Grèce

L'État profond fait la loi

Quinze mois après la capitulation de Syriza aux diktats de la Troïka et suite aux cinglantes mesures d’austérité imposées par ce premier gouvernement de gauche, on aurait pu s’attendre à ce que la population, découragée et désespérée, se tourne vers la droite. Or, selon un récent sondage, les résultats de la droite et de l’extrême droite n’augmentent pas, malgré la chute importante de popularité de Syriza. Et c’est bien à gauche que le choix des électeurs·trices se portent.

Manifestations devant le bâtiment de la radio-télévision ERT en juin 2013 – Linmtheu

Parti  Communiste, Unité Populaire, Cap sur la Liberté (fondé par Zoé Konstantopoulou) et Antarsya accumulent près de 30% des intentions de votes ; Syriza se maintient à 18%. Les choix du gouvernement n’ont pas réussi à rompre le fil rouge qui liait les grèves générales, le OXI de juillet 2015 et les résistances qui les ont suivis. Le mouvement de solidarité envers les réfugié·e·s, qui a pris en Grèce des dimensions surprenantes, la politisation du procès de l’Aube Dorée grâce à l’accusation, menée par des avocats du mouvement antiraciste, et la persévérance des luttes dans les hôpitaux, les ports, et de nombreux autres secteurs assurent la continuité de la combativité et de la radicalisation des travailleuses et des travailleurs, malgré un choc post-traumatique difficile à surmonter.

« Le programme parallèle »

Conscient de l’importance du choc, Tsipras avait conçu un programme parallèle visant à «adoucir les conséquences du troisième mémorandum» et à «obliger les riches du pays à payer leur part». Le fer de lance de ce programme était l’aménagement des licences des chaînes nationales de télévision. En effet, depuis 1989 et la création d’une dizaine de chaînes nationales, aucun gouvernement n’avait réussi, ou plutôt voulu les contraindre à payer pour ces licences. Des centaines de millions avaient ainsi échappé au fisc grâce à l’entente des patrons avec les gouvernements précédents. Cependant, suite au rôle détestable joué par ces médias dans les jours qui ont précédé le référendum de juillet 2015, la cible semblait légitime et l’opinion publique était derrière le gouvernement. Pour la première fois en 27 ans de télévision privée, l’Etat allait donc faire payer 255 millions d’euros aux patrons multimillionnaires… Qui allait oser dire non, hormis ces mêmes patrons?

Et pourtant, même si le gouvernement a eu la force nécessaire pour faire passer ce projet de loi, l’Etat, en l’occurrence l’instance suprême de la justice, a dit non et enterré ce projet. Ce sont ces mêmes juges qui ont décidé que des dizaines des grèves étaient illégales et que la fermeture de la radio-­télévision publique en 2012 était licite en utilisant l’argument de « l’intérêt public ». Cette fois-ci, ils ont jugé la loi anticonstitutionnelle. Certes, le gouvernement aurait pu améliorer la présentation de sa proposition afin de donner plus de chances à sa réforme. Mais la décision des juges est politique, bloquant toute la procédure et restituant l’argent aux millionnaires.

L’Etat profond mène la barque

Afin de comprendre comment ceci a pu se produire, il faut remonter au 21 octobre 2014. Quelques mois avant son élection comme premier ministre, Tsipras promettait aux colonels du Pentagone qu’ils n’avaient rien à craindre car le gouvernement Syriza assurerait « la continuité de l’Etat ». A ce moment, Tsipras parlait non seulement aux militaires mais à tous les officiers en mettant bien au clair que son futur gouvernement allait respecter l’Etat bourgeois et tous ses mécanismes. S’il a pu décevoir ceux qui, dans la lignée du marxiste franco-grec Nicos Poulantzas, jugent que l’Etat est un «condensé matériel de rapports des forces» sociaux, donc un champ de bataille pour la gauche, il a en même temps creusé lui-même le trou, dans lequel les juges l’ont poussé il y a quelques jours, avec leur décision d’enterrer son projet de loi. Un trou qui s’est encore approfondi avec l’élection d’un ancien ministre de droite, P. Pavlopoulos, comme Président de la République, la collaboration avec le parti populiste des Grecs Indépendants et la conservation d’un corps de police corrompu et intrinsèquement lié à Aube Dorée.

La voie d’en bas

En outre la loi elle-même, malgré son apparente lutte contre la corruption, était un nouveau compromis avec les intérêts des grands capitalistes. En effet, elle pérennisait de fait la privatisation des chaînes dans les mains de personnes qui avaient échappé à leurs obligations durant 27 ans, tout en ouvrant les enchères à d’autres millionnaires, souvent mentionnés dans des affaires illicites. Pendant ce temps, les chaînes n’ont au mieux pas payé leurs employé·e·s, et au pire, les ont licenciés, au prétexte des incertitudes créées par le gouvernement. Plus récemment, le choix du consultant de la télévision publique (ERT) L. Tagmatarxis – enfant gâté de Tsipras – de licencier un cadre de Syriza du poste de directeur de l’information, montre bien l’autonomie de « l’Etat » par rapport à un gouvernement élu.

Pendant des mois avant la victoire de Syriza, le personnel de la radio-télévision publique avait pris la chaîne sous son contrôle. Il y a diffusé les meilleurs programmes depuis des décennies, donnant la parole à toutes celles et ceux qui étaient en lutte. Le symbole était tellement fort, que la seule mesure prise par Syriza contre la volonté de la Troïka a été la réouverture de ERT comme chaîne publique.

Aujourd’hui, contre les voix réalistes qui nous disent que la lutte des classes doit être remplacée par la lutte au sein des institutions de l’Etat, nous devons réaffirmer la nécessité des mobilisations sociales, en particulier des travailleurs et des travailleuses, de même qu’une stratégie anticapitaliste comme seule option possible pour celles et ceux d’en bas.

Dimitris Daskalakis