Une Palme d'or scandaleuse pour Ken Loach?

Dimanche 22 mai, le réalisateur militant Ken Loach obtenait sa deuxième Palme d’or. Celui-ci n’a pas hésité à recevoir la récompense avec un discours vibrant et très politique. On a dès lors pu assister à une avalanche de critiques, jugeant le film mauvais et trop engagé. Pour y voir plus clair, notre rédaction s’est entretenue sur ce point avec Anne Delseth*

Tout d’abord, est-ce que tu peux nous en dire un peu plus sur le film Moi, Daniel Blake?

Dans son dernier film, Ken Loach semble revenir à ses anciennes amours. Les détracteurs diront «Loach qui fait encore du Loach» tout en ayant estampillé La Part des Anges (2012) de «film mineur», parce que comique… bref.

C’est une histoire simple, d’un «pépin», d’un grain de sable dans les rouages de la vie de Monsieur presque tout-le monde Daniel Blake, qui va le faire décrocher et plus ou moins sombrer. Le film ressemble beaucoup à La Loi du marché, de Stéphane Brizé, présenté à Cannes l’an passé (et pour lequel Vincent Lindon a reçu la Palme d’interprétation masculine sans qu’il ne soit taxé de film démagogique, tiens, tiens…) à cela près qu’il est touché par la magie et la générosité de Ken Loach. Toujours au plus proche de ses personnages, il les érige en héros sublimes, dignes et forts. Un film pour moi déchirant, lumineux, aux dialogues époustouflants et à la mise en scène sobre et cohérente.

Scène du film Moi, Daniel Blake de Ken Loach

Comment interprètes-tu les nombreuses critiques qui ont fait suite à l’attribution de la Palme d’or à Ken Loach?

Durant le festival, le film a été globalement bien accueilli par la presse et il était de bon ton de mentionner le torrent de larmes que chacun avait versé durant la séance, mais le discours a changé à l’annonce de la Palme, ou plutôt du palmarès en général. Moi, Daniel Blake est alors devenu un film social, et non plus un film tout court. Comme si le talent ne pouvait pas être mis au service d’une cause. Comme si un film politique ne pouvait pas être également artistique.

Un exemple parmi des centaines, l’artiste Joann Sfar a gazouillé «Choisir Loach contre Verhoeven [ndlr: Elle, le film favori pour la Palme] c’est sacrifier le cinéma sur l’hôtel de la bonne conscience».

Cela n’est pas sans rappeler les déclarations de Guillaume Gallienne, en mars dernier, à propos du film Fatima de Philippe Faucon, lauréat du César du meilleur film: «je ne sais pas à quel point le moteur de tout cela est artistique ou politique.»

A cette attaque, Faucon a répliqué en priant Gallienne d’aller voir son film (il avoue plus loin dans l’article qu’il ne l’a pas vu!) et lui a répondu sobrement «je pense que nous n’avons pas les mêmes goûts artistiques». A mon avis, tout est dit. Pourquoi ne pas appliquer cela au palmarès cannois?

Pourquoi juger un palmarès condescendant, vieux, sans surprises, et trop politique plutôt que sur des critères artistiques? Pourquoi est-ce si compliqué de penser que le jury a pu être cohérent dans ses choix?

Préférer Moi, Daniel Blake au favori Elle de Paul Verhoeven. Préférer Jaclyn Jose à la favorite Isabelle Huppert, ou Shahab Hosseini à Adam Driver. Juste par goûts artistiques, et parce qu’un autre monde est possible!

Propos recueillis par Jorge Lemos

* Anne Delseth, membre du comité de sélection d’une des quatre sections du Festival de Cannes et programmatrice du cinéma


Le discours de Ken Loach au Festival de Cannes 2016

« Recevoir la Palme, c’est quelque chose d’un peu curieux, car il faut se rappeler que les personnages qui ont inspiré ce film sont les pauvres de la cinquième puissance mondiale qu’est l’Angleterre. C’est formidable de faire du cinéma, et comme on le voit ce soir c’est très important. Le cinéma fait vivre notre imagination, apporte au monde le rêve, mais nous présente le vrai monde dans lequel nous vivons. Mais ce monde se trouve dans une situation dangereuse. Nous sommes au bord d’un projet d’austérité, qui est conduit par des idées que nous appelons néolibérales qui risquent de nous mener à la catastrophe. Ces pratiques ont entraîné dans la misère des millions de personnes, de la Grèce au Portugal, avec une petite minorité qui s’enrichit de manière honteuse. Le cinéma est porteur de nombreuses traditions, l’une d’entre elles est de présenter un cinéma de protestation, un cinéma qui met en avant le peuple contre les puissants, j’espère que cette tradition se maintiendra. Nous approchons de périodes de désespoir, dont l’extrême droite peut profiter. Certains d’entre nous sont assez âgés pour se rappeler ce que ça a pu donner. Donc nous devons dire qu’autre chose est possible. Un autre monde est possible et nécessaire.»

Cannes, 22 mai 2016