Quelle radicalité à gauche?

Au début des années 1990, les militant·e·s qui ont fondé solidaritéS avaient acquis la conviction que l’espace politique de la social-­démocratie réformiste d’après-guerre avait pratiquement disparu, compte tenu des nouvelles exigences du capitalisme. Pour dire les choses autrement: la défense de «l’Etat providence» n’était plus une question de rapport de forces à l’échelon national, parce que celle-ci était devenue incompatible avec les contraintes lourdes d’un hardware mondialisé, à dominante financière, dont les «politiques» néolibérales n’étaient que le software.

Vingt-cinq ans plus tard, ce diagnostic s’est largement vérifié, ce dont témoigne aujourd’hui la crise généralisée de la social-démocratie, en mue vers la formation de partis centristes, sociaux-libéraux sur le plan économique et libéraux sur le plan sociétal: le Parti démocrate italien, le PASOK grec, le PSOE espagnol et le Parti socialiste français de Hollande et Valls montrent le chemin depuis plusieurs années… Pour autant, le discours sur la résistance aux «injonctions de la finance globalisée» n’est pas devenu le monopole des anticapitalistes, loin s’en faut.

Ce sont d’abord diverses variantes de la droite populiste et de l’extrême droite, qui se sont efforcées de récupérer les thématiques souverainistes, étatistes et sociales de la «vieille gauche» social-démocrate et eurocommuniste en prétendant défendre les intérêts nationaux du «peuple» contre ceux des «élites mondialisées». Le Front National de Marine Le Pen et Florian Philippot n’a-t-il pas précisément adopté cette rhétorique à l’occasion des dernières présidentielles françaises?

Mais en même temps, avec un bonheur inégal, des secteurs issus de la social-démocratie (Jeremy Corbyn en Angleterre, Jean-Luc Mélenchon ou Benoît Hamon en France), de l’euro­communisme (Alexis Tsipras en Grèce), voire des courants influencés par l’expérience de la révolution bolivarienne (Iñigo Errejón et Pablo Iglesias en Espagne), ont tenté ou tentent aujourd’hui de décliner des stratégies de réarmement politique, fondées sur ce que les médias ont taxé de «populisme de gauche».

Cette perspective avait été défendue depuis plus de 30 ans par deux politistes post-marxistes, l’Argentin Ernesto Laclau (décédé en 2014) et la Belge Chantal Mouffe, dont le logiciel intellectuel assez touffu n’était guère sorti jusqu’ici des cercles académiques. Leurs ouvrages principaux, d’une lecture assez ardue, ont d’ailleurs été traduits en français assez récemment, avec beaucoup de retard. Aujourd’hui pourtant, les grands médias n’ont de cesse de les invoquer à toutes les sauces.

Au populisme de droite, qui rejette «le consensus des élites» au nom d’un discours souverainiste identitaire, ils opposent un populisme de gauche qui le réfute aussi, mais pour «construire un peuple» – c’est le titre du livre d’entretiens que Chantal Mouffe et Iñigo Errejón ont publié en commun (trad. française, 2017) – en exprimant et en articulant les antagonismes qui le traversent. Si la droite populiste a gagné aujourd’hui une large audience, c’est qu’elle a su se poser en alternative à «la confiscation de la démocratie par les élites». La gauche, expliquent-ils, doit en faire de même, à sa manière, en «radicalisant la démocratie».

Cette approche théorique envahit aujourd’hui le débat public parce qu’elle comble un vide: la colère populaire qui monte, notamment en Europe, est en effet orpheline d’un horizon de rupture, celui qu’avait incarné le socialisme ou le communisme au 20e siècle. La «démocratie radicale» de Chantal Mouffe lui assigne dès lors des objectifs plus limités, qu’elle défend comme stratégie de rechange pour la gauche. Ainsi, en proposant de reconstruire un protagonisme populaire n’évacuant pas le conflit, tente-t-elle de réenchanter, dans le champ politique, en période de crise, le projet réformiste que la social-démocratie d’après-guerre avait promu dans le champ social et économique, avec «l’Etat Providence» et «l’économie sociale de marché», en période de haute conjoncture.

Comment pouvons-nous répondre à ce défi? D’abord en ne rejetant pas ce discours en bloc, parce qu’il fait l’impasse – c’est un fait! – sur la nature du système capitaliste et sur les contradictions de classe qu’il tend aujourd’hui inexorablement à exacerber. Car en posant l’antagonisme et le conflit au cœur du discours politique de gauche, il peut ouvrir la voie à son réarmement idéologique. A condition bien sûr que les anticapitalistes soient partie prenante de ces expériences politiques «grandeur nature» sans pour autant abandonner leur critique radicale d’un système destructeur, générateur d’inégalités sociales, de déséquilibres environnementaux et de violences guerrières.

Jean Batou