Selon l’Insee, le temps domestique quotidien reste de seulement 1 h 17 pour les hommes (1 h 15 en 1999) contre 3 h 01 pour les femmes (3 h 40 en 1999). Parmi ces tâches, les activités de nettoyage sont les moins partagées. L’exemption de ces tâches dévalorisées dont les hommes bénéficient constitue un avantage indéniable. Pour les femmes, les désavantages sont cumulatifs : ce temps domestique pèse sur l’activité professionnelle, alors que le temps passé au travail est un élément important de la reconnaissance professionnelle, mais pèse aussi sur le temps libre : 3 h 30 de moins que les hommes chaque semaine, il faut imaginer tout ce que cela implique en terme d’investissement culturel, militant ou d’épanouissement personnel. Cette question du travail domestique fait d’ailleurs l’objet de débats chez les féministes, entre celles qui revendiquent la reconnaissance de ce travail gratuit et celles qui militent pour la socialisation de ces tâches.
Le travail domestique gratuit et la surexploitation des femmes dans le travail rémunéré a une fonction économique évidente qui souligne comment le système capitaliste, de la fin du 18e jusqu’à aujourd’hui, s’est appuyé sur le patriarcat. Le capitalisme est rendu possible non seulement par la séparation des producteurs par rapport aux moyens de production, mais aussi par la séparation de la sphère de production des marchandises et de la reproduction de la force de travail. L’oppression des femmes en constitue un maillon important.
Néanmoins, l’entrée des femmes dans le salariat, d’abord dans les classes populaires puis moyennes et élevées est un phénomène remarquable du 20e siècle, résultat des revendications des femmes à l’égalité et à l’indépendance et des mutations de la sphère productive. Pourtant, nous vivons en ce moment même une période de backlash par l’effet des politiques d’austérité qui s’appuient sur les inégalités de genre.
Face à la crise, la stratégie de la bourgeoisie européenne consiste à faire payer les peuples pour maintenir ses taux de profits et réduire tous les budgets publics, c’est-à-dire tous les mécanismes de solidarité. La protection sociale et les services sociaux subissent des coupes sombres : diminution des allocations chômage, des aides aux familles, des prestations aux personnes dépendantes, de l’accueil de la petite enfance, etc. Les femmes sont une pièce maîtresse de ce dispositif car pour compenser ce démantèlement de l’Etat-social, c’est la solidarité familiale qui se met en place. Or, dans la mesure où elles assument toujours le rôle de responsable principal de la famille au niveau domestique, les femmes, en particulier des classes populaires, se trouvent obligées d’assurer les services dont l’Etat se désengage, ce qui alourdit encore la double journée de travail ou peut conduire au retour au foyer.
On voit donc se combiner l’exploitation économique et l’oppression de genre. Cependant, les femmes ne forment pas un groupe uni face à l’exploitation économique, selon leur place dans les rapports de classe. Quand ils n’est pas directement assuré dans la famille de manière gratuite, le travail domestique est privatisé : c’est le travail dit du care. Pour permettre aux femmes des classes moyennes et supérieures, essentiellement blanches, de rivaliser avec les hommes sur le marché du travail, le travail domestique est assuré par des femmes non-blanches et/ou migrantes dont les conditions de travail et la rétribution sont peu enviables (8). Se croisent donc ici différentes oppressions. En plus d’aggraver les inégalités hommes-femmes, les politiques d’austérité creusent donc également les inégalités entre les femmes.
La maternité
Le contrôle du corps des femmes et de la reproduction constitue une constante de la domination masculine. La maîtrise du corps, le droit des femmes à disposer de leur corps est un axe fort des luttes féministes, résumé sous le slogan : « mon corps m’appartient ». Mais les injonctions portées sur le corps des femmes varient selon leur place dans la société, dans le groupe dominant ou dominé, du point de vue des autres rapports d’oppression.
Ainsi, le système mis en place par le régime nazi en Allemagne a porté à l’extrême le contrôle de la reproduction, mais avec deux volets opposés : un volet nataliste, concernant les personnes reconnues d’ascendance aryenne, et un volet antinataliste, concernant les handicapé·e·s ainsi que les « races » jugées inférieures. La politique nataliste s’est traduite par des incitations de nature financière (données aux pères) et par des lieux d’accouchement (les Lebensborn mis en place en 1935–1936 par Himmler) pour les épouses, fiancées, amies de SS. Une pression forte s’exerce sur les femmes considérées comme aryennes avec l’objectif de multiplier par trois la natalité. Inversement, la politique antinataliste se traduit par des stérilisations ou avortements forcés décidés dans des cours spéciaux pour la population dite « débile et inférieure » dont les nazis proclament « l’inutilité procréative » (9).
Dans un autre contexte, Angela Davis (10) a montré comment aux Etats-Unis, la même division s’est opérée avec des modalités similaires : les femmes africaines américaines ont historiquement été victimes de stérilisations forcées ou abusives, alors que les femmes blanches subissaient des grossesses à répétition non désirées et étaient acculées aux avortements clandestins. Ces deux politiques eugéniques ont généré des expériences clivées qui ont eu des conséquences sur l’agenda des mouvements féministes américains ou européens, les femmes noires étant peu enclines à se mobiliser pour défendre un droit à l’avortement qui constituait au contraire un axe fondateur du mouvement des femmes blanches.
Ainsi les rapports de classe, de « race », de genre se combinent. Toutes les femmes font l’expérience du sexisme, qui constitue entre toutes un dénominateur commun, mais pour autant, elles ne font pas toutes la même expérience du sexisme. Et cela complique considérablement la stratégie féministe…
Féminisme, émancipation, stratégie
Il faut donc résolument parler des féminismes au pluriel. La tradition du féminisme « lutte de classe », qui s’est exprimée en particulier au travers de la revue des Cahiers du féminisme publiée par la LCR en France de 1978 à 1998, présente dans la gauche radicale et le mouvement syndical a représenté un apport majeur pour penser le rapport entre exploitation de classe et oppression dite spécifique des femmes et pour la reconnaissance du combat féministe au sein du mouvement ouvrier.
Avec les autres courants du féminisme des années 1970, par ses luttes, le mouvement des femmes a obtenu des avancées significatives, en matière de droit à disposer de son corps, et dans l’égalité des droits, quasiment acquise (aucune fonction ou métier ne sont plus interdits aux femmes, et un statut égal au sein du couple en droit; dans les faits, on sait que c’est autre chose). Cela s’est traduit par une certaine institutionnalisation du féminisme et par l’illusion relayée dans de nombreux médias d’une égalité acquise.
Dans le même temps qu’il s’est institutionnalisé, le féminisme a été instrumentalisé par le pouvoir. Il a été instrumentalisé tout d’abord pour être compatible avec le libéralisme. C’est ainsi qu’on a vu le secteur lucratif du care se développer en parallèle de l’insertion économique des femmes des classes moyennes et supérieures, avec de grandes incitations fiscales.
Il l’est surtout, et de manière de plus en plus visible, pour servir la « guerre des civilisations » née aux lendemains du 11 septembre 2001 et que nous voyons refleurir en France suite aux attentats dont a été victime le journal Charlie hebdo puis l’hyper casher de Vincennes les 7 et 9 janvier 2015. Pour prendre un exemple récent, Nicolas Sarkozy a publié le 19 février 2015 un tweet qui condense en 140 signes cette instrumentalisation : « Nous ne voulons pas de femmes voilées, parce que dans la République les hommes et les femmes sont égaux ». Ainsi, l’égalité entre les hommes et les femmes sert à exclure du « nous » les femmes voilées, et plus largement à stigmatiser la population musulmane. De plus, en focalisant sur le port du voile, l’oppression des femmes est associée à une culture, l’islam, opposée à une autre culture, celle de « la République » où régnerait l’égalité, ce qui la dédouane de son propre sexisme. On voit ici combien le féminisme (et plus clairement encore la laïcité) sont utilisées pour mener une attaque raciste qui cible les musulman·ne·s.
Majoritairement, les mouvements féministes restent sans voix et s’ils ne sont pas responsables de cette stratégie du pouvoir, leur absence de réaction à cette instrumentalisation de la lutte favorise auprès des femmes victimes de racisme une grande méfiance vis-à-vis du féminisme, qui ne les représente pas.
Plus largement, la manière dont les différentes oppressions se combinent interroge la stratégie féministe : l’égalité c’est pour qui ? Quand les féministes disent « nous, les femmes », de qui s’agit-il ? (11) Cette ambition universaliste doit être questionnée car elle n’est en rien acquise, de la même manière que les féministes ont su dans les années 1970 interroger le soi-disant universel masculin. Ainsi, au nom de quoi le slogan phare « mon corps m’appartient » peut-il être considéré comme invalidé quand il est repris par des femmes pour revendiquer leur droit à porter le foulard ? (12)
Pour réfléchir à la place des femmes racisées dans le combat féministe et à l’ethnocentrisme des courants principaux du féminisme, il est fondamental de s’intéresser à la manière dont l’envisagent les courants féministes « subalternes » comme le Black feminism aux Etats-Unis et l’afro-féminisme en général, ou le féminisme musulman. Les militantes du Black feminism ont montré comment le mouvement féministe dominant ne prenait pas en compte leurs conditions de vie et leur histoire spécifique liée notamment à l’esclavage et au colonialisme sur la question de l’avortement ou de la famille. Dans un contexte différent, ce type de critique s’applique à la situation française : les femmes musulmanes, a fortiori voilées, sont au cœur d’injonctions contradictoires, qui sont le résultat de l’instrumentalisation raciste du féminisme : l’appel à leur libération, avec une focalisation sur le dévoilement, est tout autant un appel à rejeter une culture stigmatisée comme obscurantiste, pour faire allégeance à la République. Ainsi les oppressions croisées agissent en tension les unes sur les autres.
En terme de stratégie de lutte, cette tension se résout dans la plupart des cas par une hiérarchisation des oppressions et donc des combats à mener : cette hiérarchie est présente tout d’abord entre genre et classe, par les expressions consacrées exploitation/oppression qui fait de la lutte contre l’exploitation de classe le combat principal. La même tension existe entre le combat contre le racisme et le combat contre le sexisme, comme nous l’avons montré au travers de la critique de l’ethnocentrisme de certains courants féministes. L’inverse est tout aussi problématique. On a pu ainsi entendre Houria Boutelja (porte-parole du Parti des Indigènes de la République), parlant des quartiers populaires déclarer : « nous reprocher de ne pas être féministe, c’est comme reprocher à un pauvre de ne pas manger du caviar » (13) considérant donc la lutte féministe comme une lutte secondaire, à mener lorsque d’autres problèmes plus urgents, en l’occurrence le racisme, seront résolus.
Le concept d’intersectionnalité a été construit pour penser ensemble toutes les oppressions, sans hiérarchie (14), en prenant de front la relation croisée entre les oppressions. Pratiquement il met en avant l’idée qu’on ne peut exiger d’un individu qu’il choisisse de n’émanciper qu’un seul aspect de son identité. Si l’on considère que la lutte féministe doit favoriser, comme toutes les luttes de libération, l’organisation des opprimées par elles-mêmes, cela implique que cette organisation se fasse de manière inclusive par rapport à l’ensemble des oppressions croisées que les femmes subissent. Pour ce faire, il est fructueux de faire résonner les points de vue des féministes matérialistes, subalternes et queer.
Cette démarche invite non seulement à diversifier les approches, en intégrant la diversité constitutive du groupe « femmes » mais également à mettre au jour les rapports de pouvoir qui s’exercent entre elles. La traduction de cette démarche dans la sphère militante n’est cependant pas évidente. Elle implique de rompre avec l’idée d’un modèle unique d’émancipation, forcément ethnocentré et normatif. Cette refondation passe nécessairement par la visibilité de la pluralité des luttes et des courants féministes, et par la prise de paroles des premières concernées. Penser l’hétérogénéité, sans renoncer à la cohérence globale, l’enjeu est stratégique pour le féminisme.
Capucine Larzillière
Militante féministe et anticapitaliste. Elle est membre d’Ensemble Front de Gauche et du réseau Penser l’émancipation. Elle a publié notamment dans Contretemps-Web, « L’égalité professionnelle dans l’austérité, ou l’illusion d’un capitalisme post-patriarcal » (2013) et « Comprendre l’instrumentalisation du féminisme à des fins racistes pour résister » (2011)
1 Mouvement opposé à l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe en 2013, puis mobilisé contre la « théorie du genre » et les programmes d’éducation à l’égalité dans les écoles.
2 F. Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, 1884. Un extrait peut se lire sur marxists.org
3 Fanny Gallot, Les ouvrières, des années 1968 au très contemporain : pratiques et représentations, Université Lyon 2 (LARHRA), sous la direction de Michelle Zancarini-Fournel, thèse soutenue le 10 décembre 2012. genrehistoire.revues.org/1656
4 Le sexe du travail. Structures familiales et système productif, Grenoble, PUG, 1984, 320 p.
5 Elsa Dorlin, Sexe, genre et sexualités, Paris, PUF, 2008.
6 Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir : l’idée de nature, Paris, Editions Indigo & Côté femmes, 1992.
7 C. Delphy, Classer, dominer; Qui sont les autres ? Paris, La Fabrique, 2008.
8 François-Xavier Devetter, Sandrine Rousseau, Du balai. Essai sur le ménage à domicile et le retour de la domesticité, Paris, Raisons d’agir, 2011.
9 Gisela Bock, « Politiques sexuées et vies des femmes en Allemagne » in F. Thébaud (dir.), Histoire des femmes en Occident, vol. 5, Paris, Perrin, 2002.
10 Angela Davis, Femmes, race et classe, Paris, Edition des femmes, 1981.
11 Ce questionnement a d’ailleurs accompagné toutes les générations de féministes, notamment, sur la place des lesbiennes, des trans, des prostituées.
12 Josette Trat (coord.) Les cahiers du féminisme (1977-1998). Dans le tourbillon du féminisme et de la ltte des classes, Paris, Syllepse, 2011.
13 indigenes-republique.fr/pierre-djemila-dominique-et-mohamed/
14 Crenshaw Kimberlé Williams, Bonis Oristelle, « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers du Genre 2/2005 (nº 39), p. 51-82.