RIE 3

RIE 3 : Un NON de la raison et de la dignité

La 3e réforme de l’imposition des entreprises (RIE 3) est une nouvelle mesure néolibérale: le 1 % y gagnerait gros et les 99 % y perdraient le lard du chat. Elle vise à réduire massivement la contribution des grandes sociétés privées (les PME n’y gagneraient rien) au financement des services publics et des prestations sociales. Tout comme la pression sur les salaires directs et le maintien de charges patronales très faibles (en comparaison internationale), la forte réduction de la taxation des bénéfices contribuerait à accroître la ponction du capital sur les nouvelles richesses créées, au détriment du travail. Et loin de profiter aux investissements et à l’emploi, cette ponction viendrait grossir les dividendes des gros actionnaires.

Quel serait le montant de ce transfert? Nous l’avons estimé à près de 5 milliards de francs par an: 1,3 milliard pour la Confédération, 2,1 milliards pour les cantons, et 1,3 milliard pour les communes. Mais c’est sans compter sur l’impact des nouvelles déductions autorisées. Prenons l’exemple de Genève: le Conseil d’Etat annonce un taux de 13,49 % au lieu de 24,2 % (presque la moitié), et un plancher à 13 %. Mais ce qu’il ne dit pas, c’est que ce plancher ne concernerait que la part cantonale et communale de l’impôt (40 % du total). Pour la part fédérale, il n’y aurait pas de plancher, si bien que les entreprises pourraient se voir imposées en tout à 12 %, 10 %, 8 %, voire moins encore.

Le Parti socialiste suisse (PSS) et les Verts parlent d’une perte de près de 3 milliards par an. En réalité, aucun·e analyste sérieux ne peut préciser le montant annuel de ce «trou noir» fiscal. 3 milliards? 5 milliards? 7,5 milliards? On se souvient en effet que la 2e réforme de l’imposition des entreprises (RIE 2), que les autorités avaient déclarée «neutre», a fait perdre 1 milliard de francs par an à la Confédération depuis 2008. C’est pourquoi Eveline Widmer Schlumpf, ancienne responsable du Département fédéral des finances et figure de proue du Parti bourgeois démocratique (PBD), vient de déclarer au Blick qu’elle refusait d’appeler à voter oui à la RIE 3 la tête dans le sac.

Dans tous les cas, la facture sera salée pour les collectivités publiques. En effet, personne ne peut mesurer l’impact cumulé des baisses de taux et des nouvelles déductions, qui permettraient de soustraire au fisc les bénéfices réalisés sur les brevets ou «droits équivalents» (patent box), le 150 % des frais de recherches et développements effectués en Suisse, et les intérêts que les fonds propres de la société ne pourraient pas engranger sur les marchés des capitaux… In fine, la part des profits soumise à l’impôt pourrait ainsi être réduite de 80 %. Donc, si les taux chutaient de 30 à 50 %, et que l’assiette fiscale était réduite de 50 à 80 %, les recettes finales pourraient plonger de 60 à 90 %!

Face à un tel «Big bang», pour reprendre les termes du fiscaliste Xavier Auberson, le Parti socialiste suisse (PSS) appelle à voter non, et nous nous en félicitons. Toutefois, il plaide pour un refus de circonstance. A écouter Christian Levrat sur Infrarouge, ce n’est pas tant parce que le PSS est contre la réduction de l’imposition des bénéfices qu’il s’oppose à la RIE 3, mais parce que son appel à un «compromis» n’a pas été entendu par la droite. Il nous joue la même musique que pour le paquet Berset sur les retraites: si la droite se rallie au «compromis du Conseil des Etats», même si elle maintient l’élévation de l’âge de la retraite des femmes à 65 ans et la baisse de 12 % du taux de conversion du 2e pilier, le PSS et l’Union syndicale suisse (USS) ne lanceraient pas de référendum…

On nous objectera que les rapports de force doivent nous inciter au «réalisme». Mais de quoi parle-t-on? Qu’il faille se battre et obtenir des compromis, voilà bien le b.a.-ba d’une politique d’opposition. Mais à deux conditions: mener la lutte en amont de ces compromis et ne jamais renoncer à défendre publiquement l’horizon qui est le nôtre. Dans le cas de l’imposition des entreprises, la gauche aurait dû revendiquer l’alignement des taux de toutes les sociétés sur le régime fiscal ordinaire, soit 18 % en moyenne Suisse, déjà bien inférieur à celui des pays voisins, sans déductions supplémentaires. L’OCDE et l’Union européenne ne demandaient rien d’autre.

Considérons enfin les millions de francs engloutis par les privilégié·e·s pour acheter notre oui, à tel point qu’on ne sait plus où poser le regard dans nos villes sans tomber sur une publicité pour la RIE 3, et qu’on ne peut plus écouter de musique sur Youtube sans entendre une voix suave nous inciter à voter oui… pour les PME, pour l’emploi. Ne serait-ce que par dignité, parce que nos voix ne sont pas à vendre, montrons-­leur, ce 12 février, que les 99 % ont la capacité de refuser une intimidation aussi obscène en disant non à un nouvel accroissement des privilèges pour le 1 %.

Jean Batou