Chypre

Chypre : Vers de nouveaux accords sans les protagonistes

Cela fait 60 ans que grandes puissances et impérialismes régionaux prétendent trouver une «solution» de réconciliation entre Gréco et Turco-chypriotes. Or, la haine nationaliste n’a jamais été une prédisposition des gens ordinaires mais découle de rivalités géostratégiques.


Vue de la base aérienne d’Akrotiri, territoire sous contrôle britannique au sud de l’île de Chypre – Alex Scott

Lausanne En 1923, les puissances ayant entériné en 1920 l’accord Sykes-Picot et sa ligne qui hante le Moyen-Orient, signèrent le traité de Lausanne, qui re-­réglera la répartition d’une partie de l’ancien Empire ottoman. Les «Alliés» sacrifient Kurdes et Arménien·ne·s et en échange obtiennent Chypre et des gains territoriaux au Moyen-­Orient. En même temps, ils provoquent l’échange, baïonnette dans le dos, de deux millions des personnes entre Grèce et Turquie. Depuis, et jusqu’en 1960, Chypre restera une colonie britannique, dotée d’une constitution qui a posé les fondations de haine entre les deux communautés.

La réalité, d’en haut et d’en bas

La crise économique à la fin des années vingt oblige des milliers des paysan·ne·s à abandonner leurs terres pour travailler dans les usines. Cette jeune classe ouvrière bicommunautaire défiera l’occupation britannique et le patronat à plusieurs reprises, avec des grèves de longue haleine entre 1936 et 1958.

En même temps, la stratégie du diviser pour régner pratiquée par l’Empire britannique parallèlement à son propre déclin, ouvrit la porte aux nationalismes grecs et turcs en concurrence pour la plus grande part du gâteau. Lesdites «mères patries», qui jusque-là s’en fichaient de la lutte anticoloniale débutée en 1930, s’acharnèrent à manipuler les communautés respectives.

Du côté grec, on enverra des fascistes, certifiés dans la guerre civile, pour noyer dans le sang les quartiers et villages turco-chypriotes mais aussi la gauche et le mouvement ouvrier. Du côté turc, le soutien allait à la droite turco-chypriote. Les bourgeoisies respectives développées entre 1930-1960 sur l’île n’en étaient pas moins responsables de ce conflit. Bien qu’elles voulaient leur indépendance, la peur du mouvement ouvrier et l’ambition d’hégémonie sur l’île restaient pour elles prioritaires. Et, même si britanniques, mères patries et bourgeois locaux, se retrouvèrent souvent en conflit, ils furent toujours unis contre le mouvement ouvrier unitaire et la gauche.

Zurich En 1959, la Grande-­Bretagne fut obligée de rendre son indépendance à Chypre. Les accords de Zurich qui en résultèrent enfoncèrent le clou de la haine nationaliste. Quasiment toutes les instances juridiques, politiques, etc. furent pourvues «proportionnellement». Si on était turco-chypriote, on ne pouvait voter que pour des turco-chypriotes et vice-versa. L’accord se fondait sur le principe que les deux communautés ne pouvaient pas vivre ensemble sans un système d’équilibre imposé. En réalité, cette logique a nourri les antagonismes au lieu de les apaiser. Chaque bourgeoisie respective considérait que le moindre recul face aux droits de l’autre créerait un a priori pour plus des revendications. Même la distribution des nouveaux feux rouges faisait débat.

A Zurich, se retrouvèrent aussi les Etats grecs et turcs. En pleine guerre froide, leur objectif, mutuel mais antagoniste, visant à contrôler les portes du Moyen-Orient et devenir la frontière sud-est du bloc occidental était crucial. Cette rivalité continuera jusqu’en 1974, quand la volonté de contrôler les réserves de pétrole récemment découvertes dans les eaux internationales de la Mer Egée et les couloirs aériens vers le Moyen-Orient conduisirent les colonels grecs au pouvoir à déclencher une guerre que, contre tout pronostic, ils perdirent. Des milliers des réfugié·e·s, des morts, des familles et des amitiés déchirées. Depuis, les deux communautés vivent séparées par la «ligne verte» qui partage l’île en deux… sauf une partie.

Car, quand en 1960 les forces d’occupation britanniques ont quitté l’île, elles ne l’ont pas abandonnée complètement. A Akrotiri, au sud de l’île et à 117 km de la Syrie, la Grande-Bretagne tient toujours une base aérienne de 157 km2, très importante stratégiquement et considérée comme sol britannique. Quand les avions britanniques bombardaient Suez en 1956, l’Irak en 1991 et 2003, la Syrie et l’Irak depuis 2014, ils partaient de là. Un aéroport plus fréquenté que celui de Luton selon la RAF.

Genève Il y a quelques semaines nous nous sommes mobilisés contre Erdogan qui devrait venir se joindre aux deux délégations chypriotes, et à celles des Etats grec, turc et britannique. Les trois Etats… «garants». Pourtant, après 50 ans, l’expérience des Chypriotes dit qu’aucune de ces trois forces n’est garante de quoi que ce soit pour leur vie. D’ailleurs, ce n’est pas par hasard qu’en 2004 le «Plan Annan» de «réunification» avait été refusé.

A Genève, chaque camp tirera ses «lignes rouges». Mais les lignes rouges de celles et ceux qui noient les réfugié·e·s en Mer Egée, de celles et ceux qui nient aux Kurdes leur droit à un Etat et de ceux qui continuent à mettre le feu en Irak et en Syrie, n’ont pas un seul trait commun avec les lignes rouges des simples Chypriotes. Pour elles·eux, la seule solution, comme de nombreuses manifestations de travailleuses·eurs ces dernières années l’ont montré, c’est la lutte unitaire. Comme disait la déclaration du Forum Pan-Syndical regroupant les plus grands syndicats des deux côtés, «pour résoudre le dit ‹ conflit › un accord devrait assurer un système uniforme de relations de travail, un seul plan de sécurité sociale, un seul système de détermination des salaires, le respect absolu des droits de mouvement et d’accès à l’emploi sur toute l’île, et l’interdiction de toute discrimination en matière d’emploi et de revenu, pour des raisons d’origine ethnique, de religion, de couleur, de sexe ou d’orientation sexuelle.»

Un tel projet ne sera jamais porté par les dirigeants. Encore une fois, dans les luxueux hôtels suisses, on décide sans les protagonistes.

Dimitris Daskalakis