Résister à l'ascension des droites ultras

Fascisme, le mot est sur toutes les lèvres. Mot totem, il est brandi comme une injonction à agir face à l’ascension (ir)résistible de l’extrême droite en Europe, et à l’écho toujours plus larges que semble rencontrer sa grammaire politique en Occident. Au cours des trois dernières années, les droites radicales n’ont en effet pas cessé de progresser un peu partout, de l’Atlantique à l’Oural. Elles représentent aujourd’hui une force électorale substantielle, notamment en Hongrie, en Pologne, en Russie, en Scandinavie, en Autriche, en Allemagne, en Italie, en Grèce, au Royaume-Uni, en France et en Suisse. Seule la Péninsule ibérique semble encore échapper à cette déferlante.

Dans l’Hexagone, la progression est spectaculaire. Depuis 2012, le Front National ne cesse de recueillir des résultats « historiques ». Dernières en date, les élections régionales de décembre ont donné au FN un score trois fois plus important qu’en 2010. Qu’importe qu’il n’ait pas réussi à remporter une seule région face à un « front républicain » qu’il aura ainsi de nouvelles raisons de dénoncer comme « le système UMPS ». Neuf millions d’électeurs·trices ont surfé sur la vague bleu marine à l’un ou l’autre des deux tours des régionales. Le «plafond de verre» sous lequel la presse française voulait cantonner n’a-t-il pas fini par céder sous la pression du mécontentement social ?

 

L’intimation répétée  de fixer le « danger » dans les yeux et d’en prendre toute la mesure est donc tout à fait justifiée. Cependant, pourquoi faut-il s’empresser de lui donner un nom, plutôt que d’en analyser froidement la réalité politique et sociale ? Parce que parler de « fascisme » permettrait d’accroître encore la peur ressentie par une grande partie de la population ? Pourtant, le mot aide-t-il vraiment à penser la chose, pour la conjurer ? Ne vise-t-il pas plutôt à faire l’économie de l’analyse d’une conjoncture inédite, où les deux blocs qui se partagent la majorité des suffrages, les sociaux-libéraux et les conservateurs, perdent pied dans l’opinion, sans qu’une alternative émancipatrice crédible ne pointe à l’horizon ?

De fait, l’invocation du danger fasciste pour rendre compte de phénomènes aussi divers que la campagne de Donald Trump aux Etats-Unis, l’ascension de Marine Le Pen en France, les sondages favorables à Matteo Salvini (Ligue du Nord) en Italie, les succès répétés de l’UDC en Suisse, de la Lega au Tessin ou du MCG à Genève, semblent plutôt relever de la paresse intellectuelle. Quand il ne s’agit pas de dénoncer « l’islamo-fascisme » des djihadistes de Daech… L’extraordinaire facilité avec laquelle ce qualificatif est mis à toutes les sauces ne laisse d’interroger. Analystes, essayistes, politiques ne cessent d’exhumer des crises du passé les monstres appelés à habiter la nôtre, dans un temps présent devenu indéchiffrable.

Certes, il y a des analogies et des filiations idéologiques entre les droites radicales d’aujourd’hui et celles d’hier. Il suffit de songer aux discours ultra-nationalistes, patriarcaux, racistes, impérialistes, antisocialistes, fondés sur la stigmatisation des « moins productifs », des plus pauvres, des profiteurs des assurances sociales, des minorités sexuelles, etc. De même, comparer les conditions d’émergence du fascisme des années 20-30, avec celles qui favorisent l’essor des droites ultras d’aujourd’hui peut s’avérer utile : crise économique et sociale de longue durée, apparemment sans issue ; crise de représentativité des partis politiques traditionnels ; perte de repères et crise « morale », qu’incarnent en France, comme le notait récemment Edwy Plenel, ces polémistes passés maître dans l’art de sublimer la «haine de soi pavée d’identité malheureuse, de suicide français et de soumission fantasmée où macèrent aigreurs, amertumes et ressentiments».

 

Mais il s’agit surtout  de prendre acte du fait que les droites radicales sont résolument ancrées dans le présent : un 21e siècle marqué par l’impuissance politique, tant des gouvernements que des parlements, à infléchir tant soit peu, les politiques décidées soi-disant « par les marchés », en réalité pour servir les intérêts d’une coterie de super-riches qui règne sans partage sur les principaux pôles du pouvoir planétaire : les Etats-Unis, l’Union Européenne, la Chine, le Japon, la Russie… Au Sud, ces politiques débouchent sur la guerre sans fin, les destructions massives et la misère endémique. Au Nord, elles nourrissent des programmes d’austérité toujours plus durs, justifiant la montée d’un autoritarisme inquiétant.

Devant une telle impasse, la formule des manifestants argentins du début des années 2000 : «Que se vayan todos!» (Qu’ils s’en aillent tous !) pourrait sans doute être reprise par bien des peuples du monde. Elle s’exprime par des mouvements politiques rapides et surprenants : à l’extrême droite, là où une réponse de gauche fait cruellement défaut ; mais aussi à gauche, lorsque de nouvelles forces se profilent contre l’austérité, comme Syriza en Grèce, Podemos dans l’Etat espagnol, le Bloc de gauche au Portugal, ou le nouveau Labour de Jeremy Corbyn en Angleterre voire la candidature de Bernie Sanders aux Etats-Unis. Une course de vitesse est donc engagée entre, d’une part, une droite radicale populiste, qui entend gérer la colère populaire montante en jouant sur les peurs et en prônant le repli national, le repli sur soi, la stigmatisation de l’autre, et d’autre part, une gauche anti-austérité capable de défendre une politique de rupture avec le capitalisme.

Stefanie Prezioso