Taxer plus les gros bénéfices
Pour sortir de l'impasse de l'austérité, un changement de paradigme est nécessaire. Présentation d'une proposition de solidaritéS
L'idée de la progressivité de l'impôt a été proposée par Rousseau, il y a plus de 250 ans: «C'est par de tels impôts qui soulagent le pauvre et chargent la richesse, soulignait-il, qu'il faut prévenir l'augmentation continuelle de l'inégalité des fortunes», suggérant notamment de taxer «les arts trop lucratifs» (Discours sur l'économie politique, 1755).
A Genève, en 2011, quelque 30 000 personnes morales réalisaient un bénéfice net total de 30,9 milliards de francs, soit une moyenne de plus de 1 million de francs chacune. Sur ce montant, 5,3 milliards seulement étaient imposables au regard de la loi. Pourtant, la principale surprise est ailleurs: parmi ces contribuables, une infime minorité (0,83 %) déclarait à elle seule les trois quarts de ces bénéfices imposables.
Des privilèges fiscaux inacceptables
Dès lors, comment expliquer que le taux de l'impôt cantonal sur le bénéfice des entreprises soit le même pour toutes les sociétés: 10 % (18,85 % en tenant compte des centimes additionnels cantonaux)? Cela signifie en clair que les personnes morales qui réalisent de petits bénéfices sont taxées au même taux que celles qui en font des gros.
Pourtant, les grandes sociétés, qui réalisent le plus souvent les bénéfices les plus élevés, sont aussi celles qui profitent le plus des infrastructures et services publics cantonaux. C'est pourquoi il nous semblerait opportun de leur demander un petit effort supplémentaire, en rapport avec leur capacité contributive.
Une légère progressivité de l'impôt sur le bénéfice (échelonnée de 6 à 12 %) permettrait de réduire la charge pesant sur les 30 140 sociétés qui déclarent moins de 500 001 francs de bénéfice par an, dont une majorité de PME ; et d'augmenter modérément celle supportée par les 253 plus grosses sociétés qui déclarent des bénéfices supérieurs à 500 000 francs. Ensemble, les 30 140 personnes morales qui jouiraient d'un abattement fiscal de 23,1 millions totalisent un bénéfice de 280,6 millions et emploient une large majorité des salariés du canton ; de leur côté, les 253 sociétés qui déclarent ensemble 750,9 millions profiteraient des mêmes réductions sur les 4 premières tranches d'impôt, mais verraient leurs charges augmenter de 1 à 2 % sur les deux dernières tranches.
Au total, l'impôt sur le bénéfice des personnes morales – fédéral (8,5 %), cantonal (18,9 %), et communal (Ville de Genève, 4,5 %) – se monte actuellement à 24,2 % avant impôt. Avec notre projet de loi, il s'échelonnerait de 20,9 % à 26,9 % avant impôt, soit une situation toujours très favorable en comparaison internationale, surtout si l'on tient compte des charges sociales plus réduites dans ce pays.
Concentration des richesses contre bien commun
Les deux tranches supérieures d'impôt pèseraient sur quelque 250 sociétés opérant surtout dans les domaines du commerce de gros, de l'horlogerie, des services financiers et des activités immobilières, ce qui souligne la concentration extrême du capital et des bénéfices qui résultent de l'évolution du capitalisme actuel.
En 1894, dans un best-seller intitulé Wealth Against Commonwealth (Richesse contre bien commun), l'essayiste américain Henry Demarest Lloyd, un libéral convaincu, dénonçait «la pression écrasante de la domination d'un pouvoir égoïste, préoccupé de lui-même, avide de luxe et antisocial… [qui], parce qu'il domine les marchés d'une civilisation qui consacre ses principales forces aux marchés, prend sans difficulté le contrôle de toutes ses autres activités».
Ainsi, parce que 253 sociétés engrangent aujourd'hui l'essentiel des bénéfices réalisés par la totalité des 30 393 entreprises du canton de Genève, parce qu'elles monopolisent une part si importante des nouvelles richesses créées par le travail de l'ensemble de la société, il leur incombe au premier chef de participer à l'effort de redressement des finances publiques.
Jean Batou