Grande secte ou petit parti? Réflexion sur la gauche argentine

Grande secte ou petit parti? Réflexion sur la gauche argentine

Dans un recueil d’interviews réalisé par Javier Trimboli et intitulé La Izquirda en Argentina (La gauche en Argentine)1, l’historien, éditeur et journaliste socialiste libertaire Horacio Tarcus2 essaie de comprendre pourquoi la principale organisation d’extrême gauche argentine, le Movimiento al Socialismo (Mouvement Vers le Socialisme) (MAS) de Nahuel Moreno (de son vrai nom: Hugo Bressano, décédé en 1987), qui a peut-être compté plus de 10000 membres, dans la première moitié des années 80, n’a pas été capable de construire un véritable parti, socialement implanté.


Aujourd’hui, quatre petits groupes sont issus de l’expérience du MAS: le Mouvement socialiste des travailleurs (MST), le Parti des travailleurs socialistes (PTS), Autodétermination et Liberté et le nouveau MAS. Pour Tarcus, la responsabilité de cet émiettement n’est pas étrangère à un modèle d’organisation fondamentalement vertical et sectaire. Avec la marginalisation de ces organisations à l’issue de la crise politique et sociale sans précédent que vient de traverser l’Argentine, on mesure mieux les conséquences d’un tel échec. Une réflexion qui rejoint celle de Hal Draper et qui est à prendre au sérieux par tous les anticapitalistes qui se posent la question de la construction d’une organisation politique luttant pour le socialisme. (réd)


«Prenons l’exemple de l’expérience du Movimiento al Socialismo (MAS) (…). Au début des années 80, nous avons assisté à une croissance soutenue de cette organisation politique. J’ai suivi de près cette expérience au travers de sa presse et par l’intermédiaire de nombreux amis qui ont adhéré à ce mouvement; j’ai aussi été invité à l’un de ses congrès et ai eu accès à ses documents internes. Bien qu’une série de réserves m’aient empêché d’adhérer à cette organisation, j’ai nourri l’espoir politique que le MAS parviendrait à percer le plafond historique de la gauche pour se transformer en un courant plus important et plus durable. (…)

Une culture sectaire

Pourquoi le MAS n’a-t-il pas su ou n’a-t-il pas pu traduire tout le prestige gagné, toute cette légitimité et cette croissance, en une expression politique à la hauteur des circonstances? Je crois que la conception de la politique et du pouvoir qui alimentait cette organisation trotskiste est entrée en conflit avec cette croissance qui, finalement, l’a débordée. Une chose c’est une organisation avec un modèle de leadership et une culture politique capables d’agglutiner et de nourrir la foi de quelques étudiants et secteurs radicalisés des couches moyennes; pour cela, le courant moréniste, qui a donné naissance au MAS, s’est montré capable de garantir une certaine continuité sur plusieurs décennies. Mais un parti ou un mouvement formé de milliers de militant-e-s qui se rapprochent progressivement, à partir d’expériences et de traditions différentes, c’est une chose bien différente. Pour cela, les vielles formes ne sont pas pertinentes, la direction au centre qui contrôle tout, l’homogénéité idéologique totale… Les vieux rituels de sectes ne sont plus efficaces. En somme, la crise éclate: les vieilles formes ne répondent plus à la nouvelle réalité.


Le paradoxe, c’est que le MAS a succombé à son propre succès. Il n’est pas parvenu à transformer sa propre culture politique pour servir de creuset à des secteurs qui venaient d’autres expériences et cultures politiques. Il n’a pas su se transformer et, au faîte de son succès, il a commencé à développer un processus de crise interne, de division, de paralysie et de régression vers des sectes de quelques centaines de membres, propres à la culture moréniste. Placé devant l’alternative historique entre la grande secte et le petit parti, il n’a pas su ou n’a pas pu opérer cette reconversion vers le petit parti.

Quels liens avec la société?

Selon moi une secte ne se définit pas quantitativement; il peut y avoir un parti de mille membres et une secte de cinq mille membres, parce que ce qui donne l’un ou l’autre caractère à une organisation, ce sont ses liens avec la société. Ce n’est pas le plus fréquent, mais il peut y avoir jusqu’à cinq mille personnes organisées sur un mode centraliste et vertical, avec un savoir ésotérique, mais aussi vulgarisé, ayant un grand gourou situé au centre, régissant la vie de chacun-e de ses membres; une organisation séparée du reste de la société par une sorte de cordon sanitaire, avec de stricts rites d’initiation et de reproduction.


Combien de personnes sont capables de fonctionner dans le cadre de telles règles, de se soumettre à de telles épreuves d’initiation et d’en sortir honorablement? C’est une expérience possible pour quelques centaines ou, au plus, pour quelques milliers de membres, dans un contexte de crise et de reflux; cependant, dans un processus de mobilisation et de politisation, les sectes éclatent ou poursuivent leur vie en marge du monde. La croissance du MAS est donc entrée en conflit avec sa forme. Ce résultat n’était pas dû au hasard, mais il était lié à la conception de la politique et du pouvoir qui l’avait nourri. Cet échec a bien montré comment les relations à l’intérieur de l’organisation et avec l’ensemble de la société étaient conçues au sein du MAS.»


Horacio Tarcus

  1. Javier Trimboli (entrevistas de), La Izquierda en Argentina, Buenos Aires: Manantial, 1998.
  2. Horacio Tracus est l’auteur d’un volumineux ouvrage sur le marxisme argentin, El marxismo olvidado en Argentina: Silvio Frondizi y Milcíades Peña, 1996. Il est l’un des fondateurs du Centro de Documentación e Investigación de la cultura de Izquierdas en la Argentina (CeDInCI) et coordonne la revue El Rodaballo.