Syrie

Syrie : Quand les peuples en luttes sont sacrifiés aux intérêts des puissances

La chute d’Alep Est a marqué un tournant majeur pour le soulèvement populaire syrien. Donnant un formidable avantage au régime pour consolider son pouvoir sur tout le territoire, il a aussi permis aux puissances internationales et régionales de faire avancer leurs intérêts.

Jorge Lemos

La chute d’Alep Est aurait certainement été beaucoup plus difficile sans l’accord de la Turquie. Le président Erdogan est resté silencieux sur ces événements, tandis que son Premier ministre déclarait qu’il ne voyait pas d’objection au maintien d’Assad pour une période de transition. L’homme fort de la Turquie a en fait conclu un accord avec les dirigeants russes et iraniens qui peut se résumer ainsi: nous contrôlerons Jarablus et vous contrôlerez Alep.

Nouvelle alliance russo-turco-iranienne

Pour rappel, dès la fin août, certaines brigades islamiques, ainsi que des unités affiliées à l’Armée Syrienne Libre (ASL), soutenues par le pouvoir turc et dépendant de son appui politique et militaire, avaient quitté le front d’Alep, assiégée depuis juillet, pour participer à l’intervention turque en Syrie contre Daech, mais surtout contre les forces kurdes du PYD (organisation sœur du PKK en Syrie). Des milliers de soldats appartenant aux forces armées d’opposition syrienne avaient été ainsi détournés d’Alep pour servir les intérêts d’Ankara au détriment de leurs objectifs en Syrie. La priorité sur le terrain a en effet été donnée à la lutte contre l’autonomie et à la prévention de toute expansion des forces kurdes du PYD au nord-est du pays.

Les ministres des affaires étrangères et de la défense de l’Iran, de la Turquie et de la Russie se sont ainsi rencontrés le 20 décembre pour discuter du futur de la Syrie. A l’issue de cette conférence, les trois puissances ont adopté une déclaration commune visant à mettre fin au conflit, par laquelle ils s’engagent à œuvrer à la mise en place d’un cessez-le-feu dans l’ensemble du pays. Cet accord donne la priorité à «la lutte contre le terrorisme» et au maintien du régime de Damas… Cette déclaration a reçu le soutien des pays occidentaux, en dépit de leur absence.

Quel cessez-le-feu?

Suite à cette première réunion, un cessez-le-feu national (qui exclut les forces jihadistes de Daech et Jabhat Fateh al-Sham) parrainé par la Russie, la Turquie et l’Iran, a été mis en œuvre, le 30 décembre, bien que des violations continuent à être commises par le régime Assad et ses alliés. L’aviation de Damas a ainsi bombardé plusieurs régions dominées par l’opposition, tandis que les forces du régime et du Hezbollah ont surtout poursuivi leurs offensives militaires dans une zone située au nord-ouest de Damas dans la vallée de Wadi Barada. Cette région est très importante à leurs yeux pour deux raisons: les principales sources d’approvisionnement en eau potable des cinq millions d’habitants de Damas et de ses environs y sont localisées, et ce secteur clé représente une ligne d’approvisionnement majeure, utilisée par le Hezbollah, entre le Liban et Damas.

De nombreuses forces d’opposition armées agissant sous le chapeau de l’Armée Syrienne Libre et des autres forces islamiques ont déclaré rejeter toute discussion sur leur participation possible aux négociations de paix annoncées par Moscou au Kazakhstan, si le régime syrien et ses alliés appuyés par l’Iran ne cessent leur offensive contre Wadi Barada et leurs violations du cessez-le-feu. En même temps, des manifestations populaires massives portant des revendications démocratiques et non confessionnelles ont eu lieu ces deux derniers vendredis (31 décembre et 6 janvier) dans les territoires libérés, profitant de l’arrêt partiel des hostilités.

Le peuple kurde sacrifié une fois de plus

Peu de jours après l’annonce officielle de la prise de contrôle d’Alep par le régime, le 29 décembre 2016, des responsables militaires russes ont organisé une réunion dans leur base aérienne de Hemeimem (en Syrie) avec divers représentants des mouvements kurdes, dont ses deux principales composantes, le PYD et le Conseil National Kurde, pour discuter des relations futures entre eux et le régime d’Assad.

Le régime de Damas a soumis une liste de conditions cadres afin de fixer les relations entre lui et l’enclave kurde, qu’il a refusé jusqu’ici de reconnaître: soutien des mouvements kurdes à Bachar al-Assad aux prochaines élections, abandon de leur demande principale d’établir un système fédéral en Syrie, hissage du drapeau syrien sur tous les bâtiments et bureaux gouvernementaux et publics des régions à majorité kurde contrôlées actuellement par le PYD. En contrepartie, le régime ne réprimerait pas les mouvements kurdes, tandis que certaines demandes de leurs partis seraient discutées, sans garantie de réalisation. Sentant le vent tourner en leur défaveur, les autorités kurdes du PYD avaient déjà annoncé la suppression du mot Rojava – qui signifie Kurdistan occidental en kurde – du nom officiel de la fédération du nord de la Syrie la veille des négociations. Des informations ont fait aussi état du départ des forces armées du PYD des quartiers kurdes d’Alep qu’ils contrôlaient suite à un ultimatum de Damas.

L’avenir des peuples en lutte (arabes, kurdes, etc.) en Syrie s’obscurcit chaque jour un peu plus, malgré des résistances populaires démocratiques locales qui se poursuivent, à la fois contre le régime et contre les mouvements islamiques fondamentalistes. A nouveau, le cas de la Syrie a démontré la cécité de ceux qui pensent pouvoir conclure des accords stratégiques avec des Etats impérialistes ou des puissances régionales pour faire avancer la lutte pour l’émancipation des classes populaires.

Joseph Daher