La bourgeoisie européenne n'aime pas la répartition

La bourgeoisie européenne nÂ’aime pas la répartition

Les «réformes» des retraites menées un peu partout en Europe – celles contre lesquelles les travailleurs sont mobilisés aujourdÂ’hui en Autriche et en France – obéissent à un programme dÂ’ensemble des bourgeoisies européennes, voire mondiales.

On se rappelle le sommet de Barcelone du printemps 2002, où tous les chefs dÂ’état de lÂ’Union européenne sÂ’étaient mis dÂ’accord sur lÂ’objectif dÂ’un recul de cinq ans lÂ’âge de départ effectif à la retraite. Parmi eux, Chirac (déjà Président) et Jospin (encore Premier ministre), prenaient ensemble un engagement parfaitement contradictoire avec leurs programmes de candidats à lÂ’élection présidentielle. A côté, et au-dessus de lÂ’Union européenne, il y a aussi la Banque mondiale qui vient de publier un rapport intitulé Pension Reform in Europe: Process and Progress et que lÂ’on peut considérer comme un mode dÂ’emploi des «réformes» en cours.

Dans tous les pays, ces projets invoquent deux justifications: démographique («il va y avoir tellement de retraités quÂ’on ne pourra plus payer les retraites» et économiques («on ne peut augmenter encore les prélèvements sociaux»). Partout, les «réformes» visent à baisser dans un premier temps, puis geler à terme, le système par répartition; simultanément, ils cherchent à développer les fonds de pension. Au-delà des différences existant dÂ’un pays à lÂ’autre, on ne peut quÂ’être frappé par le caractère très coordonné de lÂ’offensive. Les principes de cette véritable guerre contre la répartition ont été exposés dans différents documents officiels. La stratégie distingue deux types de réformes: les réformes «paramétriques» et les réformes «paradigmatiques». Dans ce dernier cas, on basculerait brutalement de la répartition aux fonds de pension. Les fortes résistances justifient le recours à des réformes «paramétriques» qui conservent formellement le système, tout en le vidant peu à peu de son contenu. Les mêmes procédés se retrouvent un peu partout: durcissement des règles dÂ’indexation, ajustement du niveau des retraites en fonction de lÂ’espérance de vie (comme en Italie ou en Suède) ou encore recul de lÂ’âge de départ à la retraite.

Cette dernière méthode est particulièrement cynique, car elle se pare des vertus de la raison («puisque nous vivons plus longtemps, il nous faut travailler plus longtemps»). En réalité, compte tenu de lÂ’état du marché du travail et de lÂ’usure des salariés soumis à lÂ’intensification du travail, on sait quÂ’ils partiront à peu près au même âge, mais avec une retraite diminuée. De plus, ces mécanismes ne peuvent quÂ’amplifier les inégalités enregistrées durant la vie active, et frapper particulièrement les femmes et les précaires.

A terme, le but est bien la capitalisation à 100%, autrement dit la destruction de toute garantie collective. Il suffit pourtant de regarder ce qui se passe dans les pays où les fonds de pension sont les plus développés pour mesurer les risques dÂ’une telle orientation. On se souvient de la faillite dÂ’Enron, qui a privé ses salariés, non seulement dÂ’emploi mais de droits à pension, évaporés en même temps que lÂ’action de la firme états-unienne, fleuron de la «nouvelle économie». Mais le krach boursier rampant qui sÂ’est installé depuis deux ans a laminé les fonds de pension et contraint dÂ’ores et déjà de nombreux salariés à repousser leur départ en retraite, ou à supporter une véritable dévaluation des pensions. Si lÂ’on ajoute à ce risque permanent les inégalités qui se creusent entre ceux qui peuvent épargner pour leur retraite et ceux qui ne le peuvent pas, on a bien des motifs de combattre ces «réformes».

LÂ’acharnement bourgeois est facile à expliquer. Pour lÂ’industrie de la finance, il va de soi que le développement des fonds de pension élargit ses perspectives de profit. LÂ’afflux régulier de nouveaux épargnants répond à la nécessité de soutenir les cours en suscitant une demande supplémentaire de titres. CÂ’est dÂ’ailleurs une véritable fuite en avant, car la chute sera encore plus dure, quand la démographie viendra inverser le rapport entre les salariés partant à la retraite – qui vendent leurs titres – et les actifs qui les achètent via les fonds de pension. Il va de soi que le blocage des régimes par répartition est en parfaite adéquation avec la volonté néo-libérale de réduire au maximum les budgets sociaux. Les choses vont plus loin encore, et toutes les politiques néolibérales visent ni plus ni moins à baisser fortement le prix de la force de travail en rétrécissant autant que faire se peut le salaire socialisé.

Dans ce débat sur les retraites, on voit aussi poindre lÂ’une des grandes craintes de la bourgeoisie: que lÂ’évolution de la démographie crée une telle pénurie dÂ’actifs quÂ’on en revienne à un relatif plein-emploi qui rétablirait un meilleur rapport de forces en faveur des salariés. CÂ’est pourquoi la «Stratégie européenne pour lÂ’emploi» ne se fixe aucun objectif chiffré concernant les taux de chômage mais vise au contraire à augmenter les taux dÂ’emploi. Il sÂ’agit de créer beaucoup dÂ’emplois, précaires et mal payés évidemment, afin de reproduire ce que Marx appelait «armée industrielle de réserve». Le changement de position du patronat sur lÂ’immigration ne sÂ’explique pas autrement. Les «réformes» bourgeoises des retraites gagnent donc à tout coup. Si les salariés veulent bien, et peuvent, travailler plus longtemps, cela maintient la pression exercée par le chômage, notamment sur les jeunes; sÂ’ils partent en retraite au même âge quÂ’avant la «réforme», ils doivent se contenter dÂ’une pension diminuée, et la valeur de la force de travail en est baissée dÂ’autant. Au total, les «réformes» des retraites, sous prétexte dÂ’ajustement technique à des évolutions démographiques inéluctables, représentent en fait une offensive sans précédent contre le statut du salariat.

Michel HUSSON
Paru dans Inprecor