Caterpillage genevois

Début septembre, le groupe Caterpillar annonce la fermeture de son usine de Charleroi (Belgique): 2200 ouvrier·e·s sur le carreau (quelques milliers de plus avec les sous-traitants). Depuis des années, le siège mondial de cette multinationale US, installé à Genève, siphonne les bénéfices du groupe pour payer 7 fois moins d’impôts.

Au premier semestre 2016, la direction de l’usine belge remercie le personnel de ses efforts: le site est à nouveau compétitif. Quelques mois plus tard, le couperet tombe: on ferme.


Camions Caterpillar sur la mine de cuivre/or de Batu Hijau, Indonésie, exploitée par Newmont Mining

Contraction du secteur minier

La liquidation de la deuxième plus grosse usine du groupe répond au recul des commandes d’engins. En juillet 2016, son directeur financier, Brad Halverson, s’attendait à ne pas vendre plus de 100 camions géants (50 tonnes), contre 6 à 7 fois plus les années précédentes. Le repli est généralisé et frappe tous les produits. Le chiffre d’affaires est passé de 47 milliards $ en 2015 à 40-40,5 milliards $ en 2016 (projections de juillet). Du coup, les profits par action ont baissé de 1,31 $ (2015) à 0,93 $ au second semestre 2016.

La chute des commandes résulte des pronostics erronés des grands groupes miniers sur la pérennité du boom des matières premières, liés à la croissance chinoise. D’énormes investissements ont été décidés par rapport à des attentes qui ne se confirment pas. Lorsque les cours ont reculé fortement, les géants de la mine ont dû déprécier des milliards de dollars d’équipements (Financial Times, 26 juillet, 21 août et 2 septembre 2016). Ils commencent par sabrer dans les investissements et le personnel, puis s’efforcent d’accroître l’efficience des engins.

Au régime de la Formule 1

Le patron de BHP, nº 1 mondial, veut mettre la mine au régime de la Formule 1 en réduisant au maximum les temps de maintenance pendant la course. Les heures de marche des camions sont accrus de 7,5 % par an (un mois par an et par camion). Même tendance chez les concurrents: Anglo-American vise un temps moyen d’utilisation de plus de 16 heures par jour. De 2013 à 2015, les frais d’exploitation (en dollars, par tonne de minerai) chutent de 20 à 15 $ chez Rio Tinto, de 28 à 19 $ chez BHP et de 44 à 27 $ chez Fortescue Metals.

Ces gains de productivité ont des effets en retour sur les producteurs d’engins. Le choix de fermer Charleroi n’a rien à voir avec les «coûts salariaux», mais avec la stratégie du groupe: s’adapter au recul du marché, réduire et rentabiliser au mieux les capacités existantes et arroser les actionnaires. L’usine belge est victime de sa grande taille: la flexibilité de sa main d’œuvre et les 150 millions investis sur le site depuis 2013 ne contrebalancent plus les frais de fonctionnement. Caterpillar s’aligne aussi sur le modèle de la Formule 1: la chasse aux microsecondes perdues est engagée.

Caterpillar se vante d’avoir noué une alliance avec la start-up US Uptake, spécialisée dans la collecte et l’exploitation des données. Objectifs: prévenir en temps réel les accidents liés à l’intensification du travail, planifier les réparations, réduire les temps d’arrêt pour maintenance, gérer les stocks des grossistes en flux tendu, etc. Le PDG de Caterpillar rêve d’une société plus «agile». C’est pourquoi les salarié·e·s des autres sites de la multinationale auraient tort de se considérer comme «sauvés» par la fermeture de Charleroi.

Evasion fiscale à Genève

En 2001 Caterpillar-Belgique a signé un contrat avec le siège international de la multinationale en Suisse. Charleroi n’est plus qu’un prestataire de services qui assembles les engins. Genève détient les brevets, les stocks et les encours de production ; elle décide aussi du volume des commandes et gère les ventes. Pour Thierry Afschrift, professeur de droit fiscal à l’ULB, les salarié·e·s de Charleroi ont le même statut que les couturières du Bangladesh ou les petites mains de Zara (Le Soir, 9 sept.).

En 2012, Caterpillar emploie 125 000 personnes dans 300 usines aux quatre coins du monde. Mais sur le plan fiscal, elle est suisse. Par le jeu des prix de transfert qui consistent à «sur» ou à «sous» facturer les prestations entre filiales, CAT Inc. a en effet réussi à rapatrier près de 85 % de ses bénéfices dans son siège genevois, qui ne produit pourtant rien.

Pourquoi cela? La réponse est simple: «Alors qu’aux Etats-Unis, comme en Belgique, le taux nominal d’impôts sur les bénéfices des sociétés approche les 35 %, Caterpillar a négocié dès 1999 avec le gouvernement suisse, pour obtenir un taux au rabais allant de 4 à 6 %. Selon le rapport des sénateurs américains, cette pratique d’‹ optimisation fiscale › a coûté près de 2,4 milliards de dollars (approximativement 1,7 milliard d’euros) au trésor américain entre 2000 et 2012» (mirador-multinationales.be). Ces milliards détournés du fisc ont permis de verser des dividendes royaux ; ils ne peuvent être mobilisés pour sauver des emplois…

Faire échec à la RIE 3

C’est pour sauver ce système de pillage, et en faire profiter désormais toutes les grandes entreprises helvétiques, aux dépens des recettes publiques, que le Conseil fédéral a proposé la Troisième réforme de l’imposition des entreprises (RIE 3). Rappelons que celle-ci supprime les statuts fiscaux spéciaux des holdings et des sociétés de domicile, comme Caterpillar Overseas à Genève, pour justifier une baisse massive des taux d’imposition de toutes les grosses sociétés, assortie de dispositions permettant des déductions supplémentaires massives (Patent box, R&D, intérêts notionnels, etc.).

Combattre la RIE 3, ce n’est donc pas seulement défendre les recettes des collectivités publiques suisses, mais aussi nous montrer solidaires avec les collectivités publiques des autres pays, victimes d’une évasion fiscale massive. Autant de raisons de dire non à cette loi fédérale antisociale et de rejeter aujourd’hui son projet d’application genevois.

Jean Batou