Mentir au travail

Le mensonge est une pratique courante dans la vie politique, chaque nouvelle élection ou votation nous habituant à entendre des demi-vérités, des omissions, des statistiques trompeuses.

Mais le recours aux contre-vérités s’installe aussi dans le monde du travail.

En 2015, le scandale Volkswagen a montré que dans la course à la compétitivité, tous les coups sont permis. Pour rappel, le groupe Volkswagen, de 2009 à 2015, a mis au point un logiciel espion pour limiter les émissions polluantes de ses moteurs diesel et essence lors des tests d’homologation et pouvoir ainsi se déclarer écologiste. Ensuite, le mécanisme anti-­pollution se désactivait et le véhicule libérait davantage de gaz polluants.

Si le président du groupe a dû démissionner après les révélations sur la fraude, on a du mal à imaginer que d’autres personnes n’ont pas participé activement ou sous la contrainte à la duperie: direction, service du marketing, avocat·e·s, ingénieur·e·s, informaticien·ne·s, jusqu’aux ouvriers·ères installant le logiciel. Les employé·e·s sont alors confrontés, à l’insu de leur propre gré, à une forte contradiction: pouvoir se reconnaître dans un travail de qualité, tout en sachant qu’on participe d’une tromperie généralisée, dont les profits iront principalement aux actionnaires.

En fait, toutes les industries automobiles ont recouru à plus ou moins de tricheries, en passant par exemple les tests antipollution dans des conditions de laboratoire qui ne correspondent pas à la réalité de la conduite. A peine cinq semaines après les révélations sur la fraude de Volkswagen, les Etats membres de l’Union ont choisi d’alléger les normes des tests antipollution pour les voitures.

En octobre de cette année, on apprenait aussi qu’Areva, le fabricant, fournisseur et parfois gérant des centrales nucléaires françaises, mentait depuis des décennies et que les falsifications étaient une «pratique historique» de l’entreprise. Au total, 430 dossiers se sont révélés falsifiés dans une vingtaine de réacteurs français – et suisses – en avril 2016.

La triche comme stratégie de vente

Mais de fait, le mensonge et la tricherie sont omniprésents dans l’entreprise; le personnel est souvent amené à abuser les clients. Si les directions ne poussent pas ouvertement leurs employé·e·s à mentir, la course à la performance et les primes qui y sont associées imposent en quelques sorte le mensonge.

Dans son livre Mentir au Travail (PUF, 2015), Duarte Rolo a enquêté dans des centres d’appels téléphoniques. A l’origine, ces centres étaient là pour porter assistance au client. Aujourd’hui, la vente prime sur le service. Les employé·e·s doivent pousser le client à contracter de nouveaux services: nouveau téléphone, nouveau forfait, option supplémentaire. L’opérateur est tenu à «rebondir» à chaque nouvel appel pour placer un produit et les directions demandent que dans 25 % des cas une nouvelle vente soit effectuée. Les personnes sont alors amenées à tricher: omettre des informations au client, souscrire des options payantes dans les dossiers informatiques à son insu, forcer le placement de produits ou de services dont on sait à l’avance qu’ils n’auront aucune utilité. Plus le vendeur ou la vendeuse triche et du coup «vend», plus sa prime est élevée et plus il·elle est reconnu par sa hiérarchie.

Ces mêmes «magouilles» sont largement utilisées pour tous placements de produits: assurances, sécurité, abonnements à des journaux, placements bancaires.

Les témoignages qui suivent en donnent quelques exemples. Dans le secteur bancaire, la culture de la performance peut conduire certains agents à des «débordements» ou «dérapages». «La direction instaure des ‹ temps forts ›. C’est-à-dire que pendant une période, nous avons des objectifs chiffrés sur certains produits à vendre aux clients. A cela, s’ajoutent les ‹ temps chauds › mis en place par les petits chefs. Mais 300 000 euros de crédits à la consommation à faire en une semaine, c’est impossible! explique une employée de la Caisse d’épargne. ‹ Certes, officiellement, la direction dit qu’il faut proposer des produits adaptés aux gens, mais dans les faits, elle nous pousse à vendre toujours plus. On en arrive à vendre une garantie prévoyance à une personne âgée qui n’a pas d’héritier! ›» (Cité dans le journal Libération 23 septembre 2015)

«En tant que commercial lorsque j’appelle un·e potentiel·le futur·e client·e, je lui raconte: ‹ Vous devriez prendre une vidéo surveillance pour votre maison. Nous avons noté une augmentation des cambriolages dans votre quartier ›. Je n’ai pourtant jamais vu de chiffres sur les cambriolages dans le secteur.» (Cité dans libellulesmagazine.net, novembre 2015)

L’impact des mensonges

Ces mensonges indirectement demandés par l’entreprise ont des conséquences importantes au niveau de la santé: on demande aux salarié·e·s d’atteindre des scores sans vouloir savoir par quelles méthodes ils·elles y arrivent. Ainsi, les salarié·e·s sont pris entre leurs objectifs commerciaux et leur éthique professionnelle. Duarte Rolo parle de souffrance éthique, d’autant plus pernicieuse que les employé·e·s ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes. Ce mensonge, qui s’oppose aux valeurs de beaucoup de salarié·e·s, peut être destructeur et amener à la dépression voire au suicide.

Plus généralement, cette culture commune du mensonge, cette ère «post-truth», est étroitement liée au cynisme généralisé, pouvant amener à des comportements délétères: «qu’importe si je mens, si je magouille, puisque ça marche». Peu à peu pourrait alors s’installer une forme de «banalité du mal», qui selon Hanna Arendt fait le lit des totalitarismes.

Viviane Gonik

Cet article est paru originalement dans Le Courrier