Lutter ici dans une perspective internationaliste

Lutter ici dans une perspective internationaliste : Réflexions sur notre refus de la RIE 3

Nous reproduisons ici l’intervention de notre camarade Eric Decarro, prononcée à Genève, dans le cadre d’une soirée du Mouvement pour la révolution citoyenne contre la Réforme de l’imposition des entreprises 3, le 29 avril 2016.

Les choix budgétaires: un enjeu éminemment politique!

Les questions budgétaires  ne sont pas uniquement un enjeu syndical entre l’Etat-patron et les salariés de la fonction publique.

C’est un enjeu politique, ce qui signifie que l’ensemble de la population est concerné, en particulier les milieux populaires les plus défavorisés comme de larges secteurs de ce qu’on appelle « la classe moyenne ».

Tous sont visés par les politiques d’économies qui résulteront des cadeaux fiscaux aux grandes entreprises prévus dans le cadre de la « réforme 3 des entreprises » (RIE 3), qu’il s’agisse de la baisse massive du taux d’imposition des profits au niveau cantonal ou des très généreuses possibilités de déductions supplémentaires sur le bénéfice imposable en discussion aux Chambres fédérales.

Nous sommes tous et toutes concernés, chômeurs et chômeuses, bénéficiaires de l’aide sociale ou des prestations complémentaires, retraité·e·s, veuves et orphelins, salarié·e·s du privé et du public, locataires, élèves et parents, apprenti·e·s, étudiant·e·s, personnes handicapées, artistes, femmes et leurs associations, œuvres d’entraide et associations de coopération et d’aide au tiers-monde, etc.

Toutes et tous seront frappés par la réduction des effectifs ou les atteintes aux conditions de travail de la fonction publique, les coupes des dépenses sociales, pour la culture ou la protection de l’environnement, la dégradation voire la suppression des prestations du service public aux usagers (en particulier santé et éducation), ou encore, indirectement, par la réduction des subventions aux institutions publiques et associations d’intérêt général.

Puissant mouvement social contre les « mesures structurelles »

Les mesures  « structurelles » annoncées en septembre 2015 par le Conseil d’Etat genevois, soit la réduction de 5% des charges de personnel, ainsi que des subventions aux institutions et associations dans les 3 ans à venir, représentaient des coupes respectivement de 120 millions et 190 millions.

A elle seule, la réduction de 120 millions des dépenses de personnel équivaut à la suppression de 1200 postes de travail! Et cela, au moment où la population du canton ne cesse de croître, où l’on annonce 2500 élèves en plus ces prochaines années, où les bénéficiaires de l’aide sociale ont augmenté de 62% en 5 ans, où il faut répondre aux besoins qu’implique le vieillissement de la population.

La fonction publique a réagi à l’automne 2015 par un puissant mouvement social contre ces « mesures structurelles ». Mais ce qui se profile à l’horizon, comme conséquence de la RIE 3, est d’une autre ampleur: celle-ci pourrait précipiter le canton dans une spirale d’appauvrissement et de précarisation d’une frange croissante de la population. Et pourtant, pour les milieux populaires, la RIE 3 est un concept totalement abstrait qui ne signifie absolument rien.

Le jackpot pour les grandes entreprises

La RIE3 répond  à une exigence de l’Union européenne: supprimer les régimes fiscaux spéciaux aux sociétés holdings et sociétés administratives qui viennent s’établir dans les différents cantons suisses. L’UE exige que ces sociétés établies en Suisse soient soumises au même traitement fiscal que les entreprises locales. Jusque là, rien à objecter.

Le problème, c’est qu’aujourd’hui les milieux dominants de ce pays instrumentalisent cette exigence de l’UE et s’en servent comme prétexte pour accorder un énorme cadeau fiscal à la minorité privilégiée de ce pays.

Cette RIE 3 est aujourd’hui débattue tant au niveau des cantons, compétents pour fixer le taux d’imposition des profits (Genève prévoit d’aligner toutes les entreprises et sociétés sur le taux unique de 13%), que fédéral (qui fixe le cadre de la réforme et les possibilités de déductions fiscales supplémentaires).

Un immense cadeau se prépare au profit des franges les plus puissantes de la classe dominante. C’est ainsi que la réduction de 24,2 % à 13 % du taux d’imposition cantonal et fédéral sur les profits des entreprises locales priverait le canton de plus de 700 millions de recettes annuelles et la Ville de Genève de 60 à 90 millions. Les autres communes seraient également touchées.

Cette mesure profiterait uniquement aux grandes entreprises: en effet, sur les quelque 30 000 entreprises du canton, 18 000 soit 60% ne paient pas un sou d’impôt sur le bénéfice et 6000 autres paient moins de 5 000 francs. Autant dire que 80% des entreprises, pour l’essentiel les fameuses petites et moyennes entreprises (PME), ne verraient quasiment pas la couleur de cette réforme.

Ce sont principalement les 159 plus grandes entreprises, celles qui réalisent des dizaines, voire des centaines de millions de profits, qui empocheraient le pactole, puisqu’à elles seules, elles payaient en 2013 un total de 684 millions d’impôts sur le bénéfice, soit deux tiers de cet impôt cantonal.

Les sociétés à statuts spéciaux, quant à elles, devraient théoriquement payer un peu plus d’impôts qu’aujourd’hui, quoiqu’elles disposent de moyens pour transférer leurs profits dans des pays encore plus « accueillants » en matière fiscale. Il faudra aussi voir dans quelle mesure elles pourront combiner ce taux de 13% avec les possibilités de déductions fiscales supplémentaires que les Chambres sont en train de concocter. Il ne faut pas oublier non plus les arrangements spéciaux que ces entreprises, conseillées par des fiscalistes aux compétences « pointues », négocient fréquemment avec les autorités cantonales.

Sortir du schéma « pour ou contre les fonctionnaires »

Il faut prévenir  sans cesse les milieux populaires des dangers de ces politiques pour sortir du schéma « pour ou contre les fonctionnaires » qui les divise.

Ces politiques qui consistent à infliger une cure d’austérité sans fin à la majorité de la population en même temps qu’on accorde des cadeaux fiscaux à répétition à une infime minorité d’ultra-riches et de grandes entreprises sont insupportables!

Depuis le début des années 2000, ce ne sont pas moins de 13 mesures d’allègements fiscaux qui ont été accordées à ces milieux, privant le canton de plus d’un milliard de recettes annuelles.

Le Conseil d’Etat tente de désamorcer les oppositions…

Le Conseil d’Etat  a mis en place une Table ronde avec les partis, les syndicats et le patronat pour débattre de la RIE 3. Il tente ainsi d’obtenir un « consensus » au sein des partis gouvernementaux et des « partenaires sociaux », moyennant quelques contreparties financées par le patronat, qui demeureront évidemment mineures.

Il propose d’autre part au comité unitaire de la fonction publique de remettre les compteurs à zéro, c’est-à-dire de suspendre les 4 mesures structurelles qui avaient mis le feu aux poudres en automne 2015 (parmi lesquelles le passage de 40 à 42 heures de travail par semaine, les licenciements facilités, le non-­remplacement des départs), dans le but d’ouvrir des négociations sur le budget 2017, avec l’objectif de neutraliser la fonction publique avant les votations sur la RIE 3, voire même de parvenir à un accord avec elle.

Le Conseil d’Etat tire ainsi la leçon de ses erreurs de l’automne 2015 avec ses annonces unilatérales de « mesures structurelles » brutales dans les 3 ans à venir. Il tire aussi la leçon de la manière dont le canton de Vaud a procédé pour faire passer en votation, avec une majorité écrasante, l’avant-goût cantonal de la RIE 3, basé sur un taux unique d’impôt sur les bénéfices de 13,8%, contre 22,8% auparavant.

Mais le cap reste le même: refus de toute augmentation des impôts sur les riches et politiques d’économies pour faire face à la brutale réduction des rentrées fiscales induites par la RIE 3.

Le Conseil d’Etat reste intransigeant sur le taux d’imposition de 13%, mais se dit prêt à discuter de contreparties.

… et de diviser le front syndical

Le gouvernement  manœuvre pour diviser les partis de gauche dans le cadre de la Table ronde, mais aussi le front syndical dans le cadre de la négociation avec la fonction publique du budget 2017. Il s’agit pour lui d’embarquer les uns et les autres dans un cycle de concertations visant à faire endosser sa politique par ces milieux. Il convient de noter que dans le contexte actuel, les représentants de la gauche au Conseil d’Etat servent de caution des politiques de droite. Ils n’ont aucune marge de manœuvre.

Le gouvernement redoute par-dessus tout une répétition des mouvements de l’automne 2015 qui pourrait mettre en danger l’acceptation de la RIE 3 dans les urnes.

Plusieurs membres influents des Verts et du parti socialiste ont d’ores et déjà lancé un appel au « consensus » et indiqué leur disponibilité à négocier un accord, en particulier avec le PLR, principal parti du patronat, des banquiers et des milieux immobiliers de ce canton. Selon eux, il faut rechercher une solution entre les partis et Conseil d’Etat « pour éviter le pire ».

C’est un marché de dupes, car en échange de contreparties secondaires, il entérinerait l’essentiel: un cadeau princier aux grandes entreprises et une brutale réduction des recettes publiques de l’Etat, avec des mesures d’austérité drastiques à la clef.

Accepter un tel deal, ce serait à la fois se soumettre aux politiques d’austérité du Conseil d’Etat et entériner le modèle de société qui sous-tend cette réforme.

Peut-on encore faire confiance au Conseil d’Etat?

Ce Conseil d’Etat  a précipité le canton dans une crise institutionnelle en renonçant à présenter une nouvelle version du budget 2016, après le refus quasi unanime de son premier projet par le Grand Conseil. Les partis l’ont évidemment refusé pour des raisons opposées, selon leur position politique.

C’est la première fois que Genève n’a pas de budget et que le canton est soumis au régime des douzièmes provisoires basé sur les comptes de l’année précédente pendant toute une année. Le Conseil d’Etat garde ainsi les mains libres pour imposer une réduction des dépenses, ce qu’il s’est empressé de faire en rabotant les subventions aux institutions et associations. Il ne faudrait pas oublier non plus qu’en renonçant à un budget pour 2016, il a délibérément violé l’accord qu’il avait signé avec la fonction publique en décembre.

Ce Conseil d’Etat est aiguillonné par les positions de plus en plus agressives de la droite parlementaire qui n’hésite pas à déborder ses propres représentants à l’exécutif (PDC et PLR), pourtant majoritaires.

Ainsi, l’un des parlementaires PLR, le banquier Edouard Cuendet, n’a pas hésité à dénoncer à la radio suisse romande un « Etat gourmand », puis un « Etat glouton », ceci au moment même où l’Etat s’apprête à faire un cadeau annuel de plus de 700 millions aux grandes entreprises ; au moment aussi où des voix s’élèvent partout, dans la fonction publique, pour dénoncer la dégradation rapide des conditions de travail et le manque de moyens pour assurer ses missions de service public.

Même l’entretien des bâtiments scolaires n’est plus assuré ; par contre, les travaux d’extension de l’aéroport et la construction d’une nouvelle prison, qui coûtent des centaines de millions, sont votés par la majorité du Grand Conseil.

Genève au bord de la ruine?

Selon la droite  parlementaire, «le canton vivrait au-dessus de ses moyens» ; pire, il vivrait «aux crochets du secteur privé», considéré comme seul producteur de richesses, parce qu’il génère du profit. Pour cela, ces milieux s’opposent à toute augmentation des impôts des ultra-riches et des grandes entreprises.

Pour eux, il faut couper dans les dépenses publiques, quelles qu’en soient les conséquences pour la population, faute de quoi le canton s’enfoncerait dans la dette. En réalité, le patrimoine du canton excède largement son endettement…

Les milieux dominants ne cessent de seriner: «Genève n’a plus d’argent ; «il faut s’adapter à cette réalité! » Rappelons quelques faits: ce canton est l’une des régions les plus riches du monde ; il abrite 26 000 millionnaires, dont de nombreux multimillionnaires (plus de la moitié des milliardaires français domiciliés en Suisse y résident) ; en 2015, les entreprises genevoises ont réalisé 30 milliards de profit, mais n’ont payé que 1,5 milliard d’impôts (un taux effectif de 5%) ; selon un cabinet d’affaires français réputé, la place financière genevoise gérerait 30% de la fortune mondiale ; la fraude fiscale se monterait à 500-650 millions de francs (chiffre probablement sous-estimé).

On a pu voir à quel point les banques et les avocats d’affaires de la place sont « mouillés » dans l’affaire des Panama Papers, puisque 17% des sociétés-écrans ont été créées à Genève. Ces sociétés servent de toute évidence à l’évasion et la fraude fiscale, quand ce n’est pas au blanchiment d’argent sale, voire au financement d’activités criminelles (cf. la filiale genevoise d’HSBC).

Le gouvernement du canton renforce un modèle prédateur

Le Conseil d’Etat s’en moque. Il veut créer les conditions-cadres pour attirer plus d’ultra-riches, de multinationales, de sociétés de négoce, de banques, de hedge funds et autres fonds d’investissement à Genève.

Il alimente ainsi la course à la concurrence fiscale intercantonale et internationale, au nom du «renforcement de notre compétitivité». C’est pourquoi il défend la baisse continue d’impôts pour les classes privilégiées, sur les profits et la fortune, en proposant d’imposer les personnes aujourd’hui non taxées pour cause de revenus insuffisants.

En favorisant la finance et les multinationales, le Conseil d’Etat entend renforcer le modèle sur lequel le canton fonctionne aujourd’hui. Genève est l’une des plaques tournantes de la prédation mondiale, aux dépens des populations les plus pauvres du globe qui sont spoliées, dont le travail est surexploité et l’environnement ravagé par les activités d’extraction. Des populations sont expulsées de leurs terres, qui sont accaparées par des fonds d’investissement, des compagnies minières, voire des Etats.

Genève, Zoug et le Tessin sont des centres mondiaux de négoce des matières premières, qu’il s’agisse des céréales, du pétrole, des minerais, de l’or, des diamants.

Un tiers du commerce mondial du pétrole se négocie à Genève. Et ces compagnies se portent bien, malgré l’effondrement des cours du brut. Elles ont réalisé des résultats records en 2015, parce qu’elles s’intéressent à leurs marges et non au cours du pétrole.

Ces compagnies profitent aussi de la volatilité des cours et stockent le pétrole pour pouvoir vendre au meilleur moment. Elles prélèvent aussi un profit supplémentaire quand elles vendent à terme, par exemple à 6 mois.

Gunvor a ainsi réalisé 1,25 milliard de profit en 2015. Trafigura a vu ses profits du pétrole et des produits dérivés bondir de 50% l’an dernier. Vitol, enfin, annonce sa meilleure année depuis 2011.

Place financière genevoise et scandales de corruption

Avec cette politique  du Conseil d’Etat, la place financière genevoise continuera d’être un refuge pour l’argent des dictateurs de tout poil et pour la création de structures opaques permettant de frauder le fisc. Elle continuera aussi d’être un centre névralgique pour abriter l’argent issu de la corruption du monde entier.

La place financière genevoise est « mouillée » dans la plupart des scandales liés à la corruption. On citera celui de Petrobras et Odebrecht au Brésil dont l’argent a atterri dans les filiales genevoises Julius Bär, Safra-Sarasin, Pictet, Lombard-Odier, Cramer, HSBC ; celui du Parti populaire d’Espagne ; celui qui ébranle la Malaisie ; celui des fonds du dictateur nigérien Abacha (plus de 700 millions localisés dans les coffres de 19 banques helvétiques) ; celui révélé par Hervé Falciani sur HSBC Genève.

Relevons enfin les révélations récentes sur l’affaire mettant en cause le président du Congo-­Brazzaville, Denis Sassou-Nguesso. Ici, les noms des sociétés de trading Augusta Energy, Mercuria et Ocean Shipbroker Ltd, qui opèrent depuis Genève, sont citées, en plus de Vitol. Selon William Bourdon, avocat parisien de Transparency Intenational, «la preuve est apportée aujourd’hui que sans le concours, l’engineering d’un certain nombre d’acteurs en Suisse, une partie des détournements du clan Sassou n’auraient pas été possibles» (Le Temps du 14.5.2016). On le voit, toutes les enquêtes sur ces affaires mènent à Genève.

La théorie du « ruissellement »

Les milieux dominants  nous servent la théorie du « ruissellement »: leurs politiques défendraient l’intérêt général. Selon eux, les pauvres recevraient les miettes de cette concentration de richesses, raison pour laquelle il faudrait préserver cette poule aux œufs d’or qui profiterait à tous.

C’est un leurre, ce modèle est dommageable pour la population qui va subir les effets des politiques d’austérité et de l’augmentation des loyers, conséquences des cadeaux princiers à une minorité de privilégiés, mais c’est aussi un modèle « corrupteur », qui veut faire de nous des complices de ces multinationales prédatrices et des agissements plus que douteux de la finance.

Une logique de système

Ces politiques  ne sont pas isolées ni accidentelles. Elles sont dictées par la systémique économique et politique en place, elles sont dévastatrices. Partout, les milieux dominants qui profitent déjà largement du système s’attaquent à la fonction régulatrice et redistributrice de l’Etat au nom de «la liberté du marché» et du sacro-saint profit.

Partout, ils agressent les droits démocratiques et syndicaux et tendent à privatiser le bien commun pour ouvrir de nouvelles zones de profit pour le capital privé. Partout, priorité est donnée à l’augmentation des dividendes pour les actionnaires au détriment des emplois et des conditions de travail. Ainsi, 40 milliards de francs ont été distribués aux actionnaires au titre de dividendes par les 25 principaux groupes de Suisse, l’an dernier, tandis que 304 milliards d’euros ont été versés aux actionnaires par les sociétés dans les pays européens. Deux records!

Les multinationales, « dopées » par la mondialisation

Après l’effondrement des pays dits « socialistes » (1989 – 1991), le capitalisme règne sur toute la planète. Dans ce contexte, les multinationales se sont étendues, concentrées et renforcées. Par-delà la concurrence acharnée qu’elles se livrent entre elles pour la captation du profit, elles se coalisent dans des organisations supranationales, continentales, voire mondiales, pour exiger la levée de toute entrave au commerce international dans le cadre de traités abusivement intitulés « de libre-échange », pour s’opposer à tout renforcement des droits des salarié·e·s et à toute norme environnementale qui porte atteinte à leurs profits actuels et futurs.

Elles suppriment sans problème des milliers d’emplois pour augmenter leur rentabilité, ce qui a pour effet de faire monter le cours de leurs actions. Elles délocalisent vers les pays aux salaires les plus bas. Pour leurs dirigeants, les salarié·e·s sont des pions, non des êtres humains. Ils peuvent se faire jeter du jour au lendemain. Face à ces concentrations supranationales, voire aux fonds d’investissement qui les contrôlent, le contre-pouvoir des syndicats est fortement affaibli.

Dans tous les pays, ces multinationales éliminent les PME ou se les subordonnent dans le cadre de contrats de sous-traitance léonins.

Droits des citoyens sacrifiés

Les gouvernements  se soumettent aux intérêts des multinationales et prônent l’acceptation de traités de libre-échange qui vont encore renforcer le pouvoir des grands groupes capitalistes au détriment des populations ; ils tendent à vider le politique de sa substance ; ils se départissent eux-mêmes ainsi que les citoyen·nes de leurs prérogatives démocratiques.

Plus puissantes que la plupart des Etats, ces multinationales n’hésitent pas à traîner les Etats devant des tribunaux commerciaux privés, lorsque ceux-ci s’avisent de prendre des décisions de nature sociale ou environnementale portant atteinte à leurs profits actuels et futurs.

Deux exemples récents touchent des multinationales ayant leur siège en Suisse: d’abord Glencore, qui attaque le gouvernement colombien pour avoir rompu un contrat d’extraction portant atteinte à l’environnement. Dans ce pays, Nestlé fait aussi depuis longtemps la sourde oreille face aux plaintes visant l’assassinat de responsables syndicaux de ses usines. De son côté, Alpiq attaque la Roumanie en raison de la faillite d’une entreprise qui prétérite ses affaires.

Une finance qui cannibalise l’économie réelle

La finance  s’est autonomisée pour devenir une sphère totalement incontrôlable. Durant ces 30 dernières années, le capitalisme à dominante industrielle est devenu un capitalisme à dominante financière. Une masse énorme de capitaux hyper­mobiles se déplace en quête de points de chute rémunérateurs, qu’ils sont prêts à quitter aussi sec en cas de problèmes ou d’opportunités plus rémunératrices ailleurs.

Ces capitaux cannibalisent l’économie réelle. Ils ne produisent rien, mais exigent d’être nourris en profits tout autant que le capital productif de bien et services. Leur masse est totalement disproportionnée par rapport au capital investi dans la production. Ils pèsent lourdement sur l’économie réelle qu’ils parasitent. Cette situation oblige partout le capital à pressurer le travail pour nourrir l’ensemble du système en profits. Cette domination de la finance génère un chômage massif et remet en cause les rapports de travail tels que façonnés dans l’immédiat après-guerre.

Sur ces marchés financiers dérégulés, bien malin qui peut distinguer les capitaux investis dans l’économie réelle des capitaux spéculatifs, voire les capitaux investis dans des activités légales des capitaux criminels. Tous sont inextricablement mêlés.

Les multinationales elles-mêmes disposent d’énormes liquidités qu’elles n’investissent pas nécessairement dans la production de biens et services, vu la faiblesse de la demande solvable qui résulte de cette situation. Elles les utilisent souvent pour racheter leurs actions afin d’en faire monter le cours pour leurs actionnaires. Ou alors, elles placent leurs liquidités sur les marchés financiers, y réalisant une partie importante de leurs profits. Elles sont toujours à la recherche des coûts salariaux les plus bas et dynamitent les protections des salarié·e·s développées durant « les 30 glorieuses ».

Deux conceptions antagoniques de la richesse

Le capitalisme  voit le travail uniquement comme un coût qui obère son profit, alors que le travail est fondamentalement source de richesses. Pour le capitalisme, la richesse est synonyme d’accumuler, et c’est cette accumulation forcenée, donnant une priorité absolue au profit, y compris celui issu de la spéculation, qui est à l’origine des déséquilibres économiques et financiers de plus en plus flagrants dans le monde. C’est cette conception de la richesse qui explique l’incapacité croissante du capitalisme à intégrer la force de travail des populations dans l’économie, en particulier celle des jeunes, lesquels sont privés de toutes perspectives d’avenir.

Ce développement de plus en plus chaotique du capital expose les populations du monde entier à de grands dangers. Ainsi, la production d’armes est l’un des secteurs économiques les plus rentables dans le contexte des guerres qui embrasent l’ensemble du Moyen-Orient et des tensions qui s’accentuent tant en Europe que dans la zone Pacifique.

La plupart des nouvelles technologies ont été générées dans l’industrie d’armement qui a mis au point des techniques de destruction et de mort de plus en plus puissantes et sophistiquées, en particulier avec les drones qui permettent de tuer à distance causant d’innombrables victimes civiles rangées dans la catégorie des « dégâts collatéraux ». Les USA peuvent ainsi assassiner des personnes suspectées de djihadisme sans risque de perdre des hommes, mais en même temps ils attirent sur eux et sur le monde occidental la haine des populations pour des générations.

Qui maîtrise encore ce capitalisme débridé?

Certains pensent  que les classes dominantes maîtrisent ce système. C’est faux! Personne ne maîtrise plus ce système, même pas les classes qui en profitent, au premier rang desquelles la mince frange de la classe dominante, désormais supranationale qui, dans tous les pays, domine les autres fractions des classes possédantes actives dans le cadre national.

Ce système a sa propre logique qui s’impose à tous ses acteurs, mais que personne ne maîtrise. Et ce système ignore purement et simplement les besoins des populations dès lors que celles-ci ne sont pas solvables. Il y a une dizaine de jours, Jean Ziegler expliquait qu’on était capable de nourrir l’ensemble de la population mondiale, mais que c’était l’accès à cette nourriture dont une grande partie de la population se voyait privée, parce que ses besoins n’étaient pas solvables. Résultat: 3,5 milliards d’êtres humains doivent vivre avec 1 ou 2 dollars par jour, tandis que 62 milliardaires possèdent plus de la moitié des richesses de l’humanité!

Pour un projet supranational de rupture

Il n’y a aucune alternative  nationale à ces multinationales, contre cette finance mondiale parasitaire. Allez contrôler Nestlé, UBS ou Novartis dans un cadre strictement helvétique!

Il s’agit de démanteler et de contrôler ces multinationales de plus en plus tentaculaires. Cela ne sera possible qu’en ayant une visée supranationale qui suppose la coopération et la solidarité internationaliste entre les peuples et entre les travailleurs et travailleuses du monde entier, pour un changement radical de société, et donc pour une rupture avec ce système qui conduit l’ensemble de l’humanité droit dans le mur.

Le combat pour un changement de société doit être mené à tous les niveaux, local, régional, national, supranational. Mais il est nécessaire qu’il y ait un projet qui unifie et articule ces différents niveaux.

Pour nous, ce combat suppose de s’engager ici dans la lutte contre ces politiques d’austérité dévastatrices et contre ces cadeaux récurrents aux classes privilégiées. Ces politiques de classe sont de plus en plus intolérables.

Cette lutte suppose aussi, pour être cohérente, de remettre en cause ce modèle prédateur et corrupteur et de ne pas accepter d’en être les complices.

Eric Decarro