Banque argentine pillée: financiers genevois mis en cause

Banque argentine pillée: financiers genevois mis en cause

La place financière suisse a joué son rôle dans la crise abyssale que vit l’Argentine. Elle a favorisé la fuite des capitaux et l’évasion fiscale à grande échelle, comme la presse s’en est fait écho à propos de Lukas Mühlemann, du Crédit Suisse et des fonds de Carlos Menem1. Des membres de la famille Gaon, qui ont pignon sur rue à Genève, ont aussi été mis en cause. Pendant ce temps, la justice suisse met la tête dans le sable. (réd.)


Selon un jugement du Tribunal de Córdoba (455 pages), les responsables du Banco Social de Córdoba, une banque publique de cette province, ont abusé «de la confiance qui leur avait été accordée (…) dans le but d’obtenir un profit indu en faveur de tiers». Ainsi, «ils ont accordé des crédits illicites aux membres de la famille Gaon» en les faisant «bénéficier de patrimoines, en leur offrant une collaboration délibérée, permanente et nécessaire, à des fins frauduleuses, dans le but de concrétiser des manœuvres préjudiciables aux intérêts de la banque».

Mandat d’arrêt international

Les condamnés ont accordé aux membres de la famille Gaon des crédits toujours plus importants, non garantis, outrepassant ouvertement les limites prescrites. Mieux, le Banco Social garantissait solidairement les prêts accordés par d’autres banques à ces financiers de Genève!


Les responsables de la banque ont tous été condamnés à des peines de prison ferme de trois ou quatre ans pour avoir accordé des crédits illicites aux «co-inculpés», D. L. Gaon, L. D. Gaon, P. A. Gaon, M. G. Gaon ainsi que R. Kaplan. Parmi eux, seul P. A. Gaon a été condamné à une peine de prison ferme (4 ans) pour complicité. Les trois autres membres de la famille, ainsi que R. Kaplan, ont fui l’Argentine, échappant ainsi à la justice, l’Argentine ne connaissant pas le jugement par contumace. Par contre, elle a requis leur arrestation par le biais d’un mandat d’arrêt international, toujours en vigueur, ce qui les empêche encore de sortir de Suisse.


En fin de compte, la banque publique de Córdoba a fait faillite, après avoir été spoliée de 15 millions de dollars…

Spoliation mondialisée

Les crédits de la banque étaient accordés à des entités appartenant au groupe financier genevois et domiciliées au Luxembourg: la société Oleaginosa Rio Cuarto, devenue Legona, Maniar, Delta, Dagsa et Nueva California. Toutes ces entités appartenaient au Fountainhead Group, représenté par Léon D. Gaon. L’utilisation de ces différentes sociétés permettait de brouiller les pistes lors de l’octroi de crédits par le Banco Social.


Le Banco n’est pas le seule établissement à avoir fait profiter ces financiers genevois de crédits. Selon la Tribune de Genève du 30 janvier 2002, la Caisse d’Epargne de Genève (CEG) a également accordé d’importants crédits à ce même Fountainhead Group et à ses filiales, sans plus de garanties. Les pertes encourues par l’actuelle Banque Cantonale de Genève (BCGe) avoisineraient aujourd’hui les 200 millions de francs, car le Fountainhead Group et ses principales filiales (Granadex et FGH Services S.A.) sont tous tombés en faillite.


Les mécanismes qui ont conduit à la spoliation du Banco sont comparables à ceux utilisés à la Caisse d’Epargne de Genève. Le Président de cette banque de droit public, l’ancien conseiller d’Etat PDC Guy Fontanet, était en même temps administrateur du Fountainhead Group. Ainsi, agissant pour le compte de la banque, qu’il présidait, cautionnait-il des crédits au groupe qu’il administrait, ainsi qu’à ses deux filiales.


«Dans cette affaire, la BCGe n’a pas hésité à porter plainte pénale, le 22 novembre 1999. Elle vise Léon Gaon du chef de faux dans les titres, gestion fautive et obtention frauduleuse d’un concordat judiciaire» (TdG, 30 janv. 02). Les conséquences de ces crédits accordés par la CEG hypothèquent encore gravement le fonctionnement de la BCGe. Selon un rapport de la Commission des finances du Grand Conseil du 16 mai 2000, les crédits en «blanc» (sans couverture) s’élevaient alors à 1,68 milliards de francs!


Une banque spoliée en Argentine, l’autre en Suisse, le holding Fountainhead, domicilié au Luxembourg et ses entités réparties dans le monde, les bénéficiaires probables de ces opérations domiciliés en Suisse, voilà ce qui illustre bien le fonctionnement d’un capital financier mondialisé.

La justice suisse

L’art. 6 du Code Pénal devrait permettre de sanctionner des ressortissants suisses (non extradables) pour des forfaits commis à l’étranger. Le 18 septembre 2002, une dénonciation pénale a ainsi été déposée par l’Association des clients des Banques (ASDEB) auprès de M. V. Roschacher, Procureur général de la Confédération, qui a renvoyé l’affaire au Parquet genevois. Le 6 novembre 2002, la Procureure de ce canton, Mme George, a cependant décidé de classer cette affaire «en opportunité».


Un recours déposé auprès de la Chambre d’accusation contre ce classement, le 18 novembre 2002, n’a pas abouti: trois juges de droite ont rejeté le recours.


Pourtant, les faits figurant dans le jugement sont indéniablement «constitutifs d’une infraction». La Justice n’aurait-elle pas dû privilégier l’enquête concernant la spoliation de petits épargnant-e-s argentins, plutôt que de reculer devant le «préjudice» possible aux personnes mises en cause par le recours, alors que celles-ci sont précisément visées dans le cadre de la spoliation du Banco Social de Córdoba?


Il faut croire qu’un jugement de 455 pages de la justice argentine n’est ni «crédible» ni «vraisemblable». Il faut croire encore que certains sont plus égaux que d’autres, que l’art. 6 CP n’a plus grande signification, et surtout, que la Suisse est un havre de paix pour ceux qui en ont les moyens…


Carlo BAUMGARTNER

  1. Voir l’Hebdo du 30 août 2001 et du 7 février 2002 sur le Crédit Suisse.