Sous l'enquête statistique, le débat sur l'application de la préférence indigène

La semaine passée, le petit monde politique suisse bruissait d’une rumeur: une nouvelle preuve de la nécessité de la préférence indigène avait été apportée par une étude zurichoise récente. En réalité, la seule preuve apportée fut celle de la confusion intellectuelle régnant chez ces gens-là.


A gauche: Carmen Walker Späh, cheffe du Département zurichois de l’économie qui a commandé l’étude  

De la droite à la gauche, Roger Nordmann, président du groupe parlementaire socialiste inclu, l’affaire était entendue: la nécessité de la préférence indigène, ou nationale, venait d’être démontrée une nouvelle fois. De fait, l’étude menée par le Département de l’économie et de l’emploi du canton de Zurich n’est nullement consacrée à la question de fond: faut-il, oui ou non, une préférence indigène ; elle prend celle-ci comme acquise et propose un modèle de mise en œuvre optimale. Elle ne légitime pas plus cette préférence qu’un test de freins automobiles ne permet de choisir un moyen de transport.

Quel modèle de mise en œuvre de l’initiative « Contre l’immigration de masse »?

Concrètement, l’étude cantonale zurichoise mesure l’acuité de la pénurie de personnel spécialisé dans 97 professions. Comme le souligne l’Union patronale suisse, présente lors de la conférence de presse concernant cette étude, elle peut servir de base d’application de la préférence nationale dans les métiers sans pénurie.

La cheffe libérale-radicale du Département de l’économie, Carmen Walker Späh, le responsable de l’étude Bruno Sauter, chef de l’Office zurichois de l’économie et du travail, et les représentant·e·s patronaux au plus haut niveau ont donc fait front commun pour défendre leur solution du modèle des groupes professionnels. On verra plus bas son contenu et sa construction. Relevons dès maintenant que l’intérêt politique de ce modèle est de s’opposer à celui prôné par l’ancien secrétaire d’Etat et professeur Michael Ambühl qui vise à actionner la clause de sauvegarde lorsque la situation économique et sociale est tendue dans une branche ou une région et à faire jouer la préférence indigène à ce moment-là. Ce modèle trouve le soutien des cantons et du Parti démocrate-chrétien (PDC), alors que le modèle zurichois est appuyé par les patron·ne·s et le Parti libéral-radical (PLR). Le canton de Zurich, férocement opposé à toute idée de contingentement, y trouve son compte, dans la mesure où le passage par les groupes professionnels lui permet de continuer à obtenir des professionnel·le·s hautement qualifiés pour l’EPFZ ou des entreprises comme Google. Sa cheffe du Département de l’économie a ainsi expliqué dans le journal Der Bund que «les effets des contingents sont cruciaux pour Zurich et deviennent un handicap local dans la concurrence internationale».

La divergence dans la mise en œuvre de l’initiative contre l’immigration de masse entre le PLR et le PDC a amené ces partis à déterrer la hache de guerre. Le débat se mène actuellement autour de la proposition de Philipp Müller, conseiller d’Etat libéral-radical, avec, dans certaines branches, l’obligation d’annoncer les places vacantes aux ORP et de justifier le refus d’embaucher des indigènes. Battu aux Etats, le PDC a du coup dénoncé le «monstre bureaucratique» ainsi créé, reprochant au PLR son alliance avec les socialistes et son attitude «opposée à l’économie suisse». La présidente du PLR a répliqué pour sa part que le PDC promouvait des solutions allant à l’encontre de la libre circulation des personnes et que les démocrates-chrétiens avaient ainsi pris congé des bilatérales. Le piquant de l’affaire est que l’élection à la présidence des deux partis de représentant·e·s de leur aile droite, Petra Gössi (PLR) et Gerhahrd Pfister (PDC), était censée harmoniser leurs relations…

Groupes professionnels ou branches

Le modèle zurichois est basé sur un indicateur de pénurie, comportant quatre variables: a) la difficulté dans le recrutement du personnel ; b) le nombre d’emplois vacants par rapport à celui des demandeurs·euses d’emploi dans une profession déterminée ; c) la durée de l’annonce de vacance d’emploi ; d) la durée de la recherche d’emploi. La corrélation de ces quatre variables permet de déboucher sur un indice. Lorsque celui-ci dépasse les 22%, on considère qu’il y a pénurie et que donc, pour les professions concernées, la préférence indigène ne s’applique plus. La mise en œuvre est ainsi rendue plus souple.

Le modèle n’est toutefois pas sans limites: certaines données reposent sur les déclarations des entreprises, qui peuvent ainsi jouer avec elles (la durée de l’annonce d’emploi ou de la recherche d’emploi). Le seuil des 22% est passablement arbitraire. Certains critiques ont donc demandé que le modèle intègre d’autres variables, comme le salaire ou le niveau de formation, sans quoi la recherche d’un·e chef·fe étoilé au Michelin serait mise au même niveau que celle d’un·e cuisinier·ère de restauration collective, regroupées dans le groupe professionnel « cuisinier ». Par ailleurs, les corrélations statistiques établies entre les variables n’établissent pas que, dans la réalité, la situation concrète corresponde véritablement au modèle.

Néanmoins, les médias s’extasièrent en chœur, surtout en Suisse alémanique, en découvrant que selon cette étude, 20% seulement des embauches d’immigré·e·s des années 2007–2014 concernaient des postes à forte qualification et que le reste pouvait fort bien rentrer dans des catégories comme la précarisation (passage forcé au travail temporaire), le dumping salarial ou encore le remplacement des travailleurs·euses âgés par des plus jeunes.

Nos lecteurs et lectrices ne s’en étonneront pas. Ils et elles n’ont pas attendu le modèle zurichois pour savoir que l’on embauche davantage d’auxiliaires dans la construction que de professeur·e·s dans les Ecoles polytechniques et que la libre circulation sous le capitalisme a aussi pour fonction de dégrader les conditions de vie et de travail.

Daniel Süri