Santé et situation sociale à Lausanne

Santé et situation sociale à Lausanne : L'obésité, une question de quartier?

Récemment publiée dans le British Medical Journal Open, une étude de chercheurs lausannois de l’EPFL et du CHUV a permis aux médias de mettre en avant l’influence spatiale ou urbaine dans le phénomène de l’obésité. D’après certains, l’endroit où l’on habite influence le poids, oubliant au passage ce qui influence l’endroit où l’on habite.

Bien sûr, il n’était pas facile de résumer brièvement l’étude des chercheurs lausannois, au titre long comme un jour sans pain et en anglais qui plus est. S’appuyant sur une étude dans la durée d’une même cohorte de population à Lausanne et la recoupant avec des données concernant l’habitat et le revenu de ces personnes, le travail visait à voir si, en dehors des facteurs multiples influençant l’obésité – dans lesquelles les conditions de vie socio-économiques de personnes sont prépondérantes – un facteur proprement spatial, de répartition dans la ville, pouvait être isolé. La mise à jour de ce paramètre peut se justifier pour, par exemple, vérifier si la proximité de commerce de restauration rapide joue un rôle.

Pour arriver à leurs fins, les chercheurs se sont donc livrés à une manipulation statistique qui leur a permis, disent-ils, de supprimer, en quelque sorte les facteurs sociaux, de leurs résultats bruts pour pouvoir les présenter libres de toute influence sociale. A leur surprise, ils ont constaté que la répartition urbaine de l’obésité (calculée ici en fonction de l’Indice de masse corporelle, IMC, BMI en anglais) n’était pas fondamentalement différente avant et après l’opération de soustraction. Donc il y avait un facteur spatial ou géographique résiduel indépendant.

N’étant pas statisticien, ni épidémiologiste, je ne saurai juger de la pertinence du modèle mathématique utilisé pour «effacer» les facteurs sociaux et de sa fiabilité. En revanche, je sais que ces « facteurs sociaux » sont profondément constitutifs de notre existence réelle et qu’à trop vouloir les faire sortir par la porte, ils reviennent en force par la fenêtre. Nous y reviendrons.

 

Regroupement géographique d’agrégats d’individus en fonction de leur Indice de masse corporelle (IMC) à l’intérieur d’unespace de 800 m.
Les points rouges indiquent des personnes à fort IMC, les points bleus des individus à bas IMC.
Les points blancs désignent des situations où il n’y a pas de dépendance géographique.

 

Répartition sociale et obésité

Les données brutes de l’analyse des chercheurs lausannois sont sans surprise. Tout·e habitant·e de la Cité olympique a pu faire un jour l’expérience de sociologie amusante consistant à prendre la ligne 7 des TL d’un terminus à l’autre, pour passer d’un univers banlieusard (Renens-Malley) à un quartier BCBG (Chailly) et de vérifier de visu le changement de population dans le bus. Lausanne est en effet socialement structurée surtout selon un axe ouest-est, l’Ouest lausannois étant plus populaire et multinational, l’Est plus helvétique et cossu. La même polarité existe aussi dans l’agglomération lausannoise, avec Renens et Chavannes à l’ouest et Pully et Lutry à l’est.

Sur les graphiques A et B des statistiques de suivi, on constate donc que les points rouges, qui indiquent la présence de personnes à l’IMC élevé se regroupent dans des quartiers comme Borde/Bellevaux, Bossons/La Blécherette, Maupas/Valency, Sébeillon/Malley et Montoie/Bourdonnette. Jusque-là, rien de bouleversant. La journaliste du Temps qui rend compte de cette recherche titre son article «A Lausanne, l’obésité est une question de quartier». Plus réducteur et erroné paraît difficile. Car l’affirmation suggère implicitement qu’un changement de quartier suffirait à résoudre le problème.

 

 

Qu’est-ce qu’une dépendance géographique ?

Mais surtout, l’analyse des facteurs purement spatiaux ou urbains (que les chercheurs appellent «dépendance géographique») fait problème. Et c’est là que l’on retrouve notre histoire de porte et fenêtres mentionnée plus haut. Car lorsque l’un des auteurs, le Dr Idris Guessous, tente d’expliquer les raisons de cette dépendance, il explique «le phénomène de dépendance géographique subsiste, malgré l’ajustement [la mise à l’écart des facteurs sociaux, réd.], à cause de deux phénomènes selon nous : l’environnement urbain et humain» (Le Temps, 5.1.2016). Bref, à cause de facteurs sociaux (ou socio-­économiques) évidents.

Un des autres auteurs de l’étude, Stéphane Joost, a tenté, cette fois à la TV, de préciser quel pouvait être le rôle de cette dépendance géographique dans l’obésité et le surpoids. Il a invoqué des effets mimétiques dus à la proximité géographique: si je vois des obèses dans mon quartier, j’aurai tendance à le devenir. Même si l’on connaît le rôle du mimétisme dans certains comportements, comme l’apprentissage par imitation, l’explication donnée par S. Joost me paraît courte et réductrice.

La présence d’obèses ou de personnes en net surpoids dans son environnement humain – chassez le social… – doit bien plus contribuer à faire sauter la réprobation sourde liée à l’obésité, la maladie des pauvres. Car le statut de l’obèse est un statut éminemment contradictoire : il (ou elle) est montré du doigt pour ne pas répondre positivement aux injonctions des campagnes sanitaires, mais en même temps, il est la cible des promoteurs de la malbouffe industrielle, comme de tous les intégrateurs par le marché dont l’émission «Belle toute nue» de M6, avec son avalanche de shopping et de relooking, en donnait un exemple frappant. D’un côté : ne bouffe pas trop ni mal, de l’autre : mais n’oublie surtout pas de consommer ! Voilà bien les injonctions paradoxales typiques du néolibéralisme qui en déboussolent plus d’un.

Daniel Süri