Entretien avec l'écrivain ukrainien Serhiy Jadan
Entretien avec l'écrivain ukrainien Serhiy Jadan : Dire la vérité sur la guerre du Donbass
Né en 1974 à Starobilsk, dans les régions minières d’Ukraine orientale, Serhiy Jadan est l’un des écrivains les plus populaires de sa génération. Chanteur de rock, essayiste et militant de gauche, il participe à l’organisation de festivals musicaux et culturels. Il avait été invité par l’Université de Fribourg, le 5 mai dernier, à présenter son premier roman traduit de l’ukrainien en français, La Route du Donbass (éd. Noir sur Blanc, Lausanne), qui lui a valu le Prix Jan Michalski (2014). Ce récit transforme le Donbass industriel en un pays fantastique, où souffle avant tout le désir de liberté. Nous en avons profité pour l’interviewer.
As-tu été surpris que la guerre ait commencé justement dans le Donbass ?
Les armes auraient pu commencer à parler à Odessa, à Kharkov, à Zaporozhié, mais elles ont commencé à parler dans le Donbass… J’étais à Donetsk, le 3 mai 2014, il y a un peu plus d’une année. Les séparatistes étaient dans les rues, établissaient des check-points. Et il s’est passé quelque chose de très bizarre : les bâtiments administratifs étaient déjà occupés; les autorités autoproclamées de Louhansk étaient « protégées » par une poignée de tireurs cagoulés avec mitraillettes, et on ne voyait personne à part eux. A Donetsk, c’était la même chose : quelques types avec des kalachnikovs aux abords des bâtiments officiels. Pourtant, dans les villes, la vie semblait normale, les gens travaillaient, étudiaient, faisaient leurs courses, allaient au cinéma… Jusqu’au dernier moment, ils essayaient de montrer que tout cela ne les concernait pas, que ce n’était pas leur guerre. Je n’ai pas vu de mobilisation massive de la population en faveur des séparatistes ni de volonté de prendre les armes… C’est pourquoi je pense que cette guerre est artificielle, et que personne ne la veut dans le Donbass, sauf une poignée des fanatiques. Pour moi, les gens ont été trahis et poussés dans un piège, dont ils ne savent pas comment sortir.
En Europe, une partie de la gauche pense que Maïdan a été un mouvement d’extrême droite et que la véritable révolution se déroule dans le Donbass, où la population tente de se débarrasser de l’oligarchie et lutte contre l’impérialisme américain dont le gouvernement ukrainien serait une marionnette. Que penses-tu de ces discours ?
J’ai été déçu par la gauche occidentale, et pas seulement par elle. De façon générale, les militants de gauche réagissent d’une façon étrange par rapport à ces événements. Quand je parle de la gauche d’ici, je ne parle pas du Parti communiste de l’Ukraine (KPU), parce que c’est un parti au service des oligarques qui se cache derrière une rhétorique pseudo-soviétique. Je parle des nouveaux mouvements communistes, socialistes, anarchistes qui sont divisés. Une partie d’entre eux était sur le terrain, dans le mouvement de Maïdan. Chez nous, à Kharkov, les anarchistes ont occupé la rue avec les nationalistes. Bien sûr, ils ne s’aimaient pas, mais ils faisaient le poing dans la poche, parce qu’ils comprenaient qu’ils avaient une cause commune à défendre. Pour moi, c’est ce qui montre qu’il s’est agi d’une authentique révolution.
Je connais bien ces discours portés par l'extrème-droite selon lesquels Maïdan aurait été porté l’extrême droite et financée par les USA, et que cette « révolution » n’aurait été qu’un épisode de la guerre Est-Ouest, l’Ukraine jouant juste le rôle de chair à canon. Mais, j’ai eu la possibilité d’observer cela de l’intérieur : j’ai été aux Maïdan de Donetsk, de Kharkov, de Louhansk, de Kirovograd, des villes de l’Ouest aussi, de Kiev évidemment. Qui a soutenu cette révolution, quel a été son moteur ? C’était une révolution démocratique typique, portée par la bourgeoise libérale, par les étudiants. En vérité, à Kiev, les « durs » ont commencé à donner le ton après coup […] Mais les affrontements violents ont été précédés par un mois et demi d’efforts de la société civile pour faire entendre ses revendications. Mais le pouvoir n’a rien voulu savoir.
Pourtant, on ne peut pas nier que le processus politique a pris ensuite un cours très conservateur, même s’il est absurde de le qualifier de fasciste…
Oui, dominé par le patriotisme et le nationalisme. Mais franchement, où sont les mouvements d’extrême droite en Ukraine ? Ils sont toujours marginaux. Lors des dernières élections parlementaires, la droite dure a même perdu du terrain. Quels ont été les scores de Secteur Droite ou de Svoboda ? Nullissimes. On peut toujours montrer à la télé un gars en cagoule et dire qu’il représente la société ukrainienne. Par contre, si on examine les résultats des élections au parlement, ou les gens qui ont manifesté sur les places, on ne voit pas un grand enthousiasme pour l’ultranationalisme de Stepan Bandera [leader nationaliste durant l’entre-deux-guerres et la Seconde Guerre mondiale, NDT], ou pour le démontage des monuments de Lénine. Ces gens soutenaient la perspective de l’intégration européenne et de réformes économiques et sociales…
Certains disent que la révolution véritable a lieu dans le Donbass. Là-bas, les gens combattraient les oligarques et nationaliseraient les entreprises. En effet, des séparatistes armés font passer le pillage pour des « nationalisations ». Par exemple, ils ont pris l’habitude de « nationaliser » les supermarchés pour renouveler leurs stocks de nourriture. Cependant, les usines des principaux oligarques, comme celles de Monsieur Akhmetov, ne sont pas du tout nationalisées. Il faut une imagination sans bornes pour voir dans le Donbass l’Espagne de 1936 : la révolution contre les riches, soutenue par les prolétaires de Tchétchénie et de Russie. Tout cela est absurde.
Il me semble que la gauche devrait être capable d’une attitude critique par rapport aux tentatives de manipulation et aux médias de masse. Mais il s’avère que non… Il semble parfois plus facile de manipuler les militants de gauche que les libéraux. Il suffit de leur rappeler les images de la guerre froide : il y a les méchants Américains d’un côté, et les Russes de l’autre, beaucoup moins méchants.
Actuellement, le gouvernement ukrainien prend des options qui compromettent le pays aux yeux des démocrates européens, y compris aux yeux des militants de gauche qui soutiennent le peuple ukrainien. Par exemple, le président a signé une loi qui interdit toute propagande qui fait appel aux symboles de l’URSS et de l’Allemagne nazie. La loi fixe une liste précise des organisations qui ont lutté pour l’indépendance de l’Ukraine, déterminant ainsi, d’une certaine manière, une vérité historique immuable. Comment interprètes-tu de telles décisions ?
[…] Le gouvernement a adopté cette loi aujourd’hui pour faire diversion. Il y a une année qu’il est en place et qu’il n’a fait aucune réforme significative. La corruption est toujours là. Alors que faire ? Yanukovitch, par exemple, avait adopté des lois sur la langue russe; de son côté, le nouveau pouvoir a décidé de faire tomber les statues d’Illitch [Lénine]. Tout ça, c’est de la poudre aux yeux. Apparemment, nos députés n’ont rien de mieux à faire que de changer les noms soviétiques des villes et des rues. Mais je ne veux pas me renier, j’ai été pour la « désoviétisation ». Je suis un vieux sympathisant des mouvements anarcho-communistes, et je ne vois rien « de gauche » dans l’héritage historico-culturel de l’Union soviétique. Qu’y a-t-il « de gauche » dans une figure comme celle de Brejnev, par exemple ?
Dans une telle situation, y a-t-il un avenir pour les mouvements de gauche en Ukraine ?
Oui, bien sûr. Il existe une énorme demande sociale pour un véritable mouvement de gauche, mais elle n’est pas formulée dans des termes explicites. En bonne partie, parce qu’il existe beaucoup de préjugés envers tout ce qui est « de gauche », perçu comme « anti-ukrainien ». Il faut dire qu’il est difficile de trouver un militant de gauche qui accorde assez d’attention et d’intérêt aux aspirations nationales de l’Ukraine, qui soit capable de reconnaître qu’il y a là un peuple avec sa culture, sa langue et son histoire. Je pense que la question nationale est une sorte de « ventre mou » du marxisme. Malheureusement, dans la situation actuelle d’Ukraine, on ne peut pas ignorer cette question. Cela dit, je suis content de voir que les nouveaux mouvements socialistes essayent d’agir, de travailler et de se développer au sein de la société ukrainienne en prenant en compte le fait que le peuple ukrainien existe et qu’il ne fait pas partie du « monde russe » ou d’une « Union soviétique bis » qui relève du fantasme. Il y a bien peu de forces socialistes dans le spectre politique de l’Ukraine. A Maïdan aussi, il n’y en avait pas assez. Et je pense que c’est un énorme problème. Car si les revendications sociales de Maïdan avaient été plus visibles et mieux défendues, peut-être que les habitants de l’Est de l’Ukraine auraient une attitude différente aujourd’hui envers ce mouvement.
Quels sont tes projets actuels ?
En partenariat avec d’autres artistes, j’ai participé à plusieurs expositions, y compris à la Biennale de Venise. Notamment dans le cadre de celle-ci, nous avons utilisé mon cycle de textes intitulé Pourquoi je ne suis pas sur les réseaux sociaux. Ce sont des récits qui parlent de la guerre, des gens qui se sont retrouvés à son épicentre, de personnes concrètes, vivantes ou déjà mortes. Ils ne sont ni des héros, ni des stars médiatiques, ni de grands soldats. Je trouve important de parler de la guerre, de l’Ukraine, de montrer que tout cela existe.
A cause de la machine de propagande, l’interprétation de la réalité devient homogène. L’Ukraine ne sait pas se défendre par rapport à cela, elle n’a aucune politique culturelle et d’information. Il ne s’agit pas de montrer que Poutine est un monstre, ou que les Russes ont déclenché la guerre. Il s’agit de dire la vérité sur ce qui se passe dans le Donbass. Par exemple, montrer l’ampleur des destructions, le nombre de personnes tuées, leurs noms, leurs visages. Il faut que l’on comprenne qu’il ne s’agit pas d’une guerre « géopolitique », qu’il ne s’agit pas d’une guerre « froide » entre Américains et Russes. Que derrière tout ce délire propagandiste, il y a des vies réelles, des gens qui meurent chaque jour ! Lorsque les intellectuels européens se disputent sur le fait de savoir si l’Ukraine a des droits sur ces territoires, si les insurgés sont vraiment des insurgés, si la Crimée est historiquement russe ou pas, etc. Tandis qu’ils parlent de tout cela en buvant un bon verre de vin, les gens de ces régions meurent chaque jour. Dans une telle situation, les artistes doivent essayer de construire des ponts et de se substituer aux Etats pour diffuser l’information indispensable. […]
Tu es né dans la région de Louhansk, où la majorité de la population parle russe. Pourquoi as-tu décidé d’écrire tes textes en ukrainien ?
Pour moi, depuis l’enfance, la coexistence de ces deux langues était tout à fait naturelle. Je lisais des livres dans les deux langues et, autour de moi, je n’entendais pas tant le russe que le sourjyk (un parler mixte, un sociolecte utilisé par 20 % de la population). J’ai un diplôme de philologie ukrainienne, ce qui signifie que, pour moi, cette langue n’est pas seulement celle de la communication, mais aussi celle du travail. Cela fait 25 ans que j’habite Kharkov, et je n’ai jamais eu de problèmes à utiliser le russe ou l’ukrainien. C’est une ville ouverte : les gens parlent les deux langues, bien que le russe soit plus fréquemment utilisé. Ce « conflit langagier » a été créé de façon artificielle. On le fait sortir avant les élections et il disparaît juste après. En tout cas, penser que la guerre d’aujourd’hui résulterait d’un tel « conflit », c’est ne pas voir l’état réel des choses.
Entretien réalisé, transcrit et traduit du russe par Hanna Perekhoda